Archag Tchobanian (1872-1954) était un poète arménien, engagé dès 1895 dans
le nationalisme, contre l’Empire ottoman puis contre la République de Turquie.
Vers 1908, il rejoignit le Ramkavar (national-religieux, et, du moins à l’époque,
raciste aryaniste) de Boghos Nubar. Il existe à Paris un Institut Tchobanian,
dirigé par Jean Varoujan Sirapian, ancien vice-président du Conseil de
coordination des associations arméniennes de France (CCAF). Récemment, en
décembre 2019, Jean-Marc « Ara » Toranian, actuellement coprésident
de ce même CCAF, a reproduit sur son site (armenews.com) un texte qualifiant Tchobanian
de « personnalité honnête, vertueuse et emplie d’un immense savoir ».
Voyons de quelle manière Tchobanian était « vertueux ».
Ce qui suit n’est pas une étude sur Tchobanian en général (ce qui
nécessiterait un livre), ni même une étude exhaustive de ses alliances au fil
du temps (il faudrait alors parler, entre autres, du nationalisme grec) : c’est une série de coups de projecteurs sur les principaux
individus et groupes avec qui Tchobanian s’est entendu, en France, des années
1890 aux années 1940.
Edmond Khayadjian, Archag Tchobanian et le mouvement
arménophile, Marseille, CRDP, 1986, p. 27 :
« Il ne fait pas de doute que Tchobanian avait une grande aptitude
pour aller vers les gens et se faire entendre d’eux [du moins quand ils ne
connaissaient pas le sujet : ses rapports avec Robert de Caix, secrétaire
général du haut-commissariat français à Beyrouth de 1919 à 1923, furent
exécrables. Passons.]. Cependant, on pouvait se demander comment ces cercles
[littéraires parisiens], où l’on pratiquait souvent l’ostracisme, s’étaient
ouverts aussi facilement [entre 1895 et 1897] à cet exilé arménien, pauvre et
inconnu, lui offrant une tribune d’où il peut plaider la cause de son peuple
opprimé.
La lettre de Pierre Quillard répond à cette question que je me suis longtemps
posée : “Je m’employai de mon mieux à lui faciliter l’accès de quelques
revues, et surtout du Mercure de France.” »
Gilles Candar, « QUILLARD
(Pierre) 1864-1912) », dans Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français,
Paris, Le Seuil, 2009, p. 1145 :
« Né à Paris le 14 juillet 1864, il se fait connaître par un mystère
symboliste, La Fille aux mains coupées
(1886), suivi du recueil La Gloire du
verbe. […] Il est de surcroît chargé de la rubrique des poèmes au Mercure de France, fondé en 1890. Quillard se situe alors dans la mouvance
anarchiste […]. »
Edmond Khayadjian, Archag Tchobanian et…, op. cit., pp.
250-251 :
« En effet, à l’occasion de cette polémique [avec Pierre Loti fin 1918],
la Commission de propagande arménienne [dirigée par Archag Tchobanian et qui se
résume principalement à sa personne] vient de diffuser une série de publication
où figurent tous ces textes. C’est tout d’abord [en 1919] une brochure
intitulée : Pour l’Arménie libre.
