Résumé : en 1993, Bernard Lewis se fait piéger par le journaliste Jean-Pierre Péroncel-Hugoz (qui évolue alors vers l’extrême droite), qui l’interroge sur la question arménienne ; il est poursuivi au pénal, notamment par le Comité de défense de la cause arménienne, lequel sait qu’il va perdre, mais veut, par cette défaite, provoquer le vote d’une loi liberticide ; il est aussi poursuivi au civil trois fois ; deux des procédures échouent, l’autre réussit contre le professeur Lewis, non à cause du contenu de ses déclarations mais de certaines formulations, et cela au nom d’une jurisprudence qui a cessé d’exister en 2005.
« Un entretien avec
Bernard Lewis », Le Monde, 16
novembre 1993 :
« Bernard Lewis est aujourd'hui l'orientaliste anglo-saxon le plus en
vue, comparable en France à des savants comme Jacques Berque ou Maxime Rodinson
(lequel préfaça en 1982 le célèbre essai de B. Lewis, les Assassins, éditions
Berger-Levrault). Une dizaine de ses ouvrages ont été traduits en français,
notamment Juifs en terre d'islam
(Calmann-Lévy), Comment l'islam a
découvert l'Europe (La Découverte) et Islam
et laïcité (Fayard). […]
[Jean-Pierre Péroncel-Hugoz] Si la Turquie est dans l’Europe, cela
veut dire que tous les Turcs peuvent y venir, s’ils le veulent...
[Bernard Lewis] Je ne nie pas que c’est un problème très
sérieux pour l’Europe... mais aussi une question fondamentale pour la Turquie.
Dans la Conférence des États islamiques, il y a 51 membres et pratiquement un
seul y est doté d’un système démocratique : la Turquie...
[Jean-Pierre Péroncel-Hugoz] Pourquoi les Turcs refusent-ils toujours
de reconnaître le génocide arménien ?
[Bernard Lewis] Vous voulez dire reconnaître la version
arménienne de cette histoire ? Il y avait un problème arménien pour les Turcs à
cause de l’avance des Russes et d’une population anti-ottomane en Turquie, qui
cherchait l’indépendance et qui sympathisait ouvertement avec les Russes venus
du Caucase. Il y avait aussi des bandes arméniennes — les Arméniens se vantent
des exploits héroïques de la résistance —, et les Turcs avaient certainement
des problèmes de maintien de l’ordre en état de guerre. Pour les Turcs, il
s’agissait de prendre des mesures punitives et préventives contre une
population peu sûre dans une région menacée par une invasion étrangère. Pour
les Arméniens, il s’agissait de libérer leur pays. Mais les deux camps
s’accordent à reconnaître que la répression fut limitée géographiquement. Par
exemple, elle n’affecta guère les Arméniens vivant ailleurs dans l’Empire
ottoman.
Nul doute que des choses terribles ont eu lieu, que de nombreux Arméniens —
et aussi des Turcs — ont péri. Mais on ne connaîtra sans doute jamais les
circonstances précises et les bilans des victimes. Songez à la difficulté que
l’on a de rétablir les faits et les responsabilités à propos de la guerre du
Liban, qui s’est pourtant déroulée il y a peu de temps et sous les yeux du
monde ! Pendant, leur déportation vers la Syrie, des centaines de milliers
d’Arméniens sont morts de faim, de froid… Mais si l’on parle de génocide, cela
implique qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir
systématiquement la nation arménienne. Cela est fort douteux. Des documents
turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination. »
« Arméniens
— Les explications de Bernard Lewis », Le Monde, 1er janvier 1994 :
« Les vues exprimées par Bernard Lewis, dans son entretien au Monde du
16 novembre, sur le drame des Arméniens de Turquie à la fin de la première
guerre mondiale avaient suscité de vives réactions, notamment celle d'un groupe
d'historiens (le Monde du 27
novembre) [aucun des historiens en
question n’est spécialiste d’histoire turque ou ottomane, et le meneur n’est
autre que l’urologue Yves Ternon, qui n’a pas hésité — par exemple — à falsifier ce qu’a écrit l’historien britannique Arnold Toynbee sur les pertes subies par les Arméniens ottomans, et à
colporter des contrevérités sur Kars
en 1920 et sur l’incendie
d’İzmir].
