« En 1890, comme cette fois, c'est l'argent anglais et l'esprit méthodiste
anglican qui ont fomenté l'insurrection [des
nationalistes arméniens, essentiellement du parti Hintchak, organisation
ouvertement terroriste, créée en 1887 à Genève]. C'est toujours qui le même
système britannique de la pêche en eau trouble, employé en Arménie, comme en Crète et en
Macédoine, dans l’Yémen comme en Égypte. On organise le désordre, puis on
s’emploie à le réprimer en demandant, naturellement, une honnête récompense
l'occupation de l’Égypte ou l’annexion de Chypre.
Depuis bien longtemps, par les aveux des journaux de Londres, nous savons
que la Grande-Bretagne ambitionne d'installer son protectorat en Asie
Mineure. »
P. Pisani, «
Les affaires d’Arménie », Le
Correspondant, 10 novembre 1895, pp. 420-446 :
« Un souffle d’indignation vient de traverser l’Europe, et des actes d’une
barbarie sauvage ont été dénoncés aux nations civilisées. Des millions de
chrétiens gémissent sous un joug odieux ; écrasés d’impôts, réduits à la plus
affreuse misère, ils recourent en vain à des tribunaux où siègent leurs pires
ennemis ; il leur faut donc abandonner la terre de leurs aïeux, et prendre
tristement le chemin de l’exil, chemin que jalonnent les cadavres de ceux qui
succombent à la faim et aux mauvais traitements.
C’est de l’Arménie que nous voulons parler, et non de l’Irlande : on
pourrait s’y tromper; mais si dans ces deux pays les Anglais font parler d’eux,
ce n’est pas dans le même sens : maîtres inexorables avec leurs sujets d’Irlande,
ils se montrent animés des sentiments de la plus pure philanthropie, quand il
est question des sujets du Sultan ; leur cœur, qui ne s’était pas ému à la vue
des souffrances de « l’Ile-Sœur », semble vouloir prendre sa revanche aujourd’hui;
les comités, les sociétés bibliques, les salons et les meetings sont en
effervescence; le gouvernement, toujours respectueux de l’opinion publique,
défère aux invitations qui lui sont adressées de toute part; il promet d’intervenir,
il intervient, il est intervenu; on ignore encore ce que la Turquie trouvera
sur la carte à payer, quand viendra le quart d’heure de Rabelais.
Il est certain que les Anglais, gens essentiellement pratiques, n’ont pas
cédé à un accès de donquichottisme; ce n’est pas dans leur tempérament. Ils ont
donné lord Byron au philhellénisme, mais c’était un poète, grand poète sans
doute, mais un peu toqué; les malheurs de la Pologne ont toujours été appréciés
avec froideur au-delà de la Manche, et c’est dans notre pays seulement qu’on a pleuré
sur Varsovie et Missolonghi. […]
Ces routes ouvertes au commerce ont amené le développement rapide de la
richesse et de l’industrie, elles ont contribué à donner aux Arméniens cet
esprit mercantile qui est un des traits de leur caractère, mais aussi ce pays s’est
trouvé de bonne heure traversé par les armées des grands conquérants […]
Et cependant, quel que soit le zèle du clergé arméno-catholique, les
progrès sur l’erreur [la revue citée ici est
une revue catholique : « l’erreur », ce sont donc les autres
cultes chrétiens] ne sont pas en proportion avec tout ce qui se dépense de
talent et de vertu pour amener le retour des Arméniens séparés. C’est que, chez
ceux-ci, l’idée patriotique est indissolublement unie à l’idée religieuse, et
que rejeter la croyance qui passe à tort ou à raison pour celle des ancêtres, c’est
à leurs yeux renier toute l’histoire de la patrie et enlever quelque chose au
corps des revendications nationales : c’est la théorie du bloc, et les catholiques sont regardés par leurs
compatriotes comme des égarés qui ne sont plus dignes de porter le nom glorieux
d’Arméniens.
Ce qui pourrait surprendre, c’est que le protestantisme ne soit pas traité
par les patriotes d’Arménie avec le même dédain. Les missions anglaises ou
américaines ont semé l’or à profusion, fondé des établissements somptueux où
ils entretiennent des milliers d’élèves ; ils comptent aujourd’hui environ 60
000 prosélytes, et tandis que les
catholiques sont tenus en dehors du mouvement des revendications nationales,
les Arméniens protestants sont partout à la tête du parti des réformes ; ce
sont eux qui se mettent toujours en avant avec d’autant plus de hardiesse que
leur qualité de protestants fait d’eux les protégés des consuls anglais, ce qui
leur assure une complète impunité. […]
Si les Russes montrent tant de respect et d’égards pour une religion qui, à
leurs yeux, est une hérésie, c’est qu’ils ont besoin des Arméniens, et que de
leur attachement dépend le succès de leurs entreprises en Orient.
