lundi 13 avril 2020

1920-1921 : l’irréductible conflit des points de vue français et nationaliste arménien sur Çukurova (« la Cilicie »)




Aristide Briand (g.) et Gabriel Noradounkian (d.) 


Quelques mots de contexte, et pour résumer ce qui va suivre. Dès le printemps 1920, de l’extrême droite (L’Action française) aux marxistes (L’Humanité, Le Populaire), de plus en plus de voix se font entendre, dans la presse comme au Parlement, pour réclamer l’évacuation de la région de Çukurova (Adana, Tarsus, Mersin) et des « confins militaires » (Urfa, Antep, Killis), dans un contexte plus général de rejet du traité de Sèvres et de la politique antiturque. Les demandes se sont de plus en plus insistantes à la fin de 1920 et durant l’année 1921, là encore dans un contexte plus général : victoire électorale des partisans de l’ex-roi Constantin (beau-frère de Guillaume II et massacreur de marins français) en Grèce, débâcle militaire de l’Arménie, déroute de la dernière armée blanche dangereuse pour les Bolchevique, celle de Piotr Wrangel (ce qui ne laisse plus que la Turquie comme digue retenant le communisme), retour au pouvoir d’Aristide Briand, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères de janvier 1921 à janvier 1922.
Briand est décidé à faire la paix avec les Turcs au plus tôt. L’accord signé à Londres en mars 1921 par Bekir Sami (Kundu) est rejeté par l’Assemblée d’Ankara. Briand reprend les négociations au milieu de l’année, puis envoie en Turquie, en septembre, l’ex-député Henry Franklin-Bouillon. Un nouvel accord est trouvé, le 20 octobre — prévoyant l’évacuation des territoires occupés — puis ratifié par l’Assemblée nationale turque. Le gouvernement français le valide, sans le transmettre au Parlement, car il s’agit, formellement, d’un accord local et non d’un traité. Cet accord, qui prévoit pour les minorités les mêmes garantit sur le traité liant la Pologne, ainsi que la présence d’instructeurs français pour la gendarmerie locale, provoque des réactions particulièrement virulentes des nationalistes arméniens et leurs amis anglo-saxons, réactions auxquelles le gouvernement français et l’essentiel de la presse française répondent par un refus catégorique de se laisser impressionner. L’évacuation est terminée, comme prévu, le 4 janvier 1922.


I) Les ambitions nationalistes arméniennes

« Current Notes », The New Armenia, novembre-décembre 1921, p. 92 :
« La réoccupation britannique de la Cilicie est le seul moyen par lequel les Arméniens peuvent être sauvés d’un renouvellement des atrocités turques, renouvellement auquel la politique française au Proche-Orient les expose, selon un mémorandum envoyé au président Harding, le 1er décembre [1921], par l’American Committee for Armenian Independence [sic : American Committee for the Independence of Armenia, c’est-à-dire Vahan Cardashian, celui-là même qui inventait « des atrocités qui n’ont jamais eu lieu », comme le constatait amèrement le principal dirigeant des missionnaires américains, James Barton]. Le mémorandum, publié dans le Christian Science Monitor du 5 décembre, explique :
“Non seulement la réoccupation de la Cilicie par la Grande-Bretagne apprendra aux barbares turcs qu’ils ne peuvent pas défier la civilisation et la chrétienté, mais elle réduira à néant la méprisable tentative par laquelle les impérialistes français poursuivent la politique de Louis XIV, qui devint un allié des Turcs afin de dominer l’Europe et l’Asie.” »

Gabriel Noradounkian, numéro 2 de la Délégation nationale arménienne, déclaration à Lord Curzon (ministre britannique des Affaires étrangères), le 19 novembre 1921, en présence d’Avétis Aharonian, président de la Délégation de la République arménienne, transcrite dans Avétis Aharonian, « From Sardarapat to Sèvres and Lausanne. A political Diary — Part VIII », Armenian Review, XVII-4, hiver 1964, p. 49 :
« L’arrangement unilatéral sur la question cilicienne est un désastre pour le peuple arménien à tous points de vue. »

