samedi 2 janvier 2021

Albert de Mun : arménophilie, antidreyfusisme et antisémitisme

 


 

Albert de Mun (1841-1914) fut député sous la Troisième République, opposant de droite aux gouvernements républicains.


« Séance du mardi 3 novembre », Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Chambre des députés, 4 novembre 1896, p. 1353 :

« M. le comte Albert de Mun. […] Oui, il y a eu des révoltes ! il y en a eu à Talori, dans le Sassoun [en 1894], qui ont entraîné les premiers  massacres ! Il y en a eu à Zeitoun aussi, qui ont été pour les Arméniens un exemple et un encouragement nouveau. Et pourquoi y avait-il des révoltes? Il y faut une explication autre que la tardive pression des comités [Rappelons ici que la première révolte nationaliste arménienne à Zeytun date de 1862, la deuxième de 1878, et que la découverte du complot d’Erzurum de 1882. Or, comme Albert de Mun lui-même l’admet, avant 1894, il n’y avait aucun massacre.]. Les Arméniens sont un peuple doux, pacifique, laborieux, qui n'a pas d'habitudes guerrières ; pourquoi essaye-t-il de se révolter ? Mais, vous le savez bien, on vous l'a dit : c'est que la position de ces malheureuses provinces est intolérable ; c'est que, non seulement elles ont affaire à des voisins pillards et barbares, mêlés à leur population, à leur vie de chaque jour, Kurdes, Lazes ou Tcherkesses, qui ont reflué sur le sol arménien [les Arméniens étaient minoritaires depuis le XVIe siècle] à mesure que leur territoire était annexé à la Russie et qui, là, vivent de rapt et de brigandage. Les provinces d'Arménie ont à subir les effets de ce terrible voisinage ; elles ont encore à supporter tout le poids d'une administration qui fait peser sur elles toutes les duretés, toutes les vexations, toutes les inégalités : le chrétien est envisagé comme un paria [affirmation contraire à la vérité : l’égalité juridique remonte aux Tanzimat de 1839-1856] ; son témoignage est sans valeur contre celui d'un musulman ; il paye au fisc non seulement un impôt foncier établi sur la valeur du sol, dont l'estimation est abandonnée aux fantaisies des traitants chargés de le percevoir, mais, en outre, le huitième de sa récolte, après moisson faite, augmenté de tous les huitièmes supplémentaires qu'il plaît aux agents plus ou moins officiels de s'attribuer [les abus fiscaux étaient loin de ne viser que les Arméniens, d’autant que certains d’entre eux étaient justement chargés de collecter les impôts] ! Et puis, il y a l'impôt d'hospitalité, qui oblige le cultivateur arménien à recevoir sous son toit tous les voyageurs turcs ou kurdes, et vous savez sans que j'aie besoin de le dire ce qu'est cette hospitalité et jusqu'où elle peut aller. Et je ne parle pas de tous les impôts de vexation que prélève, sans aucun recours possible, la rapacité des Kurdes [outre que la généralisation à l’ensemble des Kurdes est incorrecte, les clans kurdes nomades qui avaient choisi le pillage s’attaquaient indifféremment à tous ceux qui avaient de l’argent : Arméniens, Turcs, Kurdes sédentaires, etc.] »

 

Maurice Paléologue, Journal de l’affaire Dreyfus, 1894-1899. L’affaire Dreyfus et le Quai d’Orsay, Paris, Plon, 1955, p. 82, entrée 4 décembre 1897 :

« Là-dessus, Albert de Mun gravit la tribune et, d’un geste impétueux, met le feu aux poudres. S’instituant le défenseur de la patrie et de l’armée, il dénonce le Syndicat juif, qui s’est mis aux gages de l’Allemagne […] »

ð  Précision : fin 1897, contrairement à Albert de Mun, Maurice Paléologue (diplomate et futur secrétaire général du ministère des Affaires étrangères) pensait (à juste titre) que Dreyfus était innocent ; il ne faisait, ici, que résumer le propos de celui qu’il allait citer.

 

« 1re séance du samedi 4 décembre », Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Chambre des députés, 5 décembre 1897, p. 2735 : 

« M. le comte Albert de Mun. […] Il faut qu'on sache s'il est vrai qu'il y ait dans ce pays une puissance mystérieuse et occulte (Nouveaux applaudissements) assez forte pour pouvoir à son gré jeter le soupçon sur ceux qui commandent à notre armée, sur ceux qui, le jour où de grands devoirs s'imposeront à elle, auront mission de la conduire à l'ennemi et de diriger la guerre. (Applaudissements.) Il faut qu'on sache si cette puissance occulte [comprendre : l’imaginaire « Syndicat juif »] est vraiment assez forte pour bouleverser le pays tout entier, comme il l'est depuis plus de quinze jours, pour jeter dans les esprits le doute et le soupçon contre des officiers qui. (Vifs applaudissements.)

Ah! vous demandiez qu'il n'y eût pas ici de question politique ; non, il n'y en a pas! (Nouveaux applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Il n'y a ici ni amis, ni adversaires, ni ministériels, ni ennemis du cabinet; il y a des représentants du pays, il y a des Français soucieux de conserver intact ce qu'ils ont de plus précieux, ce qui reste, au milieu de nos luttes et de nos discordes de parti, le terrain commun de nos invincibles espérances : l'honneur de l'armée. (Vifs applaudissements.) »

ð  Pour bien comprendre la portée de cette déclaration, il faut savoir que dans son édition du 30 novembre 1897, Le Figaro (journal peu porté à l’agitation sociale et à l’antimilitarisme) avait publié, en fac-similé, le bordereau (seule preuve avancée contre le capitaine Alfred Dreyfus) et des lettres du commandant Esthérazy (le véritable coupable), où l’identité d’écriture saute aux yeux et où la haine d’Esthérazy contre son propre pays s’étale dans les termes les plus explicites.

 

Pour ceux qui objecteraient que l’arménophilie n’étaient pas seulement défendue, à la Chambre des députés, par des catholiques réactionnaires et antijuifs comme Albert de Mun, et citeraient Jean Jaurès ou Georges Clemenceau, il faut apporter quelques précisions. S’agissant de Jaurès, outre que, dans les années 1890, il flétrissait encore « le capitalisme juif » (une expression qu’il a beaucoup regrettée ensuite), il ne connaissait, alors, rien à l’Empire ottoman. Il a découvert les réalités au contact des Jeunes-Turcs. Il est devenu, dès 1908 et jusqu’à sa mort, en 1914, le plus ferme soutien occidental — y compris sur la question arménienne — des gouvernements formés par le Comité Union et progrès.

Quant à Georges Clemenceau, devenu président du Conseil en 1906, il a mené, vis-à-vis de l’Empire ottoman, y compris, là encore, sur la question arménienne, une politique bien différente de ce qu’il disait en 1896, quand il voulait se servir de ce problème contre le gouvernement centriste de Jules Méline (1896-1898). Certes, quand il a dirigé son second gouvernement (1917-1920), Clemenceau s’est montré, à certaines occasions (surtout en juin 1919), très rancunier envers l’alliance germano-ottomane, mais il a changé d’avis dès la fin de l’été 1919, un changement qui s’est manifesté par la nomination du général Henri Gouraud comme haut-commissaire à Beyrouth et de Robert de Caix comme secrétaire général du même haut-commissariat. Aucune nomination, à de tels postes, n’aurait pu être plus néfaste au nationalisme arménien et plus encourageante pour les Turcs cherchant à se réconcilier avec la France.

 

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