L'orientaliste précise ici sa pensée.
Je voudrais expliquer mes vues sur les déportations d'Arménie de 1915, de
manière plus claire et plus précise qu'il n'était possible dans un entretien
nécessairement sélectif. Nombre de faits sont toujours très difficiles à
établir avec certitude. Ma référence au Liban ne visait pas à établir une
quelconque similitude entre les deux cas, mais à indiquer la difficulté qu'il y
a à déterminer et à évaluer le cours des événements dans une situation complexe
et confuse. La comparaison avec l'Holocauste est cependant biaisée sur
plusieurs aspects importants.
1) Il n'y a eu aucune campagne de haine visant
directement les Arméniens, aucune démonisation comparable à l'antisémitisme en
Europe.
2) La déportation des Arméniens, quoique de grande
ampleur, ne
fut pas totale, et en particulier elle ne s'appliqua pas aux deux grandes
villes d'Istanbul et d'Izmir.
3) Les actions turques contre les Arméniens, quoique
disproportionnées, n'étaient pas nées de rien. La peur d'une avancée russe dans
les provinces orientales ottomanes, le fait de savoir que de nombreux Arméniens
voyaient les Russes comme leurs libérateurs contre le régime turc et la prise
de conscience des activités
révolutionnaires arméniennes contre l'Etat ottoman : tout cela contribua à
créer une atmosphère d'inquiétude et de suspicion, aggravée par la situation de
plus en plus désespérée de l'Empire et par les névroses — ô combien habituelles
— du temps de guerre. En 1914, les
Russes mirent sur pied quatre grandes unités de volontaires arméniens et
trois autres en 1915. Ces unités regroupaient de nombreux Arméniens ottomans,
dont certains étaient des personnages publics très connus [allusion, notamment, à Garéguine Pasdermadjian].
4) La déportation, pour des raisons criminelles,
stratégiques ou autres, avait été pratiquée pendant des siècles dans l'Empire
ottoman. Les déportations ottomanes ne visaient pas directement et
exclusivement les Arméniens. Exemple : sous la menace de l'avancée russe et de
l'occupation imminente de cette ville, le gouverneur ottoman de Van évacua à la
hâte la population musulmane et l'envoya sur les routes sans transports ni
nourriture, plutôt que de la laisser tomber sous la domination russe. Très peu
de ces musulmans survécurent à cette déportation “amicale”.
5) Il n'est pas douteux que les souffrances endurées
par les Arméniens furent une
horrible tragédie humaine qui marque encore la mémoire de ce peuple comme
celle des juifs l'a été par l'Holocauste. Grand nombre d'Arméniens périrent de
famine, de maladie, d'abandon et aussi de froid, car la souffrance des déportés
se prolongea pendant l'hiver. Sans aucun doute, il y eut aussi de terribles
atrocités, quoique
pas d'un seul côté, comme l'ont montré les rapports des missionnaires
américains avant la déportation, concernant notamment le sort des villageois
musulmans dans la région de Van tombés aux mains des unités de volontaires
arméniens.
Mais ces événements doivent être vus dans le contexte d'un combat, certes
inégal, mais pour des enjeux réels, et d'une inquiétude turque authentique —
sans doute grandement exagérée mais pas totalement infondée — à l'égard d'une
population arménienne démunie, prête à aider les envahisseurs russes. Le
gouvernement des Jeunes Turcs à Istanbul décida de résoudre cette question par
la vieille méthode — souvent employée — de la déportation.
Les déportés durent subir des souffrances effrayantes, aggravées par les
conditions difficiles de la guerre en Anatolie, par la médiocre qualité — en
l'absence pratiquement de la totalité des hommes valides mobilisés dans l'armée
— de leurs escortes et par les méfaits des bandits et de bien d'autres qui
profitèrent de l'occasion. Mais il n'existe aucune preuve sérieuse d'une
décision et d'un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation
arménienne. »
« Au
tribunal de Paris Le Comité de défense de la cause arménienne poursuit “le
Monde” pour deux articles “négationnistes” », Le Monde, 16 octobre 1994 :
« La dix-septième chambre du tribunal correctionnel de Paris a
examiné, vendredi 14 octobre, la plainte pour “négationnisme” déposée par le
Comité de défense de la cause arménienne [créé en 1965 par la Fédération
révolutionnaire arménienne], contre l'islamologue anglo-américain Bernard
Lewis et le journal le Monde, qui a
reproduit à deux reprises ses propos contestant la réalité du génocide arménien
dans une interview de portée générale sur l'Islam, publiée le 16 novembre 1993,
et une lettre “explicative” publiée dans le courrier des lecteurs du 1er janvier
1994.
