lundi 27 juillet 2020

L’arménophilie-turcophobie d’Édouard Drumont, « le pape de l’antisémitisme », et de son journal




« C’est en France, donc, dans la décennie qui suit le krach de l’Union générale (1882), que l’on assiste à cette tentative de synthèse, faite par la droite, entre la religion nationale et l’anticapitalisme. Dans cette entreprise, au fond conservatrice, qui a pour objet de détourner une part de la tradition révolutionnaire française (qu’on songe au patriotisme populaire de Michelet) et les forces croissantes du mouvement ouvrier à des fins qui leur sont étrangères, l’antisémitisme va s’imposer, comme l’indispensable catalyseur : Drumont, le premier, devait en user sans débrider ; son échec final n’en laissa pas moins à ses héritiers spirituels une méthode dont l’Allemagne et le monde entier ont connu la terrible efficacité. […]
La personnalité et les œuvres de Drumont paraissent bien aujourd’hui tombées en désuétude. Sait-on pourtant que le slogan de roquet : “La France aux Français” qui déshonore toujours les murs de nos cités était le sous-titre de son journal, La Libre parole ? Entre les deux guerres et pendant l’occupation allemande, Drumont avait été redécouvert. » (pp. 1085-1086)
« C’est Drumont qui, par la fonte de tous les éléments antijudaïques, judéophobes et antisémitiques, exprimés avant lui, a su élever le mythe juif à la hauteur d’une idéologie et d’une méthode politique. Son œuvre est “un carrefour dans l’histoire de l’antisémitisme, le point d’aboutissement de deux courants, le catholique et le socialiste” (Pierrard). De fait, sur des positions fondamentalement réactionnaires, débordant de sympathies monarchistes, Drumont tenta, sans doute avec plus de naïve sincérité que de machiavélisme, d’ébranler le régime républicain avec la complicité des troupes révolutionnaires socialistes. Cette alliance contre nature qu’il espérait, avait alors apparemment quelque chance de réussite : l’antisémitisme devait justement la sceller. Drumont, de livre en livre, manifesta un sentimentalisme social, un “vague socialisme” de plus en plus accentué, sans abandonner pour autant son antisémitisme. » (p. 1097)

Édouard Drumont, La France juive. Essai d’histoire contemporaine, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1886, tome I :
« Demandons à un examen plus attentif et plus sérieux les traits essentiels qui différencient le Juif des autres hommes et commençons notre travail par la comparaison ethnographique, physiologique et psychologique du Sémite et de l'Aryen, ces deux personnifications de races distinctes irrémédiablement hostiles l'une à l'autre dont l'antagonisme a rempli le monde dans le passé et !e troublera encore davantage dans l'avenir.
Le nom générique d'Aryens ou Aryas, d'un mot sanscrit qui signifie noble, illustre, généreux, désigne, on le sait, la famille supérieure de la race blanche, la famille indo-européenne qui eut son berceau sur les vastes plateaux de l’Iran. […]
La race aryenne ou indo-européenne possède seule la notion de la justice, le sentiment de la liberté, la conception du Beau. » (pp. 5-6)
« Les principaux signes auxquels on peut reconnaître le Juif restent donc ce fameux nez recourbé, les yeux clignotants, les dents serrées, les oreilles saillantes, les ongles carrés au lieu d'être arrondis en amande, le torse trop long, le pied plat, les genoux ronds, la cheville extraordinairement en dehors, la main moelleuse et fondante de l'hypocrite et du traitre. Ils ont assez souvent un bras plus court que l'autre [sic]. » (p. 34)

Henri Vernier (collaborateur de Drumont à La Libre Parole, chargé des affaires étrangères), « La situation à Constantinople », La Libre Parole, 29 novembre 1895, p. 2 :
« D’après les journaux anglais, le message du sultan à Lord Salisbury aurait soulevé une grande indignation parmi les mahométans, qui le considèrent comme ayant porté atteinte à la dignité du califat.
Pour une fois, les journaux anglais disent la vérité. En effet, la Dépêche diplomatique nous rapport le fait suivant, très caractéristique et divertissant à la fois : c’est que la censure ottomane a interdit aux journaux de Constantinople de publier la lettre d’Abdul-Hamid au Premier ministre anglais.
Cette précaution démontre surabondamment combien le sultan redoutait l’effet de cette publication sur ses sujets ottomans, pour qui les giaours sont toujours des chiens et qui n’admettraient pas que l’héritier du trône d’Othman s’abaissât devant les infidèles.
[…]
Heureusement pour la Turquie, elle sera sauvée une nouvelle fois par la jalousie des puissances. Les Arméniens sont relégués au dernier plan. »