Aram Turabian (ex-responsable du recrutement des volontaires arméniens dans la Légion étrangère, coordinateur des organisations arméniennes de Marseille), « La Cilicie et l’accord franco-arménien », Aiguillon, 1er janvier 1922, p. 2 :
« Malgré la tempête qui gronde dans les boîtes crâniennes, et malgré la flamme incendiaire qui volcanise nos cœurs de patriotes, nous conservons encore assez de maîtrise sur nous-mêmes pour réserver nos flèches aiguisées à l’unique adresse des amis de Pierre Loti, mais nous prions nos adversaires politiques, en particulier la presse turcophile, de ne pas abuser de notre courtoisie et de nous épargner surtout la sinistre plaisanterie de la « garantie turque ». Ces messieurs peuvent être assurés que cette ironie de mauvais goût n’a pas le don de plaire au peuple arménien ; qu’ayant conquis pour une première lois la Cilicie à l’influence française, il serait encore capable de la reconquérir cette fois, pour son propre compte, appuyé sur d’autres amitiés. »

Jean Naslian, Les Mémoires de Mgr Jean Naslian, évêque de Trébizonde, sur les événements politico-religieux en Proche-Orient, de 1914 à 1928, Vienne (Autriche), Imprimerie Méchithariste, 1955, tome II, p. 483 :
« Ce maintien de l'occupation alliée [l’emploi de l’adjectif « alliée plutôt que « française » fait penser à la demande d’intervention britannique citée plus haut] de la Cilicie aurait pu servir de gage entre les mains des Puissances alliées pour contraindre les Turcs à évacuer les provinces arméniennes [nord-est anatolien auquel la République d’Arménie a renoncé par le traité de Gümrü/Gyumri le 2 décembre 1920] et à se conformer strictement aux décisions de la Conférence de la Paix [confusion avec l’arbitrage Wilson, formellement rendu après le traité de Gümrü et auquel le président américain Woodrow Wilson lui-même a renoncé dès janvier 1921]. Aussitôt après la signature de l'accord franco-kémaliste du 20 octobre 1921, la Délégation de la République Arménienne se faisant l'interprète fidèle des doléances du peuple arménien, demanda aux principales puissances de surseoir à l'exécution du susdit accord en ce qui concerne l'évacuation de la Cilicie, en attendant la conclusion d'un traité de paix général et définitif entre les Puissances alliées et la Turquie. Dans le cas où cette demande ne pourrait être agréée, elle demanda que tout au moins la région de l'Amanus (Djébel Béréket) qui devait être placée sous le mandat français selon les dispositions du traité de Sèvres, soit maintenue sous la domination française [en violation de l’accord signé à Ankara le 20 octobre 1921, et qui rendait cette région aux Turcs], afin de servir de lieu de refuge aux dizaines de milliers d'Arméniens qui ne manquèrent pas de fuir le contact des autorités turques [demande rejetée]. »


II) La logique française et ses conséquences

« Une réunion d’une importance exceptionnelle s’est tenue hier au Palais-Bourbon [Chambre des députés], sous la  présidence de M. Raiberti, par les commissions des finances et des affaires étrangères. Le général Gouraud, haut-commissaire en Syrie, qu'accompagnaient MM. Georges Leygues, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, et André Lefèvre, ministre de la Guerre, a été entendu sur les crédits demandés pour la Syrie et la Cilicie. Le général de Castelnau, président de la commission de l’Armée, assistait à la réunion. […]
Le général Gouraud signale qu'il est arrivé en novembre 1919 avec de faibles effectifs ce n'est qu'au mois de mai suivant qu'il a eu à sa disposition des troupes en nombre suffisant.
Après avoir rappelé l'ultimatum qu'il adressait à l'émir Fayçal, qui sournoisement nous était hostile, il indique que c'est le combat du 24 juillet [1920] qui a consacré la défaite de l'armée chérifienne. Ce jour-là, le prestige de la France a été restauré, et depuis, l'accueil le plus chaleureux a été fait à nos troupes.
En Cilicie, le mouvement nationaliste turc, qui a Kemal pacha à sa tête, a été provoqué par le débarquement des troupes grecques à Smyrne.
Faute d'effectifs suffisants, nous avons subi des échecs à Marach [Maraş], à Ourfa [Urfa] et à Bizanti [Pozantı], et les mois de juin et juillet ont été particulièrement critiques.
En septembre et octobre, la situation est devenue meilleure, parce qu'on s'est décidé à abandonner la politique arménienne [dissolution de la Légion arménienne et des autres unités de volontaire pendant l’été, expulsion de meneurs vers le Liban, remplacement, à Adana, du colonel Édouard Brémond par le lieutenant-colonel Pierre Capitrel]. »

