dimanche 11 avril 2021

La collaboration de la Fédération révolutionnaire arménienne avec le Troisième Reich


 

 

Béatrice Penati, « “C’est l’Italie qui est prédestinée par l’histoire” : la Rome fasciste et les nationalistes caucasiens en exil (1928-1939) », Oriente Moderno, LXXXVIII-1, 2008, p. 67 :

« [Carlo] Enderle [chargé des relations entre le régime mussolinien et la diaspora arménienne] noue, on ne sait pas comment, des relations avec l’Union arméno-géorgienne [organisation commune à la Fédération révolutionnaire arménienne et aux fascistes géorgiens de Thetri Guiorgi] et entretient une correspondance avec son représentant, qui signe Issahakian [Archak Issahakian, alias Archak Djamalian, ancien ambassadeur d’Arménie en Géorgie, puis ministre arménien des Communications, pendant la brève indépendance de ces républiques]. Les archives nous restituent un fragment de cette correspondance, relatif à l’automne 1935. Elle nous apprend qu’Issahakian avait proposé la constitution d’une légion arméno-géorgienne pour l’expédition en Abyssinie. Il aurait spécifié, dans une conversation personnelle avec Enderle à Rome, qu’il fallait que l’Italie se dépêche d’activer cette proposition d’une légion géorgienne, arménienne et cosaque faute de quoi “les éléments aptes à cela iraient augmenter les rangs allemands”. De plus, l’Union avait promis, sur demande italienne, de soutenir la cause de Rome dans la guerre d’Ethiopie en mobilisant les communautés en exil pour “créer des complications à l’intérieur de la Turquie”, en supposant que celle-ci entrerait en guerre avec l’Italie. »

 

John Roy Carlson (Arthur Derounian), Under Cover, New York, E. P. Dutton, 1943, pp. 81-82 :

« Pour mon grand dégoût pendant que j’étais [infiltré] parmi les Mobilisateurs [organisation américaine d’extrême droite, favorable au Troisième Reich et hostile à toute intervention des États-Unis contre l’Axe], j’ai rencontré deux dachnaks [membres de la Fédération révolutionnaire arménienne], qui, l’un comme l’autre, jouaient un rôle éminent dans le mouvement des Mobilisateurs. […] L’un était un agent immobilier nommé Richard Koolian ; l’autre était un jeune homme qui se faisait appeler Edward C. Adrian, mais dont le véritable nom était Eduard Masgalajian. Sous ces deux noms, il contribuait à l’Hairenik Weekly, organe dachnak. Mon personnage d’Italien était si réussi qu’ils ne soupçonnèrent jamais ma véritable identité.

Adrian m’a parlé de la branche de jeunesse de la FRA, le Tzeghagron [littéralement « Religion de la race », ou Union des adorateurs de la race, l’organisation a été rebaptisée plus sobrement Armenian Youth Federation en 1943], nom formé à parti des mots arméniens tzegh (race) et gron (religion). Le programme et la philosophie de ces “adorateurs de la race” à la mode fasciste étaient similaires à ceux des Jeunesses hitlériennes, me dit Adrian avec fierté. »

 

« Document Reveals Dashnag Collaboration with Nazis », The Armenian Mirror-Spectator, 1er septembre 1945, reproduit dans Congressional Record, 1er novembre 1945, p. A4840 :

« (NOTE DE LA RÉDACTION - Le document suivant, traduit en arménien à partir du texte allemand original et publié dans une brochure en France, est arrivé récemment dans ce pays [les États-Unis]. Comme le révèle le document, le soi-disant Conseil national arménien (à ne pas confondre avec le Conseil national arménien organisé et fonctionnant actuellement en Amérique) a appelé Alfred Rosenberg, ministre nazi des zones occupées de l’est (russe) à transformer l’Arménie soviétique en une colonie allemande. Le conseil était composé des dirigeants des dachnaks suivants: Président, Professeur Ardashes Abeghian [membre de la Fédération révolutionnaire arménienne, FRA] ; vice-président, Abraham Gulkhandanian [dirigeant de la FRA, ancien ministre de l’Intérieur de la République d’Arménie pendant sa brève indépendance] ; secrétaire, Hairoutune Baghdasarlan ; membres, David Davidkhanian, Garegin Nezhdeh [Nejdeh] (père de Tzeghagron [l’Union des adorateurs de la race, déjà vue ci-dessus]), Vahan Papazian (trésorier), [Drastamat] Dro Ganayan [ancien ministre de la Défense, principal dirigeant de la FRA jusqu’à sa mort, en 1956] et Der-Tovmasian.)

