Michel Winock, « Édouard
Drumont et l’antisémitisme en France avant l'affaire Dreyfus », Esprit, mai 1971, pp. 1085-1106 :
« C’est en France, donc, dans la décennie qui suit le krach de l’Union
générale (1882), que l’on assiste à cette tentative de synthèse, faite par la
droite, entre la religion nationale et l’anticapitalisme. Dans cette
entreprise, au fond conservatrice, qui a pour objet de détourner une part de la
tradition révolutionnaire française (qu’on songe au patriotisme populaire de
Michelet) et les forces croissantes du mouvement ouvrier à des fins qui leur
sont étrangères, l’antisémitisme va s’imposer, comme l’indispensable catalyseur
: Drumont, le premier, devait en user sans débrider ; son échec final n’en
laissa pas moins à ses héritiers spirituels une méthode dont l’Allemagne et le
monde entier ont connu la terrible efficacité. […]
La personnalité et les œuvres de Drumont paraissent bien aujourd’hui
tombées en désuétude. Sait-on pourtant que le slogan de roquet : “La France aux
Français” qui déshonore toujours les murs de nos cités était le sous-titre de
son journal, La Libre parole ? Entre les deux guerres et pendant l’occupation
allemande, Drumont avait été redécouvert. » (pp. 1085-1086)
« C’est Drumont qui, par la fonte de tous les éléments antijudaïques,
judéophobes et antisémitiques, exprimés avant lui, a su élever le mythe juif à
la hauteur d’une idéologie et d’une méthode politique. Son œuvre est “un
carrefour dans l’histoire de l’antisémitisme, le point d’aboutissement de deux courants,
le catholique et le socialiste” (Pierrard). De fait, sur des positions
fondamentalement réactionnaires, débordant de sympathies monarchistes, Drumont
tenta, sans doute avec plus de naïve sincérité que de machiavélisme, d’ébranler
le régime républicain avec la complicité des troupes révolutionnaires
socialistes. Cette alliance contre nature qu’il espérait, avait alors
apparemment quelque chance de réussite : l’antisémitisme devait justement la
sceller. Drumont, de livre en livre, manifesta un sentimentalisme social, un “vague socialisme” de plus en plus accentué, sans abandonner pour autant son
antisémitisme. » (p. 1097)
Édouard Drumont, La France juive.
Essai d’histoire contemporaine, Paris, C. Marpon et E. Flammarion,
1886, tome I :
« Demandons à un examen plus attentif et plus sérieux les traits
essentiels qui différencient le Juif des autres hommes et commençons notre
travail par la comparaison ethnographique, physiologique et psychologique du
Sémite et de l'Aryen, ces deux personnifications de races distinctes
irrémédiablement hostiles l'une à l'autre dont l'antagonisme a rempli le monde dans
le passé et !e troublera encore davantage dans l'avenir.
Le nom générique d'Aryens ou
Aryas, d'un mot sanscrit qui signifie noble, illustre, généreux, désigne, on le
sait, la famille supérieure de la race blanche, la famille indo-européenne qui eut son berceau sur les vastes plateaux
de l’Iran. […]
La race aryenne ou indo-européenne possède seule la notion de la justice,
le sentiment de la liberté, la conception du Beau. » (pp. 5-6)
« Les principaux signes auxquels on peut reconnaître le Juif restent
donc ce fameux nez recourbé, les yeux clignotants, les dents serrées, les
oreilles saillantes, les ongles carrés au lieu d'être arrondis en amande, le
torse trop long, le pied plat, les genoux ronds, la cheville extraordinairement
en dehors, la main moelleuse et fondante de l'hypocrite et du traitre. Ils ont
assez souvent un bras plus court que l'autre [sic]. » (p. 34)
Henri Vernier (collaborateur
de Drumont à La Libre Parole, chargé
des affaires étrangères), « La
situation à Constantinople », La
Libre Parole, 29 novembre 1895, p. 2 :
« D’après les journaux anglais, le message du sultan à Lord Salisbury
aurait soulevé une grande indignation parmi les mahométans, qui le considèrent
comme ayant porté atteinte à la dignité du califat.
Pour une fois, les journaux anglais disent la vérité. En effet, la Dépêche diplomatique nous rapport le
fait suivant, très caractéristique et divertissant à la fois : c’est que
la censure ottomane a interdit aux journaux de Constantinople de publier la lettre
d’Abdul-Hamid au Premier ministre anglais.
Cette précaution démontre surabondamment combien le sultan redoutait
l’effet de cette publication sur ses sujets ottomans, pour qui les giaours sont
toujours des chiens et qui n’admettraient pas que l’héritier du trône d’Othman
s’abaissât devant les infidèles.
