jeudi 31 décembre 2020

Auguste Gauvain : arménophilie, grécophilie et croyance dans le « complot judéo-bolchevique »


 

Auguste Gauvain (1861-1931) est un journaliste français, surtout connu pour avoir dirigé la rubrique de politique étrangère du Journal des débats (centre droit républicain) à partir de 1908. Comme tel, il est le principal responsable du tournant antiturc de ce journal, très favorable à l’Empire ottoman jusqu’en 1914, une évolution freinée, autant qu’ils l’ont pu, par Robert de Caix (figure du journal jusqu’à sa nomination comme secrétaire général du haut-commissariat à Beyrouth, en septembre 1919) et Maurice Pernot (rédacteur de politique étrangère).

 

Auguste Gauvain, « Le triomphe de Lénine », Journal des débats, 10 novembre 1917, p. 1 :

« Lénine, qui se cachait depuis les émeutes de juillet afin d'échapper à la prison,, s'est remontré, a parlé devant l'assemblée des Soviets, a été acclamé et a fait prévaloir ses doctrines germano-pacifistes. Trotsky — de son vrai nom Bronstein — défaitiste notoire, ancien bagnard, qui avait pris une grande part à ces mêmes émeutes, domine le Soviet de Petrograd et lui fait accepter tout ce qu’il veut. On a toute raison de croire qu’il est au gage de l’Allemagne. [Léon Trotski n’a jamais été un agent allemand, était moins défaitiste, face à l’Allemagne, que Lénine et disait ouvertement qu’il ne se considérait pas comme juif, malgré la religion de ses parents.] […]

Certes les Russes cultivés, d’esprit à peu près sain, sont en immense majorité navrés du succès des défaitistes. […] Mais pour venir à bout des énergumènes cosmopolites et des traîtres qui se sont emparés du pouvoir dans la capitale, il faut que, sans perdre une heure, tous les bons citoyens [comprendre : ceux qui ne sont ni juifs ni communistes] s’entendent, se concertent, préparent leur revanche et se consacrent sans réserve à l’œuvre libératrice de la patrie. »

 

Auguste Gauvain, « La trahison des maximalistes », Journal des débats, 12 novembre 1917, p. 1 :

« Tout Russe qui n'est ni fou, ni vendu, doit se rendre compte que jamais l'Allemagne ne laissera vivre à côté d'elle, après la paix, un grand État à base d'anarchie comme la République des Lénine, Tchernof, Goldenberg [Goldenberg, bolchevik de famille juive, s’est justement opposé à Lénine en 1917, car il le trouvait trop violent et trop anarchique : le citer ainsi relève donc de la pure malveillance antijuive], etc. Elle favorise maintenant l'anarchie parce que celle-ci détruit l'immense empire qu'elle regardait comme son plus formidable rival. Mais, après la paix, après l'absorption de ses conquêtes, elle s'empresserait de rétablir le tsarisme ou un régime analogue, qui lui donnerait des garanties pour l'avenir. Déjà, la Gazette de Francfort s'effraye de la perspective d'un traité avec un gouvernement issu de la révolution. Cet organe judéo-libéral aspire à la restauration du tsarime. Cela donne la mesure des intentions du Cabinet de Berlin [ou comment sous-entendre que l’Allemagne de 1917 était aux mains de Juifs]. »

 

Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Le Seuil, 1991, tome II, pp. 450-451 :

« Le Journal des débats et Le Temps [l’autre quotidien de la bourgeoisie centriste et républicaine] soutenaient une fois de plus des thèses opposées. Aux perfidies quasi quotidiennes des Débats, qui mettaient en cause non seulement “les énergumènes cosmopolites et les traîtres qui se sont emparés du pouvoir” mais aussi “la Gazette de Francfort, cet organe judéo-libéral [qui] aspire à la restauration du tsarisme”, l’organe d’Adrien Hébrard répliquait par une analyse dont la justesse ne s’est nullement démentie, bien au contraire par toute l’histoire subséquente de la Russie au XXe siècle […]

Quant à L’Action française [extrême droite], en ces journées fatidiques, le mot de Juif n’apparut pas une seule fois dans ses colonnes. »