La route directe de Constantinople leur est aujourd’hui à peu près fermée :
l’hostilité des Roumains, les susceptibilités, l’ingratitude si on veut, des
bulgares, la vigilance des Austro-Hongrois, et, derrière, les manœuvres de l’Allemagne,
ont établi sur la ligne du Danube une série d’obstacles infranchissables pour
le moment. Mais si le Bosphore est inattaquable de front, on peut essayer de le
prendre à revers ; c’est ainsi que Mahomet II fit tomber l’empire byzantin; la
même manœuvre pourrait peut-être réussir aux tsars. Établis au sud du Caucase,
ils peuvent s’étendre de proche en proche en exploitant les maladresses des
Turcs, ils ont en Palestine des postes avancés qui leur donnent, un solide
point d’appui : leurs établissements de Jérusalem sont aujourd’hui plus considérables
que ceux des autres nations chrétiennes et, par les innombrables pèlerins qu’ils
envoient chaque année aux Saints Lieux, ils acquièrent une influence d’autant
plus considérable qu’elle est absolument pacifique.
[…]
Une politique analogue a permis à la Russie de gagner du terrain le long de
la mer Noire. Que leurs sujets musulmans, les Tcherkesses, parlent d’émigrer en
Turquie, non seulement on ne les en empêche pas, mais on les encourage, et les
villages qu’ils ont abandonnés sont occupés par des Arméniens qui, franchissant
la frontière en sens inverse, viennent se placer sous la protection d’un
gouvernement chrétien. Les provinces caucasiennes sont envahies par les
Arméniens qui, favorisés par une administration plus que bienveillante, y font
rapidement fortune, même au détriment des Russes; négociants sans pareils, ils
se sont rendus maîtres d’abord du petit commerce, puis ils ont absorbé petit à petit
les fournitures militaires, les grands travaux publics, l’exploitation des
pétroles. Aujourd’hui, c’est aux banquiers arméniens qu’appartiennent les plus
belles maisons, les plus riches villas, les plus luxueux équipages de Tiflis.
[…]
Nulle part [en Anatolie], nous ne
trouvons une majorité de chrétiens : dans le nord du vilayet de Van, ils sont à
nombre égal avec les musulmans, ainsi que dans certaines parties du vilayet d’Adana.
Quant aux Arméniens, ils forment le tiers de la population dans le vilayet de
Bitlis et le quart dans celui d’Adana.
Il a existé, de 1865 à 1878, un grand gouvernement ou eyalet, dont la
capitale était à Erzéroum, et qui réunissait à peu près tous les pays
arméniens. Sur 2 millions et demi d’habitants, il comprenait un demi-million d’Arméniens;
soit un sur cinq. Ainsi, de quelque manière qu’on cherche à transformer les
circonscriptions territoriales, on n’arrivera jamais à isoler les Arméniens qui
forment une minorité dans l’empire ottoman, une minorité dans l’ensemble des
populations chrétiennes, une minorité dans tous les vilayets et presque tous
les districts; cette minorité est remuante (ou remuée selon les localités);
elle aspire à l’indépendance et ces aspirations constituent une menace aussi
bien pour les musulmans que pour les chrétiens.
Du côté des musulmans, la chose est facile à comprendre ; du côté des
chrétiens, elle le serait moins si on ne savait pas quel antagonisme de race
divise les différentes confessions chrétiennes du Levant. Les Arméniens
constituent une Église à part, et les Grecs en particulier ne veulent rien
avoir de commun avec ces dissidents; il y a donc au fond de ces rancunes une
haine religieuse, et cela est si vrai, que les Arméniens catholiques
entretiennent les relations les plus cordiales avec les latins et avec les autres
orientaux unis; les grégoriens, au contraire, sont tenus à distance et traités
avec une défiance qu’ils ne méritent pas tous. […]
Beaucoup plus dangereux que les étudiants turcs, les Kurdes ne sont pas non plus les agents de la Porte ; et c’est
bien à tort qu’on nous les représente comme les exécuteurs secrets des
vengeances du Sultan : les Turcs ont-ils jamais donné des ordres aux
Kurdes ? Cela paraît bien douteux, car il n’est pas de race plus indépendante.