[…]
Heureusement pour la Turquie, elle sera sauvée une nouvelle fois par la
jalousie des puissances. Les Arméniens sont relégués au dernier plan. »
Henri Vernier, « Nouvelle
infamie turque », La Libre
Parole, 15 mai 1896, p. 2 :
« Quant à l’Angleterre et au sultan [Abdülhamit II], le compte de
leurs infamie est si grand qu’une de plus n’est pas à compter. »
Henri Vernier, « Pour
les Crétois », La Libre Parole,
27 mai 1896, p. 2 :
« Crétois, préparez-vous à mourir, car l’Europe vous laissera
massacrer, comme elle a laissé massacrer les Arméniens, ou, si vous voulez que
les diplomates vous donnent raison, jetez
les Turcs à la mer. »
[Édouard Drumont], « Pour
les victimes d’Arménie », La Libre Parole, 2 juin 1896, p. 1 :
« […] Cette somme de 6,510 fr. 10 a été répartie de la façon
suivante :
Au R. P. Charmetant, directeur des Œuvres de l’Orient [turcophobe
viscéral], 20, rue du Regard, à Paris, nous avons remis deux fois 2,482 fr 85.
Nous avons à Mgr Mateas [Mateos] Ismirlian, patriarche d’Arménie à Stamboul, un
chèque sur le Crédit lyonnais de 2,000 francs.
Il nous restait 2,027 fr 25, que le Comité des étudiants arméniens, 11 bis,
rue Bertholet, à Paris, devait distribuer. Dans la dernière réunion, le Comité
a décidé de remettre cette somme à Mgr Mateas [Mateos] Ismirlian, en le priant
d’en faire la répartition, en son nom, aux malheureuses victimes arméniennes.
D’accord avec le Comité des étudiants, nous avons envoyé un second chèque
de 2,027 fr. 25, à Mgr Ismirlian, à Stamboul. »
Henri Vernier, « Abdul
Hamid et les Crétois », La Libre
Parole, 30 juin 1896, p. 1 :
« Le jour où l’on voudra comprendre que la Crète, aussi bien que l’Arménie
[les Arméniens étaient minoritaires dans toutes les provinces ottomanes, y
compris l’Anatolie orientale, revendiquée par leurs nationalistes], a le droit
de régler elle-même ses destinées et n’être plus liée à ce cadavre, en vain
galvanisé, qu’est l’empire ottoman, la besogne sera bientôt faite, et c’est d’une
mauvaise politique, antichrétienne
et antifrançaise, que de vouloir à toute force étayer cette ruine, dont les
Destins marquent du droit la chute inéluctable et prochaine. »
« Pour
les Arméniens », La
Libre Parole, 12 juillet 1896, p. 1 :
« Nous recevons la lettre suivante :
“PATRIARCAT ARMÉNIEN
Constantinople
N° 1934
Le 21 juin/3 juillet 1896,
Monsieur l’Administrateur du journal La
Libre Parole, Paris [c’est-à-dire Édouard Drumont].
Monsieur l’Administrateur,
Nous avons reçu votre honorée lettre en date du 1er juin 1896,
nous remettant, en même temps qu’une lettre du comité patriotique des étudiants
arméniens de Paris, un chèque de deux mille vingt-sept francs et vingt-cinq
centimes (2 027 fr. 25) représentant le montant du versement déposé entre les
mains dudit comité, pour les victimes de l’Arménie.
Nous avons déjà répondu au comité et venons vous exprimer nos vifs
remerciements pour la peine que vous avez bien voulu prendre en cette
circonstance.
Vous confiant à la garde du Très-Haut, nous vous prions, monsieur
l’Administrateur, d’agréer l’assurance de notre haute considération.
Le patriarche des Arméniens de Turquie
MATHÉOS” »
Édouard Drumont, « Orientales »,
La Libre Parole, 18 juillet 1896, p.
1 :
« “En Grèce, ô mes amis ! Vengeance ! Liberté !
Ce turban sur mon front ! Ce sabre à mon côté !
Quand partons-nous ? Ce soir ! Demain serait trop long !
Des armes ! des chevaux ! Un navire à Toulon !
Un navire, ou plutôt des ailes !”