Pages écrites au cours de la Grande Guerre et dans laquelle Camille Mauclair [écrivain ayant basculé à l’extrême droite en 1905-1906, futur
vichyste] revient à la charge en expliquant pourquoi il a adressé cette lettre
ouverte à P. Loti, qu’il reproduit ici avec ses autres écrits arménophiles […]
Plusieurs lettres de Mauclair montrent que l’initiative de cette publication
revient à Tchobanian […]. »
Cyril Le Tallec, La Communauté arménienne de France,
Paris, L’Harmattan, 2001, p. 149 :
« Adhérent, depuis 1908, au Parti ramgavar-azadakan, Archak [Archag]
Tchobanian rejoindra finalement les ”compagnons de route” séduits par le mouvement
communiste. »
« L’Arménie soviétique a célébré son Ve anniversaire », L’Humanité, 6 décembre 1925, p. 1 :
« Lundi dernier, la colonie arménienne de Paris a fêté à la salle
Wagram le 5e anniversaire de l’Arménie soviétique. […]
La salle a fait une ovation à [l’ambassadeur soviétique] Rakovsky, puis M. Tchobanian, le littérateur arménien bien
connu, déclara que les Arméniens ont enfin vu la réalisation de leur rêve, un
État libre et indépendant [sic], grâce à l’aide fraternelle de la puissante
Union soviétique [dirigée par Staline]. »
Edmond Khayadjian, Archag Tchobanian et…, op. cit., p. 251
:
« Dans l’allocution qu’il [Camille Mauclair] prononcera le 14 mai 1938
[c’est-à-dire à un moment où il était encore plus marqué à l’extrême droite qu’en
1918-1919 et s’était spécialisé, depuis dix ans, dans les articles et ouvrages
contre les Juifs et les immigrés], dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne,
pour le jubilé de Toranian — et dont le texte, écrit de sa main, est conservé dans
les archives de Tchobanian —, il déclarera “avoir été depuis quarante ans un
défenseur de cette cause arménienne, à laquelle [l’]avaient initié Anatole France
et Pierre Quillard. »
« Une grande réunion franco-arménienne », Les Annales
coloniales, 14 novembre 1938, p. 4 :
« Le Comité de la Méditerranée [composante la plus à droite du
« parti colonial » français] a donné son premier déjeuner à
l'occasion de la promotion au grade d'officier de la Légion d'honneur de M. Archag
Tchobanian. Autour de M. Gautherot, sénateur, président de la section “France-Syrie”
du Comité, avaient pris place MM. Henry Haye et Mme Desjardins, […]
l'archimandrite Diran Nersoian, représentant l'évêque des Arméniens grégoriens
de Paris ; le pasteur Boudakian, Mmes Djevahirdjan et Gulbenkian, M.
Pilossian, attaché financier à la légation de l'Iran, et Mme Pilossian ; M. et Mme
Jacques de Fouquières ; […] MM. Paul du
Véou [président fondateur du Comité de la Méditerranée et agent
d’influence de l’Italie fasciste], Chalhoub, Baudinière [éditeur spécialisé dans la publication d’ouvrages faisant
l’éloge de l’Espagne franquiste, de l’Italie fasciste et même de l’Allemagne nazie],
etc.
Après que l'accolade eût été donnée à M. Tchobanian par le général Brémond,
des allocutions furent prononcées par MM. Gautherot [sénateur d’extrême droite], Paul du Véou, Guerdan et
le président des Volontaires arméniens, et enfin par le poète et grand patriote arménien Archag Tchobanian.
Tous rappelèrent les
liens d'amitié de la France et de
l'Arménie à travers les siècles, le
martyre des Arméniens avant, pendant
et depuis
la guerre. Ils émirent l'espoir qu'il sera un jour rendu justice à cette nation opprimée. »
« Une manifestation de l’Union franco-arménienne », L’Action
française, 30 mars 1940, p. 2 :
« Récemment constituée [erreur : il s’agit d’une rénovation du Comité
franco-arménien, créé en 1933 et neutralisé très rapidement par le ministère
des Affaires étrangères, soucieux de ne susciter aucun litige avec la Turquie]
sous la présidence de M. Louis Marin, député, ancien ministre, l’“Union franco-arménienne”, dont
l’animateur est notre confrère M.
André Faillet [admirateur de Mussolini depuis les années 1920 et bientôt
vichyste], vient de donner une brillante réception dont la nombreuse
assistance était composée par la colonie arménienne et ses amis français.