À moitié nomades, ils parcourent les vallées d’un pays qui est le leur, puisqu’on
le nomme Kurdistan, de là ils rayonnent dans les contrées limitrophes ; ils
sont musulmans dans la mesure où cette qualification peut leur servir; mais, au
fond, ils pratiquent un culte mystérieux mêlé de superstitions grossières et de
pratiques obscènes; et beaucoup de ces soi-disant musulmans, Yezidis, Kizil-Bach,
Ansariés, qui se rencontrent en Asie-Mineure ou en Syrie, paraissent être dans
le même cas. […]
Le haïtchak [parti Hintchak, déjà cité] essaya un moment de se rapprocher de
ses lecteurs en s’imprimant à Athènes, mais, devant les représentations de la
Porte, il dut se replier sur Londres, qui était déjà le quartier général du
comité d’action.
Il n’est pas question ici des sociétés anglo-arméniennes, où s’inscrivirent
des membres du Parlement, des pairs du royaume et des dignitaires de l’Église
établie ; elles avaient leur utilité, elles entretenaient les sympathies du
public et procuraient des ressources. Derrière ce paravent travaillait le vrai
comité, le comité haïtchakiste [Hintchak],
d’où partait la direction du mouvement. Celui-ci était exclusivement composé de
patriotes, gens intelligents et hardis, comme il n’en manque pas dans la nation
arménienne, prêts à tout, même au sacrifice de leur vie, affranchis, pour la plupart,
de tout scrupule religieux, décidés à agir, par tous les moyens, même par le
fer, le feu ou la dynamite.
Des comités locaux couvrirent
bientôt l’Asie Mineure. Quelles que fussent les répugnances d’une population
avant tout paisible, tout Arménien dut apporter son nom et sa contribution
pécuniaire. Les meneurs fixaient la somme d’après la fortune présumée, tout retard
était frappé d’une amende, et faute de paiement après trois avertissements, c’était
la mort.
On était prêt à la fin du printemps de 1890, et, le 20 juin, le programme
arrêté à Londres recevait un commencement d’exécution à Erzéroum. La police
turque, avertie de l’existence d’un dépôt d’armes, avait fait des
perquisitions, inutiles d’ailleurs, dans une église ; le lendemain, pour
protester contre cette profanation du lieu saint, les Arméniens se réunirent
dans le cimetière en poussant des cris menaçants. Une patrouille turque est
reçue à coups de revolvers, les musulmans reviennent en force; les insurgés sont
poursuivis jusque dans les consulats qui leur donnent asile ; cette journée
coûta la vie à deux Turcs et à huit Arméniens; il y eut une cinquantaine de
blessés de chaque côté. Les chefs furent arrêtés; parmi eux se trouvaient
quatorze instituteurs.
Un mois après, le 27 juillet, l’effervescence s’était propagée jusqu’à
Constantinople. Pendant la célébration d’un office solennel dans la cathédrale
de Koum-Kapou, un jeune homme escalade la chaire et commence à donner lecture d’une
pétition où, à l’occasion des événements d’Erzéroum, étaient formulées toutes
les revendications de la nation arménienne. Le patriarche était sommé de se mettre
à la tête de la députation qui porterait cette pétition au palais d’Yldiz [ou résidait le sultan]. Un prêtre cherche à imposer silence à l’orateur,
qui lui tire deux coups de revolver ; les affidés montrent leurs pistolets et
leurs couteaux, les détonations se succèdent, la foule se précipite au
dehors. Le patriarche, qui s’était enfui par la sacristie, est poursuivi jusque
dans son palais; il en est arraché, il est tiré par la barbe jusque dans la
rue, il n’est délivré qu’à grand’peine. La police, puis la troupe, étaient
intervenues; une fusillade s’engage à bout portant ; des hommes tombent de part
et d’autre ; enfin l’ordre se rétablit, les arrestations se multiplient, et les
procès commencent.
C’est ici que les témoignages cessent de concorder : d’après les uns, les
procès ne comprirent qu’un petit nombre d’émeutiers ; une seule condamnation à
mort fut prononcée et suivie immédiatement d’une commutation de peine; d’après
d’autres, pendant que se jouait devant le public cette petite comédie
judiciaire, il y aurait eu dans les prisons des exécutions en masse : on parle
de gens cousus dans des sacs et jetés dans la mer... Qui saura jamais la
vérité, quand tant de gens ont intérêt à l’obscurcir?
Depuis lors, on a souvent trouvé dans la ville turque, et même dans les
quartiers chrétiens, des individus poignardés, et chacun a expliqué les
assassinats à sa manière. La police en a été souvent rendue responsable, et on
a prétendu aussi que c’était le comité haïtchakiste [Hintchak] qui réglait ses comptes avec un partisan timide ou un débiteur
récalcitrant.