C’est par ces vers enflammés qu’en 1827, Victor Hugo conviait les Français
à courir au secours des malheureux
Grecs victimes de la barbarie des Turcs. À notre époque, cet appel n’aurait
guère de chance d’être entendu. Les massacres de cent mille Arméniens [sic :
le total des victimes arméniennes s’élève à environ 20 000 pour toute la
période 1894-1896, y compris les insurgés tués les armes à la main, contre plus
de 5 000 Turcs et autres musulmans tués par des nationalistes arméniens] ont
laissé la France à peu près indifférente, et pas un seul député catholique n’a pris la parole à la Chambre pour
demander au gouvernement ce qu’il comptait faire. Les événements qui se
passent en Crète ont à peine un très lointain écho chez nous. […]
Nous n’osons même pas prononcer une parole au nom des chrétiens d’Orient,
parce que la Russie nous le défend. »
Édouard Drumont, « Une
émeute à Constantinople », La
Libre Parole, 31 août 1896, p. 1 :
« Tant que les Arméniens se sont armés de patience, personne ne s’est intéressé
à leur sort. Maintenant qu’ils se sont armés d’autre chose, pour attaquer la
Banque ottomane à Constantinople, tout le monde s’occupe d’eux. On a interviewé
les grands financiers de Paris [à peu près tous Juifs, selon l’antisémite
Drumont], qui ont tous donné leur avis sur le cas, et qui, tout en expliquant
que les fonds étaient à l’abri, n’en ont pas moins laissé percer une vaguer
inquiétude sur ces événements extraordinaires.
C’est un spectacle étrange, en effet, auquel nous assistons et, au point de
vue de l’ironie supérieure, cette contrepartie des Croisades est assurément
bizarre. L’Europe, pendant des siècles, s’est ruée sur les nations de l’Islam,
qui n’avaient d’autre tort que d’adorer le dieu [sic !] Mahomet. La lutte
entre la Croix et le Croissant a fait couler des flots de sang. Aujourd’hui, c’est
contre les chrétiens que l’Europe se déclare ; c’est aux enfants du
Prophète qu’elle apporte son concours.
C’est avec l’argent des baptisés qu’on paye les soldats circoncis qui
éventrent les jeunes filles d’Arménie et écorchent les prêtres tout vifs.
Ce sont des députés de la
Droite qui figurent en tête des comités lorsqu’il s’agit d’élever une mosquée à
Paris pour être agréable
à ceux qui incendient les églises chrétiennes en Orient. »
Quelques commentaires :
Édouard Drumont et sa Libre Parole
sont effectivement presque seuls, en France, à la fin de 1895, à défendre le
nationalisme arménien, et leur isolement ne s’atténue que progressivement en
1896-1897 (et encore, principalement parce que, pour la première fois en France,
cette question est instrumentalisée pour des raisons de politique intérieure :
lutter contre le gouvernement centriste de Jules Méline[1]),
avant que la cause arménienne ne retombe dans la marginalité dès 1898.
Fin 1895, Le Petit Journal
(le quotidien national le plus lu à l’époque) et le Journal
des débats (quotidien des élites républicaines) défendent
vigoureusement l’Empire ottoman (ils continuent bien après, d’ailleurs) ;
le quotidien catholique La Croix recommande
de soutenir le point de vue ottoman ; la Revue
bleue (centriste) et La Nouvelle
Revue (nationaliste) sont hostiles aux révolutionnaires arméniens et à
leurs partisans britanniques ; en dépit de quelques erreurs secondaires, Le
Correspondant (droite catholique modérée) est sans faiblesse pour les
insurgés arméniens ; même la Revue blanche
(extrême gauche), qui change de position l’année suivante, sous l’influence d’Archag
Tchobanian et surtout de son ami anarchiste Pierre Quillard, est encore,
dans les derniers mois de 1895, sur une ligne dure vis-à-vis du nationalisme
arménien et relativement compréhensive vis-à-vis du régime hamidien. Quillard
est d’ailleurs loin de représenter le point de vue de tous les anarchistes :
voir, notamment, en contrepoint, Marc
Pierrot.
Reste alors à expliquer cette singularité de Drumont. Une partie de l’explication
est à chercher dans le racisme aryaniste commun au nationalisme de Drumont et à
celui d’une bonne partie des nationalistes arméniens de l’époque (même si ce
racisme ne devient central et consensuel, parmi les séparatistes arméniens, que
dans les années 1910) ; dans le rôle personnel de D. Kimon (collaborateur
de La Libre Parole pendant quelque
temps, antisémite et antimusulman frénétique) ; et, peut-être plus encore,
dans le thème complotiste des « banquiers juifs derrière Abdülhamit II
», qui ne pouvait que plaire à Drumont (et qui a donné plus tard le « complot
judéo-maçonnique derrière les Jeunes-Turcs »).
Lire aussi, sur les évènements des années 1890 : La
politique du pire menée par les comités arméniens
Maxime
Gauin réplique à Conspiracywatch, site en pleine dérive (une partie
concerne les années 1890)
Sur l’arménophilie d’extrême droite en France : Maurice
Barrès : de l’antisémite arménophile au philosémite turcophile
Et à l’étranger : L’arménophilie
d’Alfred Rosenberg
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