Henri Vernier, « Nouvelle infamie turque », La Libre Parole, 15 mai 1896, p. 2 :
« Quant à l’Angleterre et au sultan [Abdülhamit II], le compte de leurs infamie est si grand qu’une de plus n’est pas à compter. »

Henri Vernier, « Pour les Crétois », La Libre Parole, 27 mai 1896, p. 2 :
« Crétois, préparez-vous à mourir, car l’Europe vous laissera massacrer, comme elle a laissé massacrer les Arméniens, ou, si vous voulez que les diplomates vous donnent raison, jetez les Turcs à la mer. »

[Édouard Drumont], « Pour les victimes d’Arménie », La Libre Parole, 2 juin 1896, p. 1 :
« […] Cette somme de 6,510 fr. 10 a été répartie de la façon suivante :
Au R. P. Charmetant, directeur des Œuvres de l’Orient [turcophobe viscéral], 20, rue du Regard, à Paris, nous avons remis deux fois 2,482 fr 85. Nous avons à Mgr Mateas [Mateos] Ismirlian, patriarche d’Arménie à Stamboul, un chèque sur le Crédit lyonnais de 2,000 francs.
Il nous restait 2,027 fr 25, que le Comité des étudiants arméniens, 11 bis, rue Bertholet, à Paris, devait distribuer. Dans la dernière réunion, le Comité a décidé de remettre cette somme à Mgr Mateas [Mateos] Ismirlian, en le priant d’en faire la répartition, en son nom, aux malheureuses victimes arméniennes.
D’accord avec le Comité des étudiants, nous avons envoyé un second chèque de 2,027 fr. 25, à Mgr Ismirlian, à Stamboul. »

Henri Vernier, « Abdul Hamid et les Crétois », La Libre Parole, 30 juin 1896, p. 1 :
« Le jour où l’on voudra comprendre que la Crète, aussi bien que l’Arménie [les Arméniens étaient minoritaires dans toutes les provinces ottomanes, y compris l’Anatolie orientale, revendiquée par leurs nationalistes], a le droit de régler elle-même ses destinées et n’être plus liée à ce cadavre, en vain galvanisé, qu’est l’empire ottoman, la besogne sera bientôt faite, et c’est d’une mauvaise politique, antichrétienne et antifrançaise, que de vouloir à toute force étayer cette ruine, dont les Destins marquent du droit la chute inéluctable et prochaine. »

« Pour les Arméniens », La Libre Parole, 12 juillet 1896, p. 1 :
« Nous recevons la lettre suivante :
“PATRIARCAT ARMÉNIEN
Constantinople
N° 1934

Le 21 juin/3 juillet 1896,
Monsieur l’Administrateur du journal La Libre Parole, Paris [c’est-à-dire Édouard Drumont].

Monsieur l’Administrateur,
Nous avons reçu votre honorée lettre en date du 1er juin 1896, nous remettant, en même temps qu’une lettre du comité patriotique des étudiants arméniens de Paris, un chèque de deux mille vingt-sept francs et vingt-cinq centimes (2 027 fr. 25) représentant le montant du versement déposé entre les mains dudit comité, pour les victimes de l’Arménie.
Nous avons déjà répondu au comité et venons vous exprimer nos vifs remerciements pour la peine que vous avez bien voulu prendre en cette circonstance.
Vous confiant à la garde du Très-Haut, nous vous prions, monsieur l’Administrateur, d’agréer l’assurance de notre haute considération.
Le patriarche des Arméniens de Turquie
MATHÉOS” »

Édouard Drumont, « Orientales », La Libre Parole, 18 juillet 1896, p. 1 :
« “En Grèce, ô mes amis ! Vengeance ! Liberté !
Ce turban sur mon front ! Ce sabre à mon côté !
Quand partons-nous ? Ce soir ! Demain serait trop long !
Des armes ! des chevaux ! Un navire à Toulon !
Un navire, ou plutôt des ailes !”
C’est par ces vers enflammés qu’en 1827, Victor Hugo conviait les Français à courir au secours des malheureux Grecs victimes de la barbarie des Turcs. À notre époque, cet appel n’aurait guère de chance d’être entendu. Les massacres de cent mille Arméniens [sic : le total des victimes arméniennes s’élève à environ 20 000 pour toute la période 1894-1896, y compris les insurgés tués les armes à la main, contre plus de 5 000 Turcs et autres musulmans tués par des nationalistes arméniens] ont laissé la France à peu près indifférente, et pas un seul député catholique n’a pris la parole à la Chambre pour demander au gouvernement ce qu’il comptait faire. Les événements qui se passent en Crète ont à peine un très lointain écho chez nous. […]
Nous n’osons même pas prononcer une parole au nom des chrétiens d’Orient, parce que la Russie nous le défend. »