Maréchal Hubert Lyautey, résident général au Maroc, À Monsieur Leygues, président du Conseil, 21 décembre 1920, repris dans Pierre Lyautey (éd.), Lyautey l’Africain. Textes et lettres du maréchal Lyautey, Paris, Plon, tome IV, 1919-1925, 1957, p. 107 :
« C’est avec un vrai soulagement que le Maroc a accueilli il y a deux ans la nouvelle de la paix, non seulement parce qu’elle mettait un terme aux épreuves de la guerre, mais aussi, pour les classes éclairées et le sultan lui-même, parce qu’elle les libérait du cauchemar de la lutte sacrilège contre le calife de Stamboul. J’en ai recueilli maints témoignages. Aussi, aujourd’hui, y a-t-il parmi eux un désir, qui depuis les derniers événements se manifeste de plus en plus haut ; c’est de nous voir conclure la paix, une paix réelle avec la Turquie et de la voir rétablir dans son intégrité et sa puissance. J’en recueille chaque jour l’écho croissant. »
À Monsieur Briand, ministre des Affaires étrangères, Paris, 17 juin 1921, ibid., p. 110 :
« En me plaçant exclusivement au point de vue “Maroc”, je constate l’allègement inappréciable qu’apporterait un accord avéré avec les Turcs et en l’espèce avec le gouvernement d’Angora. »
À Monsieur Briand, ministre des Affaires étrangères, Paris, 25 novembre 1921, ibid., p. 112 :
« Je ne saurais vous dire assez, en effet, quelle répercussion favorable avait eue ici la nouvelle de cet accord.
Elle s’est répandue rapidement par tout le Maroc comme je l’ai constaté dans ma première tournée auprès des notables de toutes régions et apporte un facteur des plus favorables pour la pacification et par suite pour l’allègement ultérieur de notre effort militaire.
Le sultan ainsi que son entourage l’a apprécié si hautement qu’il m’a demandé de lui en parler dans mon allocution du Mouloud pour avoir ainsi l’occasion d’y répondre, comme vous le verrez par les documents que vous apporte la valise [diplomatique]. »

Léon Blum, « Les interpellations à la Chambre — Le discours de M. Briand », Le Populaire, 22 octobre 1921, p. 1 :
« Au milieu de ce développement [d’Aristide Briand sur l’Allemagne], un effet de surprise, un petit coup de théâtre, unanimement applaudi : les préliminaires de paix avec la Turquie, votés par l’Assemblée d’Angora [Ankara]. »

René d’Aral, « Un accord franco-turc », Le Gaulois, 22 octobre 1921, p. 1 :
« M. Briand a eu hier la satisfaction de pouvoir annoncer, à la Chambre qu'un accord venait d'être conclu par la France avec le gouvernement kémaliste d'Angora — autant dire, par conséquent, avec la Turquie.
On a déjà fait justice des insinuations fantaisistes et perfides que le Manchester Guardian avait lancées à ce propos et qui prétendaient prouver que cette convention était dirigée contre les intérêts britanniques. Il ne s'agit, en vérité, que de sauvegarder les intérêts français et de supprimer les motifs pour lesquels nous avons été contraints jusqu'à présent de conserver en Asie mineure des effectifs considérables.
Grâce à cet accord, l'évacuation de la Cilicie deviendra possible, sans que nous ayons à redouter — du moins de la part des Turcs — des surprises fâcheuses dont nos protégés religieux et indigènes seraient les premières victimes.
Il y a également l'importante question de frontière entre la Syrie et la Cilicie, qui n'avait point été fixée parce que les parties adverses ne parvenaient pas à se mettre d'accord sur son tracé. D'après les renseignements d'Angora, l'arrangement conclu par M. Franklin-Bouillon nous réserverait l'exploitation
du chemin de fer de Bagdad et accorderait en revanche aux Turcs un système préférable pour leur amour-propre à celui des zones d'influence économique, tel qu'il avait été prévu par le traité de Sèvres.
L'intérêt que présente cette convention ne réside pas toutefois simplement dans les stipulations inscrites au protocole officiel. Cette convention est d'une portée considérable pour la France, pour son influence, pour son avenir en Orient, en ce qu'elle lui permet de renouer avec une nation qui a toujours fortement subi l'empreinte de son génie intellectuel et qui pendant des siècles a fourni à notre expansion économique un champ d'activité incomparable.
Aussi bien une entente avec les kémalistes, comme l'a fait remarquer le président du  Conseil, ouvre pour notre pays des vues nouvelles sur l'Orient ; et elle ouvre surtout la porte que le traité de Sèvres avait fermée. Elle était d'autant plus opportune que l’Angleterre, qui a fini par comprendre que le centre de la véritable politique occidentale en Orient était à Constantinople, a négocié avec Angora depuis plusieurs semaines et a déjà obtenu d'appréciables résultats.
Désormais la France reprend sa place sur les rives du Bosphore et peut jouer un rôle de premier dans le rétablissement de la paix dans le Levant. »