1. Le Conseil national arménien a été constitué à Berlin, le 15 décembre 1942, sous le patronage du ministère des zones occupées de l’est. Le premier s’efforcera de mener à bien son programme en maintenant des liens permanents avec le bureau de l’Est ainsi qu’avec d’autres départements juridictionnels (autorités). Ainsi, le Conseil national arménien s’engage à être un agent entre l’Allemagne et les Arméniens, et à cette fin, il est prêt à servir le peuple et, bien entendu, en harmonie avec les autres peuples européens.

2. D’une part, le Conseil national arménien s’efforce de libérer l’Arménie du joug bolchevique et de la domination russe ; et d’autre part, il encourage les efforts de la nation arménienne pour la liberté et l’autonomie politique de l’Arménie.

3. Afin de réaliser librement ces buts et ces objectifs, de les atteindre et de les établir fermement, le Conseil national arménien considère la protection politique du Reich allemand sur l’Arménie comme la garantie la plus sûre. À cet égard, le Conseil national arménien est animé par l’idée que, de cette manière, la politique suivie par les dirigeants arméniens du Moyen Âge peut être relancée et établie ; selon cette politique, le puissant Reich allemand était considéré comme le libérateur de l’Arménie et du peuple arménien.

4. Pour la bonne exécution de son programme, le Conseil national arménien juge impératif de rassembler toutes les forces vives nationales arméniennes [allusion possible au mouvement Hossank, distinct de la Fédération révolutionnaire arménienne, mais tout aussi nazi]. Il s’efforcera d’atteindre cet objectif par des méthodes orales ou écrites.

5. Le Conseil national arménien juge impératif le retour progressif dans la patrie de ses ressortissants qui, dans des conditions historiques ou politiques déterminées, contre leur gré, ont été contraints d’émigrer et de vivre désormais dans divers pays. Dans cette catégorie se trouvent d’abord les artisans, les ouvriers qualifiés, les agriculteurs, ainsi que les médecins, les infirmières, les écrivains et l’intelligentsia, etc. et le progrès du pays — et c’est cette force qui a été acceptée et appréciée par les voyageurs et les scientifiques renommés d’Europe.

6. Le Conseil national arménien, pour le seconder dans son programme, appellera l’attention de son gouvernement patron [le Troisième Reich] sur les besoins territoriaux de l’Arménie actuelle. Le Conseil national arménien, dans la mesure de ses capacités, tentera de résoudre ce problème avec justice en Transcaucasie [allusion aux revendications territoriales contre la Géorgie et surtout l’Azerbaïdjan] et, si nécessaire, fera appel au jugement du Reich.

7. Le Conseil national arménien est convaincu que les efforts de son peuple doivent être couronnés de succès car l’Arménie, grâce à l’aide puissante du Reich allemand, deviendra un pays autonome et, en tant que tel, se développera. Ce n’est qu’ainsi que le peuple arménien pourra développer librement sa culture natale et sa vie nationale dans toutes ses aspects : langue, littérature, industrie, économie, administration, justice, etc., et, bien sûr, de nouvelles manières et de nouvelles directions.

8. Le Conseil national arménien fera tout pour faciliter le travail de son gouvernement patron, y compris la richesse nationale qu’est la terre, en tenant compte de la reconstruction économique de l’Arménie et des intérêts des deux peuples.

9. Sous la protection du Reich allemand, l’Arménie s’efforcera, autant qu’elle le pourra, de renforcer l’influence allemande au Proche-Orient. A cet égard, le Conseil national arménien juge impératif d’évaluer les amères déceptions et la terrible misère que la Russie, ainsi que l’Angleterre, ont causé aux Arméniens au cours de l’histoire. C’est une bonne raison pour le peuple arménien de se détourner gouvernements susmentionnés, de les abandonner pour toujours. À cet égard, le Conseil national arménien voudrait évoquer le combat de longue date que le peuple arménien a mené contre la tyrannie russe, qu’elle fût bolchevique ou tzariste. À cette occasion, il faut se souvenir de la révolte générale du peuple du 18 février 1921, à la suite de laquelle le despotisme bolchevique a été renversé et un gouvernement national a été établi [après une première bolchevisation, de décembre 1920 à février 1921], même si ce n’est que pour une courte période [ironie, cet éphémère gouvernement de la Fédération révolutionnaire arménienne a demandé l’aide de la Turquie].