Passons sur ces crimes mystérieux, et arrivons aux fameux massacres du
Sassoun, qui datent de juillet 1894. Le Sassoun n’est pas une ville, bien que
certains journaux illustrés en aient donné la vue “d’après une photographie de
leur correspondant” ; c’est un district montagneux qui renvoie ses eaux au sud
vers le Tigre, au nord vers le Mourad-Sou ou Euphrate oriental.
Administrativement, le Sassoun est un caza du sandjak de Mouch, à la limite du
sandjak de Guendj, dans le vilayet de Bitlis. La population se compose par
moitié d’Arméniens et de Kurdes habitant des hameaux distincts. La révolte
avait été préparée par un certain Hampartzoun qui, après avoir étudié la
médecine à Constantinople, s’était trouvé compromis dans les affaires de
Koum-Kapou. Il avait été condamné, gracié, et, après avoir passé quelques mois
à Athènes, puis à Genève, il était arrivé, sous un déguisement et sous un nom
supposé, dans un pays qu’on savait prêt à s’insurger.
Trois mille hommes répondirent au premier appel, et une tribu kurde attaquée par surprise subit de grandes pertes ;
un détachement de la garnison de Mouch fut battu, et alors arriva ce que les insurgés
avaient prévu : leur succès décida d’autres villages à prendre parti pour eux ;
bientôt on serait en nombre pour attaquer de vive force la petite capitale du
district.
Le pacha de Bitlis ne laissa pas au foyer le temps de grandir ; quelques
régiments furent dirigés vers le Sassoun, les bandes de révoltés commencèrent à
fondre ; quelques centaines de fidèles restèrent seulement autour du chef, et,
bloquées dans le cirque montagneux de Talori, furent probablement massacrées
sans merci [en fait, une centaine d’insurgés
seulement semble avoir péri ainsi, ainsi qu’une cinquantaine de civils victimes
de bavures].
Les Turcs étaient exaspérés, car, pendant
les quelques jours qu’ils avaient été les plus forts, les insurgés ne s’étaient
pas fait faute de torturer odieusement les musulmans qui tombaient entre leurs
mains. Ainsi ont fait les Bulgares quand a sonné pour eux l’heure de la
délivrance : ce sont des mœurs sauvages et révoltantes pour nous qui sommes
pénétrés de principes humanitaires ; en. Orient, cela ne choque personne, et il
n’v a pas bien longtemps qu’en Occident les choses se passaient exactement de la même manière.
Quoi qu’il en soit, ces événements, habilement travestis et dramatisés,
produisaient en Angleterre une émotion profonde qui se traduisait en
manifestations de toute sorte. Le gouvernement, cédant à ce courant d’opinion
qu’il avait peut-être un peu contribué à faire naître, adressa des instructions
nettes à son ambassadeur de Constantinople; en même temps, son escadre se
rapprochait des Dardanelles.
[…]
Pendant que se poursuivaient les négociations [sur les réformes en Anatolie orientale], les Arméniens, mal inspirés, compromettaient le succès de leur cause,
au moment où ils étaient près de la gagner. Une démonstration fut organisée
sous prétexte de porter processionnellement au gouvernement le texte de griefs
déjà suffisamment connus. Les organisateurs avaient dû assister à quelqu’un des
meetings de Hyde-Park. La police, qui voulut barrer le chemin à cette foule
tumultueuse, fut attaquée à coups de pierres, de bâtons et de revolvers, et les
représailles ne se firent pas attendre ; c’est à cette occasion que les softas [étudiants musulmans] crurent
devoir partir en guerre contre les infidèles.
Pendant près d’une semaine, on parut à la veille d’un de ces événements qui
font époque dans l’histoire. Aux Dardanelles, l’amiral anglais recevait de
trois heures en trois heures une dépêche rassurante de son ambassadeur. On a
raconté qu’il avait ordre, au cas où trois heures se seraient écoulées sans
nouvelles, de forcer le passage et d’arriver à toute vapeur devant
Constantinople ; la flotte russe qui croisait, dans la mer Noire ne l’aurait
pas devancé de beaucoup dans la Corne d’Or.
Pour continuer la série de leurs manifestations, les Arméniens, croyant ou
feignant de croire que leur vie n’était pas en sûreté, se réfugièrent dans
leurs églises, où s’empilèrent des centaines de familles avec tous leurs objets
précieux. Le calme étant rétabli, ils n’avaient aucune raison de demeurer
campés dans des édifices trop étroits, où n’aurait pas tardé à se développer
quelque maladie contagieuse. Les ambassadeurs déléguèrent chacun un drogman chargé
de parlementer avec ces prisonniers volontaires, et ce ne fut pas sans de
longues négociations qu’on put les décider à rentrer dans leurs maisons.