Le comité avait d'abord hésité à engager des poursuites, compte tenu de la
difficulté d'étayer sa plainte sur le plan juridique et craignant qu'un
éventuel échec judiciaire ne soit exploité par la Turquie. Ayant décidé de
s’opposer aux “négationnistes”,
il a finalement fait de l'audience une tribune historique et du procès Lewis un
“enjeu majeur pour le peuple arménien”. Trois
autocars sont venus de Lyon et plusieurs centaines d'Arméniens ont suivi les
débats à l'intérieur comme aux abords du palais de justice de Paris, placé
sous haute surveillance policière. […]
Revenant à la qualification juridique de la plainte contre l'islamologue, Me
Yves Baudelot, l'avocat du Monde, a
fait remarquer qu'elle se fonde sur un article de la loi Gayssot qui réprime la
contestation des crimes contre l'humanité selon la définition établie pour le
procès de Nüremberg, c'est-à-dire commis durant la
seconde guerre mondiale. »
« Les
actions engagées par les parties civiles arméniennes contre “le Monde”
déclarées irrecevables par le tribunal de Paris », Le Monde, 27 novembre 1994 :
« Dans un jugement du 18 novembre, la dix-septième chambre du tribunal
correctionnel de Paris a déclaré irrecevables les actions engagées pour
“négationnisme” par les parties civiles arméniennes à l'encontre du Monde [et de Bernard Lewis]. Ces parties
civiles, et notamment le Comité de défense de la cause arménienne [l’autre étant l’Union des médecins arméniens de France, l’UMAF, à l’époque proche du Front national], contestaient
les propos de l'islamologue anglo-américain Bernard Lewis, qui avait notamment
affirmé, dans un entretien accordé au Monde,
qu'il n'y avait pas de “preuves sérieuses” d'un plan du gouvernement ottoman
visant à exterminer la nation arménienne (le
Monde du 17 octobre). Pour des raisons juridiques, le tribunal a estimé que
les parties civiles arméniennes n'avaient pas “intérêt à agir”. »
Daniel Bermond,
« L’affaire Bernard Lewis », L’Histoire,
n° 192, octobre 1995 :
« Le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) engagea des
poursuites contre Bernard Lewis, en se fondant sur la loi Gayssot de juillet
1990, pour “contestation de crimes contre l’humanité”, devant la 17e chambre
de tribunal correctionnel de Paris. Mais les plaignants furent déboutés le 18
novembre 1994, les magistrats jugeant que les poursuites pour négationnisme ne
s’appliquent qu’aux crimes contre l’humanité “commis pendant la dernière guerre
mondiale par des organisations ou des personnes agissant pour le compte des
pays européens de l’Axe”. Il n’y a donc pas eu délit au sens juridique de ce
terme. »
« Dialogue
avec le public », dans Comité de défense de la cause arménienne
(dir.), L’Actualité du génocide des
Arméniens, Créteil, Edipol, 1999, p. 365 :
« Question. Comment faire pour que l’arménien devienne un moteur, un
élément dynamique, et cesse d’être une source de souffrance et
d’angoisse ?
[…]
[…]
Quand l’article de Bernard Lewis est sorti dans Le Monde, j’ai vu beaucoup d’Arméniens qui étaient furieux ;
j’ai en effet transmis mes félicitations au journaliste Jean-Pierre
Péroncez-Hugoz, parce qu’il a fait se démasquer Bernard Lewis. »
ð
Remarquons
ici que, dans les années 1990, M. Péroncel-Hugoz était au milieu d’une
évolution idéologique qui l’a finalement conduit à préfacer, en 2004, un livre
violemment antiturc (La Turquie en
Europe, un cheval de Troie islamiste ?) du pamphlétaire Marc d’Anna,
alias Alexandre
del Valle, issu de l’extrême
droite radicale.
