vendredi 10 avril 2020

La vision communiste du conflit turco-arménien (avant le tournant turcophobe imposé par Staline)




Octave Dumoulin, « Syrie et Cilicie », L’Humanité, 5 octobre 1922, p. 4 :
« Lorsque les troupes françaises envahirent la Cilicie, elles étaient imprégnée de l’épouvantable légende qui a fait des Ottomans les massacreurs périodes du peuple arménien.
Les Arméniens surent exploiter l'erreur séculaire. Ils accueillirent les Français en libérateurs. Ils réclamèrent et obtinrent faveurs et emplois. Les fonctionnaires turcs furent destitués. Les Arméniens connurent les joies et les bénéfices du pouvoir. Ils donnèrent la mesure de leur ignorance et de leur arrogance. Si on ne les eût modérés, ils eussent anéanti la nation musulmane. Tenus en bride, ils se contentèrent de rançonner, de molester, de tracasser les Turcs indolents. Les gendarmes arméniens ont conquis une triste célébrité dans l'exercice de leurs fonctions. Ils parcouraient les campagnes pour exiger des tributs, ou bien favorisaient la contrebande en se faisant verser de copieux “bakchiches”. Quoi d'étonnant à ce que, aujourd'hui, les Anatoliens englobent dans la même haine les Arméniens et les Français ?
Comme soldats, les Arméniens se montrèrent moins avantageux. Rassemblés en légion, ils prirent la fuite à la première affaire. L'expérience ne fut pas renouvelée. Ayant lié leur sort à celui des Français, les Arméniens ne devaient pas éprouver que des satisfactions.
L'histoire dira que notre protection leur a valu une augmentation de misère. La grande presse a observé le silence sur le cruel épisode de Marache. On sait vaguement qu'un bataillon français, aventuré au cœur du Taurus, dut opérer une lamentable retraite sur Islahié. On n'a pas dit qu'il était accompagné d'une foule de 4 000 Arméniens, dont la plus grande partie périrent au milieu des tourbillons de neige. La protection des minorités conduit à de singulières conséquences.
Quand l'abandon de la Cilicie fut décidé, le général Gouraud s'efforça de rassurer les Arméniens, qui redoutaient les représailles des Turcs. Dans le même temps, l'Angleterre sommait la France d'assurer la protection des chrétiens. Les Arméniens se résolurent à chercher un refuge en Syrie. Vêtus de haillons, chargés d'un maigre bagage ; ils vinrent implorer le secours des autorités françaises. Il fallait empêcher ces misérables de mourir de faim. On en expédia quelques milliers en Egypte, d'où ils furent refoulés sur Beyrouth, puis sur Alexandrette. Irrités de ces déplacements, ils se révoltèrent et firent usage de grenades. On se décida à les répartir entre les principales villes, tout en les tenant à l'écart des indigènes. Un désordre, complet présida à cette organisation. La pitoyable race achève d'expier, dans un dénuement sans nom, les erreurs qu'une obscure fatalité lui fait commettre depuis tant de siècles.
À Alexandrette, les exilés furent logés sous des tentes. Tout un hiver ils croupirent dans la boue. Ils gaspillèrent le matériel qu'on leur accorda. Ils mirent les tentes hors de service en y pratiquant des ouvertures pour les tuyaux des poêles. Enfin ils essaimèrent, allant exercer un peu partout leurs métiers sordides.
À Lattaquié, les fugitifs furent parqués sur les places publiques. On réquisitionna dans la ville les ustensiles de cuisine indispensables. La maladie et la vermine assaillirent ces malheureux. Leur détresse était affreuse. On vit des femmes accoucher en pleine rue. A Tripoli, le spectacle était encore plus  lamentable. Une épidémie de typhus, qui dure encore, exerça d'atroces ravages parmi les exilés.
Vivant au milieu des Turcs, les Arméniens n'ont jamais su s'attirer leur sympathie. Et pourtant, tous ceux qui ont fréquenté le Turc ont apprécié sa douceur et son esprit de tolérance. Aucun excès, n'a marqué la rentrée des autorités ottomanes en Cilicie. Malgré les bruits qui ont circulé, le quartier arménien d'Adana est demeuré intact.
Quelle a été, par contre, l'attitude des Arméniens ? En Anatolie, ils se sont rangés du côté des Grecs. Ils ont participé à la dévastation des campagnes, à l'incendie des villages. À Smyrne, ils se sont livrés sur les Turcs à d'inqualifiables brutalités, et ils doivent être rendus responsables de la ruine de cette ville magnifique.
Depuis un an, le peuple arménien a enduré toutes les souffrances de la guerre et de l'exil. Mais il est l'artisan de son malheur. Pourquoi faut-il que les grandes puissances aient encouragé les Arméniens dans leur politique absurde et aient accéléré la décadence de toute une race ?
Les bolcheviks ont compris que la paix ne pouvait être rétablie en Orient que par une entente avec l'élément qui domine. La France se décide à marcher dans la même voie. Mais il est un peu tard pour réparer les erreurs d'un impérialisme. »

