Robert Conquest, Sanglantes moissons, Paris, Robert
Laffont, 1995 :
« De plus, une grande partie du grain arraché si douloureusement à la
paysannerie [ukrainienne, provoquant
ainsi la mort intentionnelle de millions de personnes] ne servit à rien.
Comme auparavant (et comme cela arrive encore couramment aujourd’hui), le
gâchis fut prodigieux. Postychev note en novembre 1933 qu’“une quantité assez
considérable de grains a été perdue par manque de soins”. La presse en cite d’innombrables
exemples : à la gare de Kiev-Petrovka, un immense tas de blé pourrit ;
au poste de ramassage Traktorski, vingt wagons furent inondés ; à
Krasnograd, le blé pourrit dans les balles ; à Bakhmach, il pourrit,
entassé sur le sol. Le correspondant — prosoviétique — du New York Times, Walter Duranty, remarqua (sans toutefois l’écrire
dans son journal) que “l’on voyait de grosses quantités de grain dans les
gares, dont une grande partie en plein air”. » (p. 288)
« En septembre 1933, Walter Duranty déclara à l’ambassade de Grande-Bretagne
que “la population du Caucase du Nord et de la Basse-Volga [avait] diminué de 3
millions au cours de l’année passée, celle de l’Ukraine de 4 à 5 millions” et
qu’il semblait “tout à fait possible” que le bilan total atteignît 10 millions. »
(p. 328)
« Sa qualité d’Occidental qui coopérait étroitement aux falsifications
soviétiques valut à Walter Duranty toutes sortes de privilèges — de se voir
complimenter et accorder des interviews par Staline en personne, notamment. Il
bénéficia en même temps de l’adulation sans réserve de milieux occidentaux
influents.
“Il n’y a pas de famine ni de véritable manque de nourriture, et il n’y en
aura vraisemblablement pas”, écrivait Duranty en novembre 1932. Puis, lorsque
de nombreuses informations parurent sur la famine dans les pays occidentaux et
que des articles rédigés par ses collègues furent publiés dans son propre
journal, il changea de méthode et se mit à en minimiser l’importance, en
parlant de “malnutrition”, de “pénurie de vivres” ou de “résistance affaiblie”.
“Parler de famine en Russie relève aujourd’hui de l’exagération ou de la
propagande malveillante”, écrivit-il le 23 août 1933. “La pénurie alimentaire
qui a touché la quasi-totalité de la population l’an dernier, notamment dans
les régions céréalières — c’est-à-dire en Ukraine, dans le Caucase du Nord et
la Basse-Volga — a cependant causé de lourdes pertes humaines.” Le taux de
mortalité normal, qui représentait “environ un million d’individus” dans les
régions citées, devait, selon toute probabilité, “être au moins triplé”.
Mais ces deux millions de morts supplémentaires qu’il jugeait regrettables,
Duranty en minimisait l’importance et niait que l’on pût parler de “famine” (Il
en rejetait partiellement la faute sur “la fuite de certains paysans et la
résistance passive de certains autres”.)
En septembre 1933, premier correspondant à être admis dans les régions
touchées par la famine, Duranty déclara que “l’emploi du mot ‘famine’ à propos
du Caucase du Nord était une pure absurdité” ; au moins en ce qui
concernait cette région, le nombre de morts excédentaires qu’il avait
précédemment prévu lui paraissait désormais “exagéré”. “Bébé dodus” et “mollets
grassouillets” étaient un spectacle typique au Kouban [région largement peuplée d’Ukrainiens]. (Litvinov [ministre soviétique des Affaires
étrangères] ne manqua pas de citer ces dépêches dans sa réponse à la lettre
de Kopelmann.)
Les bruits faisant état d’une famine étaient répandus par des émigrés qu’encourageaient
l’ascension d’Hitler
et, si “des anecdotes sur la famine étaient alors courantes à Berlin, Riga,
Vienne et dans d’autres villes“, c’était parce que “des éléments hostiles à l’Union
soviétique y faisaient une tentative de dernière heure pour empêcher qu’elle
fût reconnue par les États-Unis, en la décrivant comme un pays en ruine et en
proie au désespoir.”
[…]
Malcolm Muggeridge, Joseph Alsop et d’autres journalistes expérimentés le
considéraient tout simplement comme un menteur ; “le plus grand menteur de
tous les journalistes que j’aie rencontrés en cinquante ans de carrière”,
précisa Muggeridge par la suite. » (pp. 344-345)
Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en
Ukraine, Paris, Grasset, 2019, pp. 363-364 :
« Duranty fut le correspondant du New
York Times à Moscou de 1922 à 1936 : pendant un temps, ce rôle le
rendit relativement riche et célèbre. Britannique de naissance, il n’avait
aucun lien avec la gauche idéologique. Il se voulait “réaliste”, pragmatique et
sceptique, essayant d’écouter les deux versions d’une même histoire. “On peut
objecter que la vivisection est une chose triste et affreuse, et il est vrai
que le sort des koulaks et d’autres qui se sont opposés aux expériences
soviétiques n’est pas heureux“, écrivit-il en 1935. “Dans les deux cas“,
cependant, “la souffrance infligée l’est dans un noble dessein.”