Bernard Lewis, Notes on a
Century. Reflection of a Middle East Historian, Londres, Weidenfeld &
Nicolson, 2012, pp. 288-290 :
« Ce furent ces déclarations qui conduisirent à quatre procédures
judiciaires, deux au pénal et deux au civil, découlant de mon entretien et de la discussion
qui a suivi. Trois actions étaient dirigées contre Le Monde et moi ; l’action civile restante [engagée par Patrick
Devedjian au nom du Forum des associations arméniennes] était dirigée contre
moi seul. Elles avaient en commun de me présenter comme coupable d’une
infraction de type “négationnisme”, une infraction en droit français. Le [premier]
jugement [au pénal] a été prononcé le 18 novembre 1994. The Armenian Report International du 20 octobre 1994 : “Il est
improbable que Le Monde, le
professeur Lewis, ou les deux à la fois soient condamnés, quand bien même le
tribunal affirmerait que le génocide arménien est un fait ; la raison en est
que la loi française adoptée en 1990, dite Gaysod [sic] interdit la publication
de toute littérature questionnant la véracité du génocide ne concerne que
l'holocauste juif commis durant la Seconde Guerre mondiale. Les poursuites
engagées par le Comité de défense de la cause arménienne visait finalement à obtenir
le vote d’une loi similaire en France, un texte qui s’appliquerait au génocide
arménien.” Mon entretien et moi, avons été utilisés pour atteindre cet objectif.
Les tribunaux [17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris
et 1re chambre civile] ont rejeté les trois actions qui visaient à
la fois Le Monde et moi et n’ont
donné qu’en partie raison à mes adversaires dans l'action civile dirigée contre
moi seul. Mes amis français étaient pour la plupart de l’avis que tout
l'entretien et ce qui s’en est suivi formaient un piège délibéré. Le cours des
événements qui s'ensuivirent donne une plausibilité considérable à cette explication
[voir ci-dessus]. Le tribunal [la 1re
chambre civile] a explicitement rejeté toute intention “d'arbitrer et de
trancher” des polémiques historiques et les controverses et a statué qu’“il
n'appartient pas au tribunal d'évaluer et dire si les massacres commis de 1915
à 1917 contre les Arméniens constituent ou non le crime de génocide tel que
défini par la loi.” Mais selon les juges, je devais le faire même dans le cadre
étroit d’un entretien accordé à un journal. Mes adversaires, en revanche, même
dans les livres et des articles, disposant d'un vaste espace à leur
disposition, étaient libres d'ignorer un tel argument ou une telle preuve et
même d'exiger sa suppression et la punition de ceux qui l'avaient présenté.
Plus précisément, ils restent libres de maintenir leur mépris total des masses
de documents publiés, ainsi que les nombreuses études et monographies publiées
par des savants de nombreuses nationalités et d’allégeances différentes ou n’en ayant aucune, à moins qu’ils n'acceptent et réaffirment totalement le point de
vue que les partisans de la qualification de génocide ont maintenu inchangé depuis trois quarts de
siècle.
Il n’y a pas de limite s’il s’agit de faire souffrir les sentiments des Turcs,
soit en nommant et en condamnant comme telle la “version turque”, par des
accusations de génocide dirigées non seulement contre les auteurs présumés mais
contre toute la nation, passée et présente, soit en niant ou en approuvant
les massacres de Turcs, Kurdes et autres villageois musulmans par la guérilla
arménienne. »
ð
Ici,
des explications s’imposent. Il a été déjà été vu plus haut pourquoi les actions
au pénal (notamment celle engagée par le Comité de défense de la cause
arménienne) ont été rejetées ; mais il faut préciser ce qu’il en est au
civil. De 1951 à 2005, la Cour de cassation a autorisé l’utilisation de l’article
1382 (devenu depuis 1240) du code civil (qui spécifie que tout dommage doit
être réparé) pour restreindre la liberté d’expression entre personnes physiques ;
qu’un manque de prudence dans une étude historique, par exemple, pouvait
constituer une faute civile. L’arrêt du 27
septembre 2005 a mis fin d’un coup à cette jurisprudence. Cette nouvelle position
a été réitérée par l’arrêt du 6
octobre 2011, et de manière encore plus nette par celui du 10 avril
2013. Récemment encore, l’arrêt du 25
mars 2020 a réaffirmé cette exclusion.