Charles Saglio, « La France fait la paix avec les Turcs », L’Œuvre, 22 octobre 1921, p. 1 :
« Il convient d’attendre des informations officielles pour apprécier un événement aussi important ; mais nous ne pouvons que nous réjouir de voir la France tendre sa main généreuse aux patriotes turcs. Il y a bien longtemps — il y a plus de trois ans — que nous réclamons ce geste aussi beau qu’utile et si nous regrettons quelque chose, c’est seulement que, dans son accomplissement, nous nous soyons laissé devancer par les Italiens. »

Georges Scelle (professeur à la faculté de droit de Dijon puis de Paris, radical-socialiste), « La semaine extérieure », L’Information, 25 octobre 1921, p. 1 :
« On ne connaît pas encore tous les termes de l’accord, mais ce que le président du Conseil [Aristide Briand] en a dit à la Chambre [des députés] à la séances du 20 [octobre 1921] est satisfaisant. L’arrangement Franklin-Bouillon relatif à la remise des prisonniers avait sauvegardé notre prestige. M. Briand a démontré qu’il avait pu être nécessaire à notre sécurité d’entretenir sur les frontières de la Cilicie une armée considérable ; mais le Parlement, justement inquiet de cet effort et des dépenses qu’il entraînait, appréciera surtout qu’on puisse y mettre un terme, et que l’heure soit venue d’en recueillir les fruits.
Des relations de bon voisinage avec les gouvernants d’Angora ; la reconnaissance de notre influence en Asie mineure ; l’affermissement de notre prestige ; la possibilité de mener à bien la tâche civilisatrice, administrative, pacificatrice qui nous est dévolue en Syrie : tels sont les résultats qui, aujourd’hui, semblent acquis.
Il en est d’autres à rechercher. Il faut d’abord que nous trouvions la récompense de notre effort dans la mise en valeur commerciale et économique du pays. Ceci est l’affaire de notre vitalité, de notre esprit d’entreprise et de travail, des méthodes de notre administration. »