[…]
Des discours furent prononcés par MM. Louis Marin, René Fiquet, ancien
président du conseil municipal de Paris [condamné
en 1949 pour collaboration économique] ; le sénateur Justin Godart ; le poète Archag Tchobanian ;
A[lexandre] Khatissian, ancien président du Conseil d’Arménie, et André
Faillet, délégué général de l’“Union franco-arménienne”. »
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Ici,
une pause s’impose. N’importe quel lecteur un peu attentif a déjà remarqué le
grand écart entre les admirateurs de Staline et ceux de Mussolini ; mais
il y a plus. Du moins depuis 1926 et l’assassinat de Bedros Atamian, directeur
du journal du Ramkavar en Grèce, par des membres de la Fédération
révolutionnaire arménienne (FRA), dont l’un fut arrêté puis condamné (cf.
Kapriel Serope Papazian, Patriotism
Perverted, Boston, Baikar Press, 1934, p. 70), la FRA et le Ramkavar étaient
à couteaux tirés (le livre de Kapriel Serope Papazian, cité à l’instant, est d’ailleurs
une charge très documentée contre la FRA, publiée par l’un des principaux
dirigeants du Ramkavar aux États-Unis). Or, Tchobanian était toujours un
dirigeant de ce même Ramkavar, et Alexandre Khatissian, en compagnie de qui il
a rompu le pain, en mars 1940, était l’un des principaux dirigeants de la FRA
(cette même FRA qui était d’ailleurs à l’initiative du Centre franco-arménien,
en 1933).
« — Le chef de l’État [Philippe Pétain] a reçu en audience M. [Archag] Tchobanian,
président du comité central des réfugiés arméniens [issu de la transformation
de la Délégation nationale arménienne après 1923], qui lui a remis le second
versement d’une collecte faite parmi la colonie arménienne de Paris au profit
des œuvres sociales du Maréchal. Le versement total atteint 909 885 francs. »
Edmond Khayadjian, Archag Tchobanian et…, op. cit., p. 330 :
« Dès la fin de la deuxième guerre mondiale, il a constitué un “comité
de défense de la cause de l’Arménie turque” […] »
Union nationale arménienne
de France (communiste) et Comité de défense de la cause de l’Arménie turque, La Cause
nationale arménienne, Paris, 1945, pp. 7-8 :
« Aujourd’hui, les Arméniens n’ont comme État national que l'Arménie
Soviétique, où, sur un territoire extrêmement exigu de 29.500 kms carrés, vit
une population de 1 400 000 habitants, dont 1 200 000 sont des Arméniens. Sous
la protection de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, dont elle
fait partie, cette République est maintenant la principale garantie du maintien
et du développement de la nation et de la culture arméniennes. […]
Nous prions instamment les grandes Puissances Alliées de vouloir bien reconsidérer,
à la Conférence de Londres, la question arménienne dans son ensemble et de lui
donner cette fois une solution équitable, complète, définitive. Cette solution
ne peut être obtenue qu’en adjoignant au territoire de la République de
l’Arménie transcaucasienne non seulement le district de Kars, mais les
provinces arméniennes de la Turquie [allusion à l’Arménie du Haut-Karabakh à
Mersin, revendiquée de 1915 à 1921], ou au moins les régions que le
Président Wilson a délimitées [en 1920] pour faire partie de l’État
Arménien. »
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Tchobanian
se mettait ainsi au service des revendications
staliniennes contre la Turquie, alors même que la République soviétique d’Arménie,
comme toutes les autres, avait souffert des purges. Un seul exemple :
Zabel Essayan, nationaliste-raciste, liée à Tchobanian pendant des années,
devenue ardemment stalinienne et rentrée en URSS, a été condamnée à mort et
exécutée en 1943, son passé la rendant irrémédiablement suspecte à la paranoïa
de Staline. Remarquons, à ce sujet, que si les Arméniens communistes, notamment
en France, ont dénoncé dès les années 1930 la Fédération révolutionnaire
arménienne comme un parti fasciste voire nazi (ce que la doctrine du parti et ses
alliances confirment en effet), jusqu’à faire envoyer au poteau des membres
de la FRA en France, fin 1944, pour collaboration avec l’ennemi, ils n’ont eu
aucune peine à s’associer, au printemps 1945, avec un Tchobanian qui, deux ans
auparavant, était reçu en audience par Pétain, et en 1940, s’affichait avec un
des principaux dirigeants de la FRA.
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