Cela dit, même avec l’interprétation ancienne de l’article
1382, Bernard Lewis aurait pu et dû être relaxé, s’il avait davantage répondu,
par exemple en faisant valoir que l’ONU n’a
jamais « reconnu le génocide arménien » ; et que le vote du Parlement
européen, en 1987, a été extorqué par
la menace des bandes mobilisées par le
néofasciste Patrick Devedjian.
Jean-Noël Jeanneney, Le Passé dans le prétoire. L’historien, le
juge et le journaliste, Paris, Le Seuil, 1998, pp. 41-42 :
« Précisément parce qu’il ne se veut à aucun prix historien, le juge
se refuse à taxer Bernard Lewis directement de mensonge (“il n’est pas contestable,
dit-il, que [celui-ci] puisse soutenir sur cette question une opinion
différente de celle des associations défenderesses”). Mais, parce que se
référant à l’autorité des instances internationales (qui ont-elles-mêmes choisi
leurs historiens) [allusion du Parlement
européen, dont le vote fut extorqué par la menace physique] il souhaite le
faire tout de même à travers elles, il est contraint de se placer uniquement
sur le terrain de la méthode, où il se trouve assez faible. Car il est
difficile de soutenir que Lewis d ’une part “ait omis des événements [...]
rencontrant l’adhésion [la formule est curieuse] de personnes qualifiées” — il
les a différemment éclairés —, d ’autre part qu’il n ’ait pas tenu compte de
l’opinion opposée, ni dans l’interview ni dans sa réponse aux trente
intellectuels où derechef il contestait, à l’origine de “cette horrible tragédie
humaine”, l’existence “d’une décision et d’un plan d ’ensemble du gouvernement
ottoman visant à exterminer la nation arménienne”, parce qu’il n’en existerait
aucune “preuve sérieuse” — comment pourrait-il
les contester s’il ne les évoquait pas ? »
Madeleine Rebérioux,
« Les Arméniens, le juge et l’historien », L’Histoire, n° 192, octobre 1995 :
« Deux remarques. L’article 1382 du Code civil, invoqué pour
poursuivre Lewis dès lors que la voie pénale était bouchée, est d’un maniement
bien difficile. La notion de "dommage" sur laquelle il repose -causer
à autrui un dommage oblige le responsable à le réparer-, de quels dangers
n’est-elle pas chargée dès lors qu’on entend à la parole, à la communication
écrite, à l’article de journal, à l’espace public en somme où le débat a
normalement lieu, où la cité s’organise et s’énonce ! C’est la liberté
d’expression qui peut être remise en question : elle, que nous considérons, en
démocratie, comme un élément fondamental du jeu politique ; prenons donc garde,
fût-ce au nom d’une communauté blessée, de ne pas déclarer "fautifs"
des propos qui relèvent de cette liberté essentielle.
Surtout lorsque les propos tenus émanent d’un historien. Or, c’est ici que
le jugement rendu contre Bernard Lewis apparaît bien roué, ou tortueux : d’une
part le tribunal affirme que "l’historien a toute liberté d’exposer les
faits". D’autre part, on lui reproche de ne pas les avoir tous exposés :
élève Lewis, au bonnet d’âne ! En somme, ce qui est accordé à l’historien d’une
main lui est retiré de l’autre. Au juge d’en juger. Non point, bien sûr — le
prétoire ne s’y prête guère —, au terme d’un libre débat entre savants, mais à
la suite d’une discussion entre avocats.
Bref, si nous laissons les choses aller d’un aussi bon train, c’est dans
l’enceinte des tribunaux que risquent désormais d’être tranchées des
discussions qui ne concernent pas seulement les problèmes brûlants
d’aujourd’hui, mais ceux, beaucoup plus anciens, ravivés par les mémoires et
les larmes.