Henri Massis (intellectuel de droite catholique), « L’accord franco-turc du 20 octobre et la paix en Orient », La Revue hebdomadaire, 29 octobre 1921 :
« Un accord franco-turc est-il encore possible ? Telle est la question qu'il y a trois mois à peine nous posions devant les lecteurs de cette revue (1) et c'était pour démontrer l'urgence d'une entente qui devait nous replacer dans le véritable sens de nos traditions et de nos intérêts séculaires, en dissociant définitivement notre politique orientale de celle où l'Angleterre s'obstine et en refusant de la suivre dans cette guerre sans fin où elle prétend nous entraîner. L'accord entre la France et le gouvernement d’Angora est désormais conclu. Et M. Briand, en l'annonçant l'autre jour à la Chambre, ajoutait : “Voilà qui nous ouvre sur la politique orientale des vues intéressantes.” Un tel accord, en effet, demeurerait vain, quelque avantage que nous en puissions personnellement tirer, s'il ne devait servir à rétablir la paix en Orient à quoi est liée la paix du monde. Pour limité qu'il soit à nos intérêts particuliers, de Syrie et de Cilicie, sa portée les dépasse ; et bien qu'il ne touche pas expressément aux problèmes qui doivent être résolus par l'ensemble des Alliés, il inaugure — de notre fait — une politique inconciliable avec le statut que le traité de Sèvres prétendait imposer. 
(1) Voir la Revue hebdomadaire du 9 juillet 1921. » (p. 617)
« L'accord signé par la France et Mustapha Kemal marque la fin de cette situation contradictoire. Il établit d'une façon formelle que nous nous désolidarisons de Constantin, en ne lui prêtant pas main-forte en Cilicie, mais du même coup il apparaît que la France renonce à l'application du traité de Sèvres. L'Angleterre l'a bien vu et aucun démenti ne peut rien là contre. Il est exact que cet accord n'a été conclu qu'en vue de fins particulières intéressant la Syrie et que nous lui devrons non seulement de pacifier les populations musulmanes de ce pays où nous avons eu tort de ne compter que sur les éléments chrétiens, mais un renouveau de prestige dans tous les pays islamiques, en Tunisie et jusqu'au Maroc. C'est là ce qu'ont cherché le général Gouraud et le maréchal Lyautey, par exemple. Mais rien ne sert d'en diminuer la portée.
Accord particulier en vue d'intérêts propres et précis, — le seul que nous pussions conclure, — l'accord franco-kémaliste est le premier acte de la paix avec la Turquie. » (p. 622)

Dr Paul Bruzon (défenseur des droits civiques des Algériens), « La paix française dans le Proche-Orient », L’Europe nouvelle, 29 octobre 1921, p. 1397 :
« Si nous considérons le protocole d'Angora au seul point de vue français, rien ne nous empêche de nous en réjouir. Les avantages que nous en retirons sont en effet considérables. C'est d'abord, comme nous l'indiquions plus haut, la possibilité de réduire dans de fortes proportions des effectifs militaires onéreux. C'est ensuite l'entrée immédiate et sans arrière-pensée dans une période de réalisations fécondes du programme de réformes économiques et sociales dont la Syrie doit bénéficier sous notre direction et sous notre contrôle. C'est enfin un nouveau lustre ajouté au nom français non seulement dans le Proche Orient, mais encore dans tous' les pays musulmans où rayonne toujours, malgré les fautes, malgré les revers de la Turquie, le prestige du Califat. Grâce à ce protocole nous pouvons espérer reprendre aux yeux du monde islamique, la place légitime dont nous fûmes hélas dépossédés, quelques années avant la guerre, en partie par les intrigues allemandes, en partie par nos propres maladresses. Tout cela maintenant c'est le passé, le cauchemar d'une fièvre grave heureusement guérie. A nouveau va rayonner la lumière française sur les coupoles de Stamboul ! Qu’elles renouent solidement leurs liens temporairement détendus, les vieilles traditions d'amitié et de confiance réciproques auxquelles s'attachent les grands noms de François Ier et de Soliman le Magnifique ! La logique de l'histoire reprend ses droits. »

Édouard Herriot, « La paix franco-turque », L’Information, 4 novembre 1921, p. 1 :
« Ainsi le traité du 20 octobre ne peut être considéré que comme un accord préliminaire. Même réduit à ces proportions, son apparence apparaît considérable. La France va se trouver soulagée, financièrement et militairement. […] L’accord d’Angora nous permettra de préparer l’évacuation de nos troupes et de définir notre conception du mandat syrien. […]
Il y a plus. Désormais en paix — pratiquement du moins —, avec la France, la Turquie pourra plus facilement aborder le problème de la paix générale. Elle se présentera devant le concert des alliés avec tout l’appui que notre respect des pactes nous permettra de lui donner. »

Jacques Bainville, « L’Angleterre s’oppose à l’accord franco-turc », La Liberté, 6 novembre 1921, p. 1 :
« Nous avons signé un traité avec les Turcs parce que nous en avions assez de faire tuer des Français pour [le roi de Grèce] Constantin [beau-frère de l’ex-empereur Guillaume II] et pour Feyçal [pion du Royaume-Uni contre la présence française au Proche-Orient]. Nous avons signé ce traité pour pacifier l’Orient. »

