Octave Dumoulin, « Syrie et
Cilicie », L’Humanité, 5
octobre 1922, p. 4 :
« Lorsque les troupes françaises envahirent la Cilicie, elles étaient
imprégnée de l’épouvantable légende qui a fait des Ottomans les massacreurs
périodes du peuple arménien.
Les Arméniens surent exploiter l'erreur séculaire. Ils accueillirent les
Français en libérateurs. Ils réclamèrent et obtinrent faveurs et emplois. Les
fonctionnaires turcs furent destitués. Les Arméniens connurent les joies et les
bénéfices du pouvoir. Ils donnèrent la mesure de leur ignorance et de leur
arrogance. Si on ne les eût modérés, ils eussent anéanti la nation musulmane.
Tenus en bride, ils se contentèrent de rançonner, de molester, de tracasser les
Turcs indolents. Les gendarmes arméniens
ont conquis une triste célébrité dans l'exercice de leurs fonctions. Ils parcouraient
les campagnes pour exiger des tributs, ou bien favorisaient la contrebande
en se faisant verser de copieux “bakchiches”. Quoi d'étonnant à ce que, aujourd'hui,
les Anatoliens englobent dans la même haine les Arméniens et les Français ?
Comme soldats, les Arméniens se montrèrent moins avantageux. Rassemblés en légion, ils prirent la fuite
à la première affaire. L'expérience ne fut pas renouvelée. Ayant lié leur
sort à celui des Français, les Arméniens ne devaient pas éprouver que des
satisfactions.
L'histoire dira que notre protection leur a valu une augmentation de
misère. La grande presse a observé le silence sur le cruel épisode de Marache.
On sait vaguement qu'un bataillon français, aventuré au cœur du Taurus, dut opérer
une lamentable retraite sur Islahié. On n'a pas dit qu'il était accompagné d'une
foule de 4 000 Arméniens, dont la plus grande partie périrent au milieu des tourbillons
de neige. La protection des minorités conduit à de singulières conséquences.
Quand l'abandon de la Cilicie fut décidé, le général Gouraud s'efforça de
rassurer les Arméniens, qui redoutaient les représailles des Turcs. Dans le
même temps, l'Angleterre sommait la France d'assurer la protection des
chrétiens. Les Arméniens se résolurent à chercher un refuge en Syrie. Vêtus de
haillons, chargés d'un maigre bagage ; ils vinrent implorer le secours des autorités
françaises. Il fallait empêcher ces misérables de mourir de faim. On en expédia
quelques milliers en Egypte, d'où ils furent refoulés sur Beyrouth, puis sur Alexandrette.
Irrités de ces déplacements, ils se révoltèrent et firent usage de grenades. On
se décida à les répartir entre les principales villes, tout en les tenant à l'écart
des indigènes. Un désordre, complet présida à cette organisation. La pitoyable race
achève d'expier, dans un dénuement sans nom, les erreurs qu'une obscure
fatalité lui fait commettre depuis tant de siècles.
À Alexandrette, les exilés furent logés sous des tentes. Tout un hiver ils
croupirent dans la boue. Ils
gaspillèrent le matériel qu'on leur accorda. Ils mirent les tentes hors de
service en y pratiquant des ouvertures pour les tuyaux des poêles. Enfin
ils essaimèrent, allant exercer un peu partout leurs métiers sordides.
À Lattaquié, les fugitifs furent parqués sur les places publiques. On réquisitionna
dans la ville les ustensiles de cuisine indispensables. La maladie et la
vermine assaillirent ces malheureux. Leur détresse était affreuse. On vit des
femmes accoucher en pleine rue. A Tripoli, le spectacle était encore plus lamentable. Une épidémie de typhus, qui dure
encore, exerça d'atroces ravages parmi les exilés.
Vivant au milieu des Turcs, les Arméniens n'ont jamais su s'attirer leur
sympathie. Et pourtant, tous ceux qui ont fréquenté le Turc ont apprécié sa
douceur et son esprit de tolérance. Aucun excès, n'a marqué la rentrée des
autorités ottomanes en Cilicie. Malgré les bruits qui ont circulé, le quartier
arménien d'Adana est demeuré intact.
Quelle a été, par contre, l'attitude des Arméniens ? En Anatolie, ils se
sont rangés du côté des Grecs. Ils ont participé à la dévastation des campagnes,
à l'incendie des villages. À Smyrne, ils
se sont livrés sur les Turcs à d'inqualifiables brutalités, et ils doivent être
rendus responsables de la ruine de cette ville magnifique.
Depuis un an, le peuple arménien a enduré toutes les souffrances de la
guerre et de l'exil. Mais il est l'artisan de son malheur. Pourquoi faut-il que
les grandes puissances aient encouragé les Arméniens dans leur politique
absurde et aient accéléré la décadence de toute une race ?