Le comité agitateur donna ordre ensuite de fermer tous les magasins; et les
magasins arméniens restèrent fermés, car le comité est tout-puissant et la
moindre infraction à ses ordres est punie d’une forte amende. C’est alors qu’on
apprit que le Sultan accordait les réformes sollicitées par les puissances
européennes. […]
“… Et ils vécurent heureux, et ils eurent beaucoup d’enfants” dit l’histoire
qu’on raconte aux petits garçons,... mais nous qui ne sommes pas des petits
garçons, nous contenterons-nous de cette conclusion gracieuse, mais
invraisemblable ?
Les événements ne nous y encouragent pas; on aurait pu croire que l’annonce
de premières concessions obtenues aurait au moins arrêté les menées
insurrectionnelles, et voici que dans les dix jours qui ont suivi, de nouveaux
désordres se sont produits : à Trébizonde, à Erzindjan, le sang a recommencé à
couler; le vendredi 25 octobre, les
musulmans de Bitlis qui priaient dans leur mosquée ont été assaillis par une
foule tumultueuse et une bataille s’est engagée dans les rues; le vendredi
1er novembre des scènes identiques se sont déroulées à Diarbêkir et
à Marach.
Il est à craindre que de semblables attentats se renouvellent. Il y a entre
la Turquie et l’Arménie une situation qui s’est envenimée, c’est l’histoire d’un
ménage où des torts réciproques ont amené une rupture irréparable ; les amis
qui se dévouent à ménager une réconciliation y perdent leur peine. Où est la
solution ? Le divorce même n’est pas possible, car dans leur propre pays les
Arméniens ne représentent que le cinquième de la population : pour laisser 500
000 Arméniens maîtres chez eux, il faudrait exproprier 2 millions de musulmans,
les expulser ou
les exterminer. Encore ne serait-ce qu’une solution bancale : il y a des
Arméniens à Adana, à Sivas, à Brousse, à Constantinople ; que deviendront-ils ?
Si on veut le savoir, il n’y a qu’à regarder ce qui se passe de l’autre côté du
Bosphore, en Macédoine, où une minorité de Bulgares prétend faire la loi à une
majorité de Turcs et de Grecs : à force de prôner le principe des nationalités,
on a fait une Bulgarie
irredenta, on aurait aussi une
Arménie irredenta, et le profit ne
serait pas grand ; l’obstacle aurait changé de place, il n’en serait pas moins
aussi difficile à tourner, aussi impossible à sauter.
Que dire alors ? C’est que pour juger une pièce de théâtre il faut attendre
le dénouement... et le dernier acte n’est pas encore joué. »
« La
vérité sur la question arménienne », Revue bleue, 14 décembre 1895, pp. 738-742 :
« Qu’est-ce donc que cette question qui menace actuellement la paix
européenne, qui fait trembler les amis de la paix et qui a causé tant de
désastres financiers ? Nous voudrions l’examiner sans parti pris, sans
sympathie pour les uns, sans animosité contre les autres, dire la vérité comme
nous la comprenons, en déplorant sincèrement le sort des Arméniens, tel surtout
que les derniers événements l’ont créé. Mais à qui incombe la responsabilité
des crimes et des massacres qui ont ensanglanté le sol des provinces habitées
par les Arméniens ? Aux Anglais et aux missions évangéliques.
Occupons-nous d’abord de ces dernières. Il existe aux États-Unis et en
Angleterre un grand nombre de gens, à qui l’on a persuadé qu’il y a en Turquie
des milliers d’âmes à sauver. L’argent de ces pieuses personnes forme le gros
capital des missionnaires évangéliques qui vont de préférence en Syrie, en
Palestine et dans toutes les provinces de l’Asie Mineure, c’est-à-dire dans le
pays où est né le christianisme, enseigner l’Évangile aux populations chrétiennes,
— orthodoxes, syriennes, chaldéennes, coptes, arméniennes. Ils font des
prosélytes, le fait est incontestable, et cela grâce à deux puissants moyens :
l’argent et surtout la protection qu’ils accordent aux convertis. Grâce à l’argent,
de nombreux jeunes Arméniens sont envoyés pour compléter leurs études dans les
Universités anglaises et américaines, et cela constitue un argument irrésistible
de propagande. Ordinairement, les populations de l’Asie Mineure sont pauvres,
tandis que celles des provinces européennes de l’Empire jouissent d’une aisance
relative; aussi les missionnaires n’ont-ils pas beaucoup de succès parmi ces
dernières. Les Arméniens forment la grande clientèle des missions évangéliques,
et il y a actuellement beaucoup de médecins, de professeurs, d’avocats, d’ingénieurs
arméniens qui ont fait leurs études aux frais des propagandes. Et tous ces
jeunes gens, de retour dans leur pays, y répandent les idées qu’ils rapportent
de l’étranger et inspirent à leurs compatriotes
des ambitions qui, ne pouvant être satisfaites, produisent plus tard de
fâcheuses désillusions.