Édouard Drumont, « Une émeute à Constantinople », La Libre Parole, 31 août 1896, p. 1 :
« Tant que les Arméniens se sont armés de patience, personne ne s’est intéressé à leur sort. Maintenant qu’ils se sont armés d’autre chose, pour attaquer la Banque ottomane à Constantinople, tout le monde s’occupe d’eux. On a interviewé les grands financiers de Paris [à peu près tous Juifs, selon l’antisémite Drumont], qui ont tous donné leur avis sur le cas, et qui, tout en expliquant que les fonds étaient à l’abri, n’en ont pas moins laissé percer une vaguer inquiétude sur ces événements extraordinaires.
C’est un spectacle étrange, en effet, auquel nous assistons et, au point de vue de l’ironie supérieure, cette contrepartie des Croisades est assurément bizarre. L’Europe, pendant des siècles, s’est ruée sur les nations de l’Islam, qui n’avaient d’autre tort que d’adorer le dieu [sic !] Mahomet. La lutte entre la Croix et le Croissant a fait couler des flots de sang. Aujourd’hui, c’est contre les chrétiens que l’Europe se déclare ; c’est aux enfants du Prophète qu’elle apporte son concours.
C’est avec l’argent des baptisés qu’on paye les soldats circoncis qui éventrent les jeunes filles d’Arménie et écorchent les prêtres tout vifs.
Ce sont des députés de la Droite qui figurent en tête des comités lorsqu’il s’agit d’élever une mosquée à Paris pour être agréable à ceux qui incendient les églises chrétiennes en Orient. »

Quelques commentaires :
Édouard Drumont et sa Libre Parole sont effectivement presque seuls, en France, à la fin de 1895, à défendre le nationalisme arménien, et leur isolement ne s’atténue que progressivement en 1896-1897 (et encore, principalement parce que, pour la première fois en France, cette question est instrumentalisée pour des raisons de politique intérieure : lutter contre le gouvernement centriste de Jules Méline[1]), avant que la cause arménienne ne retombe dans la marginalité dès 1898.
Fin 1895, Le Petit Journal (le quotidien national le plus lu à l’époque) et le Journal des débats (quotidien des élites républicaines) défendent vigoureusement l’Empire ottoman (ils continuent bien après, d’ailleurs) ; le quotidien catholique La Croix recommande de soutenir le point de vue ottoman ; la Revue bleue (centriste) et La Nouvelle Revue (nationaliste) sont hostiles aux révolutionnaires arméniens et à leurs partisans britanniques ; en dépit de quelques erreurs secondaires, Le Correspondant (droite catholique modérée) est sans faiblesse pour les insurgés arméniens ; même la Revue blanche (extrême gauche), qui change de position l’année suivante, sous l’influence d’Archag Tchobanian et surtout de son ami anarchiste Pierre Quillard, est encore, dans les derniers mois de 1895, sur une ligne dure vis-à-vis du nationalisme arménien et relativement compréhensive vis-à-vis du régime hamidien. Quillard est d’ailleurs loin de représenter le point de vue de tous les anarchistes : voir, notamment, en contrepoint, Marc Pierrot.
Reste alors à expliquer cette singularité de Drumont. Une partie de l’explication est à chercher dans le racisme aryaniste commun au nationalisme de Drumont et à celui d’une bonne partie des nationalistes arméniens de l’époque (même si ce racisme ne devient central et consensuel, parmi les séparatistes arméniens, que dans les années 1910) ; dans le rôle personnel de D. Kimon (collaborateur de La Libre Parole pendant quelque temps, antisémite et antimusulman frénétique) ; et, peut-être plus encore, dans le thème complotiste des « banquiers juifs derrière Abdülhamit II », qui ne pouvait que plaire à Drumont (et qui a donné plus tard le « complot judéo-maçonnique derrière les Jeunes-Turcs »).

Lire aussi, sur les évènements des années 1890 : La politique du pire menée par les comités arméniens

Sur l’arménophilie d’extrême droite en France : Maurice Barrès : de l’antisémite arménophile au philosémite turcophile






[1] René Pinon, L’Europe et l’Empire ottoman, Paris, Perrin, 1911, p. 53.

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