Cette position le rendit terriblement utile au régime, qui prit soin de
veiller à ce qu’il vive confortablement à Moscou. Disposant d’un grand
appartement, d’une voiture et d’une maîtresse, il avait de meilleurs accès qu’aucun
autre correspondant et, à deux reprises, il eut le privilège d’interviewer
Staline. L’attention que lui valurent ses reportages semble avoir été cependant
la principale raison de sa couverture flatteuse de la vie en URSS. »
Gedeon Haganov, Le Stalinisme et les Juifs, Paris, Spartacus, 1951, p. 3 :
« “Staline, en deux ans, a fusillé plus de Juifs que, dans le même laps de temps, il n'en a été tué en Allemagne” : ainsi s'exprimait en 1939 un journaliste stalinien notoire, M. Duranty, dûment stylé au Kremlin, à l'époque où Staline pratiquait la politique de “la main tendue” à Hitler, lequel se faisait prier.
Il s’agissait alors de laisser entendre, par l’intermédiaire d'un correspondant officieux, que rien ne s'opposait à un accord entre les deux États totalitaires, et qu'en matière même d'antisémitisme, Staline avait quelque avance sur Hitler. Le New York Times crut devoir censurer pudiquement l'observation déplaisante de son collaborateur trop “inspiré” mais la phrase fut remarquée néanmoins dans les journaux américains de la “chaîne” où passaient les articles de M. Duranty. Relevée, commentée par diverses publications, notamment la Russie Nouvelle, de Paris, citée dans le Figaro (7 mai 1939), elle mérite d’être tirée de l’oubli au moment où les mesures antisémites de Staline s'amplifient et s'accentuent d'une manière indubitable.
M. Duranty faisait allusion, pour amadouer les nazis, aux sanglantes “épurations” commises par Staline lors des fameux procès de Moscou en 1936-1938. »
Walter Duranty, Stalin
& C°. The Politburo—the Men who rule Russia, Londres, Secken and
Warburg, 1949, pp. 146-147 :
« À Constantinople [le choix de
cet ancien nom, bien après l’adoption officielle d’İstanbul,
traduit en soi un mépris des Turcs], ils ont un dicton selon lequel un Grec peut rouler trois Juifs, et un
Arménien peut rouler trois Grecs. Les Arméniens, comme
les Juifs, ont subi une
persécution raciale choquante ; et, comme les Juifs, ils y ont survécu.
Pourtant, entre les Juifs et les Arméniens, il y avait une différence
fondamentale. Les deux nations ont été dispersées à travers la surface de la terre
comme commerçants et étrangers vivant par leur intelligence, mais les Arméniens
ont toujours eu une patrie qu’ils aimaient ; et la persécution des Arméniens,
contrairement à celle des Juifs, a été menée dans cette patrie, jamais à l’étranger.
J’ai connu des patriotes irlandais, des Américains, Britanniques, Français et
Texans mais parmi eux tous il n’y a pas de plus grand amour de leur patrie que
chez les Arméniens.
Sous
les tsars, l’Arménie était une “colonie” comme l’Asie
centrale, exploitée et vidée de ses richesses [quelles richesses ? Il ne le dit pas…]. La moitié de la
population arménienne vivait en dehors de l’empire tsariste sous domination
turque. Pendant la
Première Guerre mondiale et durant les
années suivantes, ils ont été si complètement “éliminés” qu’aujourd’hui il
n’y a pas un seul Arménien dans les provinces de l’Est de la Turquie, Kars
et Ardahan, dont la population était autrefois arménienne pour les neuf
dixièmes [affirmation aussi grotesque que
les autres]. La domination tsariste était une froide belle-mère pour l’Arménie
russe ; les Turcs assassiné les Arméniens qui se trouvaient sous leur
domination.
Une visite en Arménie soviétique (ce que les étrangers font rarement)
fournit une preuve tout à fait convaincante que ce petit pays des hautes terres
a plus tiré de la révolution bolchevique que presque tous les États ou
nationalités qui composent l’U.R.S.S. Une indication en est que l’Arménie est
la seule République soviétique dans laquelle un grand nombre de ses
ressortissants vivant à l’étranger, même aux États-Unis, sont volontairement
retournés ces dernières années [dès 1947,
la déception a été profonde et l’immigration s’est arrêtée en 1948, les « rapatriés »
ne trouvant que misère]. C’était le premier pays soviétique à jouir d’une
pleine liberté religieuse [sic !],
et a fait de grands progrès dans l’agriculture et l’industrie grâce à un
programme de travaux généreux, en particulier les projets d’irrigation, menés
par Moscou.
L’Arménie doit sans aucun doute ces avantages au premier degré à l’énergie
et la diligence de ses gens, qui sont immensément reconnaissants aux bolcheviks
de leur protection contre les Turcs et pour l’aide apportée aux survivants
arméniens de Turquie pour retourner en Arménie soviétique. Mais le pays doit
aussi beaucoup à son premier citoyen, Anastas
Ivanovich Mikoyan, membre depuis 1935 du Politburo bolchevique. »
Lire aussi :
La
popularité du stalinisme dans la diaspora arménienne
L’agitation irrédentiste dans l’Arménie soviétique à l’époque de l’alliance entre Staline et Hitler
La
vision communiste du conflit turco-arménien (avant le tournant turcophobe
imposé par Staline)
L’alliance soviéto-nazie (1939-1941) et les projets staliniens contre la Turquie
La
question des Azéris expulsés d’Arménie
Le stalinisme en France et le mythe Manouchian
De
l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian
L’arménophilie
stalinienne de Léon Moussinac
L’engagement
(non regretté) d’Henri Leclerc (avocat de terroristes arméniens) au PCF
stalinien
L’Union générale arménienne de bienfaisance et le scandale des piastres
François Rigaux : apologiste des Khmers rouges, soutien apprécié du nationalisme arménien
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