La protection accordée aux prosélytes, est un moyen non moins puissant,
peut-être même le plus puissant, pour le succès de l’œuvre entreprise. Les convertis
se mettent sous la protection des missionnaires, eux-mêmes protégés par les
gouvernements anglais et américain ; quelques-uns obtiennent une sujétion
étrangère, américaine pour la plupart, et jouissent des privilèges accordés aux
étrangers en vertu des Capitulations qui créent en Turquie une distinction
notable entre les sujets du Sultan et les sujets étrangers, au profit de ces
derniers. Ainsi la présence de ces nombreux missionnaires américains en Asie
Mineure explique la part considérable que prend depuis plusieurs mois dans les
affaires d’Orient la légation des États-Unis d’Amérique à Constantinople et l’envoi
des navires américains à l’entrée des Dardanelles.
L’explication de l’engouement de l’Angleterre pour les Arméniens serait
plus longue à expliquer. En effet, il est curieux de voir sous quelles formes
multiples se manifeste en ce moment la sensibilité excessive des Anglais pour
les souffrances du peuple arménien et de constater d’autre part que ces mêmes Anglais
restent impassibles en présence des souffrances endurées depuis plusieurs
années par un autre peuple chrétien soumis à la domination anglaise, par le
peuple chypriote […]
C’est la question égyptienne en premier lieu qui dicte l’attitude actuelle
de l’Angleterre contre la Turquie et contre le sultan Abdul-Hamid en particulier.
Il y a ici une question de faits et une question de personnes. Les faits sont
connus de tout le monde : l’Angleterre ne se sentira pas bien assise en Égypte aussi
longtemps que la Turquie ne reconnaîtra pas le “fait accompli” qui dure depuis
quatorze ans sur les bords du Nil et qu’elle cherchera des combinaisons politiques
au moyen desquelles elle pourrait faire cesser l’occupation de l’Egypte. La
question de personnes est moins connue du public. Abdul-Hamid n’a pas cessé de
considérer l’Égypte comme une province de l’Empire et n’a jamais perdu l’espoir
de recouvrer un jour ses droits sur cette riche contrée. Le Sultan ne peut pas
se faire à l’idée d’une occupation permanente de l’Égypte par les Anglais. […]
En dehors de ces considérations qui ont fait naître la question arménienne,
il en existe deux autres de première importance aussi. Elles concernent
indirectement, l’une les possessions britanniques des Indes, la seconde la
Russie.
L’Angleterre nourrit depuis longtemps un grand projet : faire construire à
travers la vallée de l’Euphrate une ligne de chemin de fer qui, partant d’un port
en face de l’ile de Chypre, établirait une nouvelle ligne de communication avec
les Indes. Mais la réalisation de ce projet gigantesque, dont il a été tant question
il y a quelques années, dépend de l’assentiment de la Turquie. Or, la Porte qui
se méfie, et avec raison, des Anglais, évite toujours de leur accorder la
concession de n’importe quelle ligne de chemin de fer en Syrie, en Palestine,
en Mésopotamie, préférant aux Anglais les capitalistes et entrepreneurs
français ou allemands. Il fallait donc susciter des embarras à la Turquie pour
lui prouver que l’Angleterre est capable de lui nuire et pour l’amener ainsi à
résipiscence. L’Angleterre en créant la
question arménienne semble dire au Sultan et à la Porte : “Ou vous cesserez de
vous occuper de l’Egypte, de vous délier de moi, de me causer des ennuis
diplomatiques, de faire les yeux doux à l’alliance franco-russe, ou je déchaîne
une tempête formidable contre vous.”
Il est notoire que la politique de l’Angleterre vise également la Russie. L’Angleterre
voudrait faire en Asie avec les Arméniens et les Kurdes ce qu’elle a voulu
faire sur les bords du Danube et dans les Balkans avec les Bulgares : élever un
rempart asiatique contre la Russie. Ceux qui connaissent la manière d’agir des
Anglais ne s’étonneront nullement d’apprendre que ces farouches Kurdes
pourraient, moyennant l’or anglais, devenir d’excellents soldats, un peu indisciplinés,
il est vrai, mais bons pour être lâchés contre les Russes. Quoi d’étonnant à
cela quand on voit l’Angleterre armer les Arabes et les exciter contre la
domination ottomane? Le plan des Anglais sur la future principauté d’Arménie
serait très vaste, — d’après les lettres échangées entre les membres des comités
secrets arméniens et interceptées, dit-on, par les autorités turques. D’après
ce plan, les provinces arméniennes de Turquie et l’Arménie russe constitueraient
une grande principauté autonome placée, bien entendu, sous l’influence anglaise.