Ce texte appelle plusieurs commentaires. D’abord, le plus évident : cette version est plus dure que celle présentée, depuis des décennies, par des historiens de droite nationaliste en Turquie (Yusuf Halaçoğlu, par exemple), surtout en ce qu’elle généralise à toute la population arménienne le comportement des nationalistes (ignorant les loyalistes et les attentistes) et en ce qu’elle réduit la tragédie de la Première Guerre mondiale aux exagérations intéressées (très réelles, on le verra sur ce blog) ainsi qu’aux simplifications qu’elle a suscitées.
Ce qu’il dit des violences par des légionnaires et gendarmes arméniens est confirmé par les documents d’époque (cf., par exemple, les jugement rendu par le conseil de guerre de la Légion arménienne, 26 février, 6 et 26 mars 1919, Service historique de la défense, Vincennes, 11 J 3073) et les témoignages d’officiers français. La lâcheté de nombreux légionnaires et gendarmes est également un grief récurrent dans les sources françaises — et n’est pas sans rappeler la lâcheté des combattants arméniens à Erzurum en 1918 et des soldats de la République d’Arménie en 1920.
Deux exemples : « Arrogants et brutaux avec la population [turque et plus généralement musulmane] quand il n’y a rien à craindre, ils [les gendarmes arméniens] sont en dessous de tout à la moindre alerte. » (Le gouverneur de Tarsous à M. le colonel Brémond, 2 avril 1920, Centre des archives diplomatiques de Nantes, 1SL/1V/148). Et en ce qui concerne les légionnaires :
« À la fin, ces gens nous embêtent : quand nous sommes menacés sans qu’eux-mêmes le soient, ils nous abandonnent totalement et ne se donnent même pas la peine de nous faire parvenir des nouvelles. […] Combien de déceptions encore, nous a fournies cette légion arménienne, en laquelle nous mettions tant d’espoirs! Tous ces soldats s’étaient engagés sans aucun esprit militaire, sans patriotisme véritable. Leur but était de trouver mainte occasion de se venger sur les biens ou la personne du Turc honni. Que de meurtres, de pillages à l’actif de ce corps dont les désertions éclaircissent presque totalement les rangs ! » (Raoul Desjardins, Avec les Sénégalais par-delà l’Euphrate, Paris, Calmann-Lévy, 1925, pp. 184-185).
Le manque de bonne volonté, chez une partie des réfugiés arméniens de Syrie et du Liban, est également confirmé, cette fois par les observations directe de l’ex-arménophile Émile Wetterlé, député d’Alsace.
Certes, cet article est à mettre dans le contexte de la coopération entre kémalistes et bolcheviques contre l’impérialisme britannique, mais outre que la Russie soviétique n’a pas hésité à se servir de la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA) contre les indépendantistes turciques d’Asie centrale et d’Azerbaïdjan, en 1918-1919, et qu’en 1922, l’alliance franco-turque (évacuation de Çukurova, ventes d’armes et de munitions, livraisons de matériel militaire à titre gracieux, soutien diplomatique lors des conférences de Paris, en mars et septembre 1922) gêne Moscou, ce genre de texte, y compris dans sa dureté même, est assez représentatif de ce qui se publie, à peu près au même moment, dans la presse française, même la moins suspecte de communisme (par exemple : Commandant A…, « Les affaires d’Orient », La Petite Gironde, 8 septembre 1922, p. 1), et parfois venant de milieux peu réputés pour leur turcophilie. Claude Farrère, grand ami des Turcs, rapporte ainsi une conversation avec un professeur d’une école américaine d’İstanbul, dans l’Orient-Express, en juin 1922, alors même que les enseignants qui partagent les idées de Farrère sur l’Orient sont alors fort rares dans les écoles américaines (de l’ex-Empire ottoman ou d’ailleurs) :
« — Monsieur, vous qui habitez la Turquie, aimez-vous les Turcs ?
— Oui.
— Cependant, vous avez peu d’enfants turcs, parmi vos élèves. Et vous avez beaucoup d’enfants grecs, arméniens, levantins. Aimez-vous les chrétiens d’Orient ?
— Non.
— Vos compatriotes américains dont, j’apprécie, croyez-le, la parfaite bonne foi et l’instinct de justice, sont pourtant d’un avis contraire au vôtre ?
— Oui. Parce qu’ils ne savent pas. Ils par exemple que les Turcs ont massacré des Arméniens.
— Et bien ?
— Eh bien ! Ils n’ont pas massacré : ils ont lynché. C’est différent. On lynche seulement les gens qui méritent d’être lynchés. Nous lynchons aussi, aux États-Unis. Lyncher est brutal, mais juste. Si les Américains savaient, ils aimeraient les Turcs. » (Claude Farrère, « La Turquie ressuscitée — Choses vues », Les Œuvres libres, décembre 1922, p. 85.)
Là encore, il s’agit d’une confusion regrettable entre le tout (la population) et la partie (les insurgés) ; mais cette confusion vient surtout de la prétention des partis révolutionnaires à représenter l’ensemble de la population, tout en défendant des positions inconciliables — l’héroïsation des volontaires de l’armée russe et des révoltés d’une part, la présentation de toute la population comme victime d’autre part.
Toutefois, le plus intéressant n’est pas que L’Humanité de 1922 était dans le ton de l’essentiel de la presse française au même moment, sur ce sujet, mais que le Parti communiste, à partir du moment où Staline imposa un tournant résolument antiturc, a choisi d’ignorer sa propre histoire, en tout en enjoignant aux Turcs de « regarder la leur en face ». Pour mémoire, la première proposition de loi visant à « reconnaître » le prétendu « génocide arménien » fut déposée en 1965 par le député stalinien Guy Ducoloné. Ce ne fut que la première d’une longue série. Le groupe communiste à l’Assemblée nationale fut également pionnier en matière de tentatives inconstitutionnelles d’interdire la liberté d’expression et de recherche sur la tragédie de 1915-1916 (une idée typiquement stalinienne).

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