10. En outre, le Conseil national arménien s’efforcera de cultiver des relations avec tous les peuples voisins, et en particulier avec les peuples du Caucase et leurs organes nationaux, et, bien entendu, sur la base d’une compréhension mutuelle et d’intérêts communs.

11. Conscient de l’intimité des liens historiques, politiques, économiques et culturels entre la grande Allemagne et son protectorat, l’Arménie, le Conseil national arménien considèrera qu’il est de son devoir de renforcer ces liens et de les rendre indissociables. À cette fin sont déjà appelées, et seront appelées par la suite, ces forces arméniennes auxiliaires qui sont maintenant actives et combattent avec les Allemands pour la victoire finale et la libération [unités arméniennes de la Wehrmacht et de la Waffen-SS].

12. Le Conseil national arménien est un agent de la période de transition actuelle. Sa juridiction et son activité cesseront au moment où, sous la direction de l’Allemagne et avec l’aide du Conseil national arménien, un nouveau gouvernement est créé en Arménie. »

 



[Arthur Derounian], « Document Shows Dashnags as Nazi Collaborators », The Propaganda Battlefront, septembre 1945, reproduit idib. :

« Une preuve concluante du caractère fasciste de la Fédération révolutionnaire américaine (Dashnag) a été fournie récemment par la découverte d’un document allemand montrant que huit hauts responsables de la FRA ont conclu un accord avec Alfred Rosenberg pour servir de dirigeants, comme [le nazi norvégien Vidkund] Quisling lors de la conquête du Caucase par l’Allemagne [rappelons au passage que Quisling était arménophile].

Le document et les photographies supplémentaires montrent que le 12 décembre 1942, les dirigeants de l’ARF à Berlin, dirigés par le notoire général Dro Ganayan, ont formé un comité national arménien pour servir d’agent entre l’Allemagne et les Arméniens. Les traîtres du Dashnag considéraient “la protection politique du Reich allemand sur l’Arménie comme la garantie la plus sûre“ et considéraient les nazis comme des “libérateurs de l’Arménie”.

Les dirigeants de la FRA à Boston, Douben Dasbinian et Simon Vratzian, ont, dans un premier temps, nié frénétiquement l’authenticité du document, mais finalement admis dans l’organe du parti, Hairenik, qu’il était authentique. »

 

Houri Berberian, « From Nationalist-Socialist to National Socialist? The Shifting Politics of Abraham Giulkhandanian », dans Bedross Der Matossian (dir.), The First Republic of Armenia (1918-1920) on Its Centenary: Politics, Gender, and Diplomacy, Fresno, California State University, 2020 :

« Beaucoup a été écrit sur [Drastamat « Dro »] Kanayan et Nzhdeh [les deux dirigeants de la Fédération révolutionnaire arménienne les plus compromis avec le Troisième Reich], mais principalement dans une perspective nationaliste et même apologétique. Une contribution critique et scientifique concernant les deux hommes serait une intervention bienvenue qui pourrait informer et améliorer notre compréhension du contexte général de la Seconde Guerre mondiale. » (p. 62)

« En 1924, quelques années seulement après la défaite écrasante subie par la Première République arménienne [en 1920] et la signature du traité d’Alexandropol et dans une tentative d’expliquer la nécessité de maintenir vivante la question arménienne par la lutte, Giulkhandanian [futur vice-président du Conseil national arménien créé à Berlin en 1942, et décrit ci-dessus] a trahi à la fois ses craintes et ses préjugés. En avril de cette année-là, il a dit dans le mensuel Hayrenik : “C’est le combat qui maintiendra notre question vivante […] C’est ce combat qui sauvera le peuple arménien face au danger de judaïsation [hrēanalu vtangits’] ; enfin, c’est ce combat qui sauvera au jour le jour, les Arméniens de Turquie, subjugués.” La crainte exprimée par Giulkhandanian est claire. Son inquiétude en 1924 était que les Arméniens fussent “judaïsés”, et par là il entendait devenir lâche et faible — un lieu commun de l’antisémitisme —, ce qui trahit ses vues sur les Juifs et peut expliquer, au moins en partie, sa décision, prise moins de deux décennies plus tard, de collaborer avec l’Allemagne nazie. » (pp. 65-66)

Remarque : pour sa thèse de doctorat, qui portait sur les Arméniens d’Iran entre 1905 et 1911, Mme Berberian a eu accès aux archives de la FRA ; pour cet article, non. Pourquoi ?

 

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