Ici une question se pose : L’Angleterre avait-elle vraiment l’intention d’agir
seule et ses menaces de démembrement de l’empire ottoman étaient-elles sérieuses
? On peut avec la plus grande assurance répondre affirmativement à cette
question. L’Angleterre n’a plus aucun intérêt au maintien de l’intégrité de la
Turquie. Elle aurait préféré agir toute seule et par des menaces obtenir du
Sultan une nouvelle concession, soit territoriale — l’île
de Crète, par exemple, — soit quelque autre concession plus importante que l’abandon
d’une île ou d’une province. Elle préparait son coup de longue date : l’amiral
Seymour, à la tête d’une flotte formidable, se trouve dans les parages
levantins depuis plus de deux ans. […]
Si l’on comprend bien l’intérêt de l’Angleterre à faire naître la question
arménienne et à exiger du Sultan des réformes en faveur de ses pro tégés, il
est plus difficile d’indiquer quelles seront ces réformes et comment on pourra
les appliquer.
Tout d’abord qu’est-ce que l’Arménie?
Nous étonnerons peut-être bien des lecteurs en répondant que, l’Arménie géographique et politique telle
que les Arméniens et les journaux anglais la conçoivent n’existe pas.
Les Turcs disent qu’il y a des provinces habitées par les Arméniens ; il y
a une question arménienne, mais il n’y a pas de question l’Arménie. Du reste l’article
61 du traité de Berlin — de même que l’article 16 du traité de San-Stefano —
parle clairement des réformes à réaliser dans
les provinces habitées par les Arméniens. Dans des documents de ce genre où
chaque mot est soigneusement pesé, l’emploi de cette phrase avait certainement
une signification particulière. Donc il s’agit de provinces habitées par des Arméniens
et par d’autres populations non arméniennes.
Or les Arméniens sont éparpillés un peu partout en Turquie. En Asie Mineure
ils se trouvent particulièrement dans les douze vilayets d’Angora, d’Adana, de
Bitlis, d’Alep, de Diarbékir, de Mossoul, d’Erzeroum, de Konieh, de
Maamouret-ul-Aziz [Elazığ], de Sivas, de Trébizonde et de Van. Dans ces
vilayets, les Arméniens vivent au milieu d’autres populations musulmanes ou
chrétiennes et ne forment qu’une minorité insignifiante dans la population
totale de ces provinces. C’est ainsi que, dans les douze vilayets mentionnés plus
haut, la population arménienne est évaluée à un million contre un million de
Grecs, Chaldéens, Syriens, etc., et 6 500 000 musulmans dont 1 630 000 Kurdes.
Dans les vilayets d’Angora, de Sivas, de Van, de Diarbékir, de Bitlis, d’Erzeroum
où la population arménienne est plus dense et où doivent être appliquées les
réformes exigées par les puissances, on trouve les chiffres suivants :
Musulmans, 3 730 000 ; Arméniens grégoriens, 850 000 ; Arméniens protestants,
61000; Arméniens catholiques, — qui ne
font pas cause commune avec les autres Arméniens, — 39 000; Grecs, 1370
000; Nestoriens, Chaldéens, Syriens, etc., 200 000; la population arménienne
représente donc les 17 p. 100 de la population totale (1). […]
Les voyageurs qui ont parcouru l’Asie Mineure ne sont pas tous d’accord sur
le degré des malheurs endurés par les Arméniens ; certains prétendent que si de
temps à autre les Kurdes maltraitent les Arméniens, en général Kurdes et
Arméniens vivent en bonne intelligence : n’étaient les intrigues étrangères, l’accord
des deux peuples serait plus complet ; nous reconnaissons toutefois qu’il faut
faire quelque chose pour les Arméniens, mais quoi ? Les puissances — l’Angleterre
la première — répondent : appliquer des
réformes. Il est si facile de prononcer ces trois mots. Mais crois-t-on qu’appliquer
des réformes dans ces provinces où dominent les Kurdes soit chose aisée ? Les
musulmans qui habitent ces provinces et qui, comme nous venons de le démontrer,
forment incontestablement la grande majorité de la population, déclarent qu’ils
ne veulent pas de réformes et qu’on ne saurait imposer à la majorité de la
population la volonté d’une petite minorité. On a beau leur faire observer que
cette minorité a derrière elle cinquante cuirassés qui attendent en vue des
Dardanelles, et des millions de baïonnettes. Les Kurdes vocifèrent : “Nous ne souffrirons
jamais que les Arméniens nous fassent la loi.” Et c’est ainsi que les fusils
partent tout seuls.