 

Auguste Gauvain, « Les Alliés devant Constantinople », Journal des débats, 16 novembre 1918, p. 1 :

« Il est naturel que les voyageurs en contact avec les paysans turcs aient éprouvé de la sympathie pour eux. Mais il est fou de conclure de là à la supériorité des Turcs. D'ailleurs ces “bons Turcs”, en fidèles sujets, n'ont jamais hésité à massacrer leurs voisins au premier signe du sultan. En 1896, ils assommaient les Arméniens à coups de matraques dans les rues de Constantinople avec la même indifférence et la même ponctualité que s'ils avaient exécuté un exercice réglementaire [il s’agit en fait des représailles exercées par des Kurdes et des Lazes pendant et après la prise d’otages meurtrière à la Banque ottomane]. Ils commençaient et finissaient ce “travail” aux sonneries des trompettes. Libre à d'illustres écrivains [référence à Pierre Loti] d’admirer ces braves gens : c'est affaire entre eux et leur conscience. Seulement les hommes politiques doivent s'inspirer d'autres considérations. Chargés de reconstruire le monde politique et non de meubler des musées, ils doivent mettre hors d'état de nuire un gouvernement qui est le type des mauvais gouvernements. Il leur faut refouler la barbarie. Ils ont également mission de punir les ministres qui non seulement ont lié partie avec l'Allemagne, mais ont donné et fait exécuter l'ordre de supprimer sept à huit cent mille Arméniens. Que quelques-uns de nos blessés et prisonniers aient été bien accueillis et soignés par des Turcs, c'est possible. Toutefois ces bons traitements isolés ne rachètent nullement les abominations sans nom commises contre les Arméniens d'abord, contre les Grecs ensuite. Il nous est interdit de sanctionner indirectement les nouvelles statistiques d'Asie Mineure [Grecs et Arméniens étaient déjà minoritaires dans toutes les provinces anatoliennes avant 1914] résultant de l'extermination d'une partie de la population chrétienne. »

 

Auguste Gauvain, « La Rhénanie et Constantinople », Journal des débats, 11 mars 1921, p. 1 :

« Si l'on veut établir un régime stable en Turquie, il faut prémunir les Turcs contre leurs propres imprudences, contre leur inaptitude à gouverner. »

 

Auguste Gauvain, « Les négociations orientales — Les Détroits et l’Arménie », Journal des débats, 27 mars 1922, p. 1 :

« Le home arménien [territoire autonome, au statut jamais défini avec précision, et réclamé de 1921 à 1924] dont nous avons parlé serait d'autant plus facile à créer dans la partie de la Vieille-Arménie située entre le lac de Van et Trébizonde que cette région ne contient aucune population turque [sic !]. Les quatre à cinq cent mille Arméniens qui ont réussi à fuir pendant la période des massacres pourraient s'y installer sans gêner personne. Ils retrouveraient seulement les Kurdes avec lesquels ils étaient habitués à vivre paisiblement depuis des temps qui remontent bien plus haut que la conquête ottomane. II faut un mélange extraordinaire d'aveuglement et de férocité pour exclure de ces pays ceux qui y ont habité sans interruption depuis près de trois mille ans. »

 

Lire aussi :

La grécophilie, l’arménophilie et l’antijudéomaçonnisme fort peu désintéressés de Michel Paillarès

L’helléniste Bertrand Bareilles : arménophilie, turcophobie et antisémitisme (ensemble connu)

Turcs, Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français

L’hostilité de l’opinion française (presse, Parlement) au traité de Sèvres (Grande Arménie incluse)

Le soutien nationaliste arménien à l’irrédentisme grec-constantinien, massacreur de marins français et de civils turcs

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

La place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien

Les massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens (1914-1918)

La nature contre-insurrectionnelle du déplacement forcé d’Arméniens ottomans en 1915

Nationalisme arménien et nationalisme assyrien : insurrections et massacres de civils musulmans

Le soutien public d’Henri Rollin (officier de renseignement) aux conclusions de Pierre Loti

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