« L’Angleterre et l’accord franco-turc », Le Temps (organe officieux du Quai d’Orsay), 9 novembre 1921, p. 1 :
« IV. — On soutient, que la protection des minorités France chrétiennes ne sera pas assurée si la France retire ses troupes de Cilicie. Cette critique, à laquelle nous sommes fort sensibles, appelle trois réponses très nettes.
D'abord, si l'on veut assurer la protection des chrétiens en Turquie, le bon moyen consiste à y faire, la paix et non pas à y perpétuer la guerre. Entretenir la guerre, alors que les Grecs sont incapables de conquérir l'Asie-Mineure, alors que les alliés, à commencer par l'Angleterre (qui évacue le nord de la Mésopotamie) ne veulent pas envoyer de soldats dans ces régions, c'est simplement exposer ces populations chrétiennes de l’intérieur maltraitées ou massacrées ; comme l'ont été les Nestoriens, auxquels l'appui britannique avant été promis.
[…] Enfin, nous craignons que le protection des minorités chrétiennes ne soit ici qu’un prétexte. Ce n'est pas dans l'intérêt, d'un peuple chrétien — les Arméniens savent ce qu'il en coûte de compter sur des programmes aventureux — mais c'est dans l'intérêt de l'émir Faïcal, installé en Mésopotamie malgré la France, qu'on redoute l'évacuation de la Cilicie par les Français et le libre accès des Turcs au Kurdistan. Nous pensons toutefois que l'opinion française, et même une bonne partie de l'opinion anglaise, ferait un accueil peu encourageant à ceux qui oseraient dire, ouvertement, qu'il faut maintenir des bataillons français en Cilicie pour que Faïçal dorme tranquille à Bagdad, et pour que le pétrole de Mossoul coule paisiblement dans les réservoirs de ses amis [en passant par İskenderun, port que les impérialistes les plus radicaux craignaient de voir menacé en cas d’évacuation française]. »

Berthe Georges-Gaulis, « Rome — Constantinople — Angora », L’Opinion, 26 novembre 1921, p. 586 :
« L’accord franco-turc est le premier pas vers l’apaisement, puisse-t-il devenir le véritable traité d’alliance d’où sortira la paix orientale. »

Et le résultat, pour les Arméniens ordinaires, de cette opposition farouche à l’intérêt national français, à la logique française d’apaisement ?

« L’émigration des Arméniens », Le Temps, 30 décembre 1921, p. 2 :
« De notre correspondant d’Alexandrette :
Le départ des émigrants arméniens se poursuit très régulièrement, en même temps que le retrait des troupes françaises. Tandis qu’à Mersine les derniers réfugiés s’embarquent sur les navires venus de Syrie à Alexandrette, d’autres arrivent par chemin de fer, emportant avec eux leurs meubles et des matériaux de construction de toute sorte.
A Deurtyol, un comité a tenté de se constituer, avec le concours des [Arméniens] montagnards. Ce comité doit résister par la force à l’installation des autorités turques après le départ des troupes françaises. Les éléments extrêmes souhaitent que le conflit oblige les troupes françaises à réoccuper la région et conduise à une rupture de l’accord d’Angora. Les éléments raisonnables, beaucoup plus nombreux, craignant d’ailleurs l’intervention des brigands qui infestent les montagnes voisines, ont demandé aux autorités françaises de s’opposer à la réalisation de ce plan.
Une propagande systématique [de la part des nationalistes arméniens] continue de s’exercer pour entretenir l’inquiétude, entraver l’œuvre d’apaisement des autorités [françaises et turques] et pousser à l’émigration. Cette action va jusqu’à interdire aux Arméniens, sous les menaces les plus graves, de faire partie des commissions organisées par les autorités françaises pour la sauvegarde des biens des absents [sauvegarde destinée à les inciter à revenir dans les semaines ou les mois suivants]. »

Six décennies plus tard, dans son numéro du 24 novembre 1982, Hay Baykar, journal de Jean-Marc « Ara » Toranian, en d’autres termes l’organe édité par ce qui est alors la branche « politique » de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA), titre, de la façon la plus contraire à la vérité : « Cilicie : les coulisses de la trahison française » (pp. 8-9). Très logiquement, ce sont ensuite les attentats de Paris (28 février 1983) et d’Orly (15 juillet de la même année), annoncés le 19 janvier 1983 par le néofasciste Patrick Devedjian.

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