Il est temps que les historiens disent ce qu’ils pensent des conditions
dans lesquelles ils entendent exercer leur métier. Fragile, discutable,
toujours remis sur le chantier -nouvelles sources, nouvelles questions-, tel
est le travail de l’historien. N’y mêlons pas dame Justice : elle non plus n’a
rien à y gagner. »
Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire. Édition
augmentée, Paris, Le Seuil, 2010, pp. 335-336 :
« Il ne s’agissait pas là d’un
négationnisme, car il ne mettait nullement en cause la réalité de ce
massacre ni son caractère de masse ; la discussion portait sur le terme
“génocide”. Pour B. Lewis, ce terme impliquait une décision d’anéantir le
peuple arménien comme tel [c’est la
définition de l’ONU], décision qui ne lui apparaissait pas établie par les
documents. On peut juger cette définition du terme “génocide” pertinente ou
trop rigoureuse, c’est un autre débat. L’intéressant, pour notre propos, est
que la déclaration de B. Lewis fut ressentie comme un affront par les associations
arméniennes qui l’attaquèrent en justice pour “faute génératrice d’une atteinte
très grave au souvenir fidèle, au respect et à la compassion dus aux survivants
et à leurs familles”. Le devoir de
mémoire entre ici en conflit avec le travail de l’histoire : à
certains moments et dans certaines circonstances, tout se passe comme si la
condamnation d’un fait interdisait sa discussion. Tant les exigences de la
raison et de la connaissance sont difficiles à concilier avec celles du
jugement moral et du cœur.
On touche ici à la dernière
contradiction : celle du particulier et de l’universel. Le devoir de
mémoire coïncide généralement avec une affirmation
identitaire ; il vise un événement considéré comme fondateur par un
groupe. Par là, il exclut potentiellement ceux qu’il ne concerne pas
directement. À l’horizon
du devoir de mémoire, s’esquisse la possibilité d’un
repli du groupe sur lui-même, l’interdiction faite aux autres d’exprimer
autre chose qu’un acquiescement, voire l’affirmation qu’il est impossible aux
autres d’entrer dans cette mémoire : “Vous n’êtes pas ceci ou cela, donc
vous ne pouvez pas comprendre.” »
Guy Pervillé, « Sur la "réécriture de l’histoire" (1998) »
« En vertu de ces articles, le 21 juin 1995, Bernard Lewis a été condamné à payer des dommages et intérêts au Forum des associations arméniennes et à la LICRA., pour avoir “occulté les éléments contraires à sa thèse », pour s’être exprimé « sans nuances sur un sujet aussi sensible”, et pour avoir tenu des propos “fautifs”, parce que “susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne”. Ainsi, bien que le tribunal ait déclaré qu’il n’avait pas mission d’arbitrer et de trancher les controverses “provoquées par des événements se rapportant à l’histoire”, il a pourtant donné raison à une école d’historiens (ceux du peuple arménien) contre une autre (ceux de l’Empire ottoman et de la Turquie) avant que leur débat contradictoire ait pu aboutir à un consensus [12].
Quoi que l’on pense du fond du problème, ce jugement a créé un précédent que Madeleine Rébérioux a, de nouveau, très justement dénoncé comme dangereux pour la justice et pour l’histoire [13]. »
Pierre Nora, « Gare
à la criminalisation générale du passé ! », Le Figaro, 17 mai 2006 :
« La tempête déclenchée, il y a quelques années en France, autour de
Bernard Lewis relève du terrorisme intellectuel. »
Lire aussi :
La
triple défaite des nationalistes arméniens devant le Conseil constitutionnel
(2012, 2016, 2017)
Patrick
Devedjian et le négationniste-néofasciste François Duprat
La
nature contre-insurrectionnelle du déplacement forcé d’Arméniens ottomans en
1915
Les
massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens
(1914-1918)
Les atrocités des insurgés arméniens en Anatolie orientale (avant les déportations de 1915)
Nationalisme
arménien et nationalisme assyrien : insurrections et massacres de civils musulmans
Turcs,
Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français
Le
soutien public d’Henri Rollin (officier de renseignement) aux conclusions de
Pierre Loti
Non,
il n’y a pas eu de « massacre d’Arméniens » à Kars en 1920 (ce fut le
contraire)
Florilège des manipulations de sources dont s’est rendu coupable Taner Akçam
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