[…]
Combien plus simple, plus logique, plus normale serait la situation,
combien la paix européenne serait mieux assise si, au lieu de réformes
impraticables, l’Europe exigeait de la Porte une amélioration de l’administration dans les provinces qui sont à l’heure
qu’il est le théâtre de scènes lugubres ou simplement fâcheuses ! Cela
suffirait et cela n’exciterait pas le fanatisme des musulmans contre les
chrétiens ni les haines des Kurdes contre les Arméniens. De bons tribunaux, de
bons juges impartiaux, incorruptibles, et une bonne gendarmerie, non indigène.
L’Europe ne comprend donc pas qu’une gendarmerie locale mixte, composée de
Kurdes et d’Arméniens, est une pure baliverne ? Cette gendarmerie, à supposer qu’elle
puisse se former jamais, serait un danger permanent pour la paix, elle deviendrait
une nouvelle cause de troubles et de conflits continuels dans ces provinces.
Maintenant ce sont les civils qui s’entr’égorgent, demain ce seraient les
gendarmes qui s’entretueraient, avec des fusils à tir rapide. »
« Les
manœuvres arméniennes », Journal
des débats, 16 décembre 1895, p. 2 :
« M. Nowberry, ancien attaché à la légation américaine a
Constantinople, qui fut chargé de l’enquête relative à l’affaire de Marsovan, a
fait au New York Herald les
déclarations suivantes : “Je n’ai aucune raison de vous cacher que mes recherches sur l’incendie du collège
américain de Marsovan m’ont permis de réunir des preuves convaincantes que l’agitation
arménienne est un mouvement politique et que des désordres ont été suscités
exprès dans l’espoir que l’Europe serait forcée d’intervenir et qu’elle
donnerait l’indépendance en Arménie.”
Pour soutenir ses dires, M. Newberry a cité les placards anarchistes [affiches du Hintchak], imprimés
évidemment par les professeurs arméniens du collège. Ces placards annonçaient
une intervention anglaise. D’ailleurs, M.
Newberry a ajouté avoir trouvé nombre de de bombes dans les
habitations des Arméniens. »
Paul Villars, « Figaro à
Londres », Le Figaro, 29
décembre 1895, p. 5 :
« Il y a quelque temps je vous parlai des Comités anglo-arméniens et
de l’agitation qu'ils entretiennent ici. J'ai eu, cette semaine, une entrevue avec
un des membres les plus influents de ces comités qui m'a appris des choses
intéressantes. Il paraîtrait que les
Arméniens d’Angleterre, qui vont de ville en ville faire des conférences aux
bons provinciaux anglais, ont fini par lasser la patience de leurs meilleurs
amis par leurs exagérations, leurs violences de langage et la façon par
trop habile avec laquelle ils prétendent faire endosser par de hauts personnages
leurs théories subversives et leurs histoires sensationnelles. Dans bien des
cas, les Comités ont dû désarmer ces Arméniens trop zélés et compromettants et
je ne serais pas étonné que, d'ici peu, on vît les Comités anglo-arméniens sérieux
se séparer ouvertement de ces agitateurs, et renoncera toute propagande d'un
caractère politique, pour se borner à une mission charitable consistant
uniquement à soulager les misères des Arméniens de Turquie, les seuls
intéressants.
Comme un fait significatif et de nature à indiquer l’attitude du
gouvernement britannique, je noterai que, dernièrement, le marquis de Salisbury
a refuse de recevoir le duc de Westminster, qui désirait lui parler des
Arméniens et que, depuis, le duc a renoncé à présider un grand meeting que certains
Anglo-Arméniens voulaient organiser. »
Lire aussi :
Les
prétendus "massacres hamidiens" de l'automne 1895
Les
"massacres de chrétiens" dans l'Empire ottoman tardif
1897
: le choc entre le loyalisme juif à l’État ottoman et l’alliance gréco-arménienne
L’arménophilie-turcophobie
d’Édouard Drumont, « le pape de l’antisémitisme », et de son journal
Les
massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens
(1914-1918)
Turcs, Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français
L’hostilité de l’opinion française (presse, Parlement) au traité de Sèvres (Grande Arménie incluse)
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