Les bolcheviks ont compris que la paix ne pouvait être rétablie en Orient
que par une entente avec l'élément qui domine. La France se décide à marcher
dans la même voie. Mais il est un peu tard pour réparer les erreurs d'un
impérialisme. »
Ce texte appelle plusieurs commentaires. D’abord, le plus évident :
cette version est plus dure que celle présentée, depuis des décennies, par des
historiens de droite nationaliste en Turquie (Yusuf Halaçoğlu, par exemple),
surtout en ce qu’elle généralise à toute la population arménienne le
comportement des nationalistes
(ignorant les
loyalistes et les attentistes) et en ce qu’elle réduit la tragédie de la
Première Guerre mondiale aux exagérations intéressées (très réelles, on le
verra sur ce blog) ainsi qu’aux simplifications qu’elle a suscitées.
Ce qu’il dit des violences par des légionnaires et gendarmes arméniens est
confirmé par les documents d’époque (cf., par exemple, les jugement rendu par
le conseil de guerre de la Légion arménienne, 26 février, 6 et 26 mars 1919,
Service historique de la défense, Vincennes, 11 J 3073) et les
témoignages d’officiers français. La lâcheté de nombreux légionnaires et
gendarmes est également un grief récurrent dans les sources françaises — et n’est
pas sans rappeler la lâcheté des combattants arméniens à Erzurum en 1918 et des
soldats de la République d’Arménie en 1920.
Deux exemples : « Arrogants et brutaux avec la population [turque
et plus généralement musulmane] quand il n’y a rien à craindre, ils [les
gendarmes arméniens] sont en dessous de tout à la moindre alerte. » (Le
gouverneur de Tarsous à M. le colonel Brémond, 2 avril 1920, Centre des
archives diplomatiques de Nantes, 1SL/1V/148). Et en ce qui concerne les
légionnaires :
« À la fin, ces gens nous embêtent : quand nous sommes menacés sans
qu’eux-mêmes le soient, ils nous abandonnent totalement et ne se donnent même
pas la peine de nous faire parvenir des nouvelles. […] Combien de déceptions encore,
nous a fournies cette légion arménienne, en laquelle nous mettions tant d’espoirs!
Tous ces soldats s’étaient engagés sans aucun esprit militaire, sans
patriotisme véritable. Leur but était de trouver mainte occasion de se venger
sur les biens ou la personne du Turc honni. Que de meurtres, de pillages à l’actif
de ce corps dont les désertions éclaircissent presque totalement les rangs ! »
(Raoul Desjardins, Avec les Sénégalais
par-delà l’Euphrate, Paris, Calmann-Lévy, 1925, pp. 184-185).
Le manque de bonne volonté, chez une partie des réfugiés arméniens de Syrie
et du Liban, est également confirmé, cette fois par les observations directe de
l’ex-arménophile
Émile Wetterlé, député d’Alsace.
Certes, cet article est à mettre dans le contexte de la coopération entre
kémalistes et bolcheviques contre l’impérialisme britannique, mais outre que la
Russie soviétique n’a pas hésité à se servir de la Fédération révolutionnaire
arménienne (FRA) contre les indépendantistes turciques d’Asie
centrale et d’Azerbaïdjan,
en 1918-1919, et qu’en 1922, l’alliance franco-turque (évacuation de Çukurova,
ventes d’armes et de munitions, livraisons de matériel militaire à titre
gracieux, soutien diplomatique lors des conférences de Paris, en mars et
septembre 1922) gêne Moscou, ce genre de texte, y compris dans sa dureté même,
est assez représentatif de ce qui se publie, à peu près au même moment, dans la
presse française, même la moins suspecte de communisme (par exemple : Commandant
A…, « Les affaires d’Orient », La Petite
Gironde, 8 septembre 1922, p. 1), et parfois venant de milieux peu réputés
pour leur turcophilie. Claude Farrère, grand ami des Turcs, rapporte ainsi une
conversation avec un professeur d’une école américaine d’İstanbul, dans l’Orient-Express,
en juin 1922, alors même que les enseignants qui partagent les idées de Farrère
sur l’Orient sont alors fort rares dans les écoles américaines (de l’ex-Empire
ottoman ou d’ailleurs) :
« — Monsieur, vous qui habitez la Turquie, aimez-vous les Turcs ?
— Oui.
— Cependant, vous avez peu d’enfants turcs, parmi vos élèves. Et vous avez
beaucoup d’enfants grecs, arméniens, levantins. Aimez-vous les chrétiens d’Orient ?
— Non.
— Vos compatriotes américains dont, j’apprécie, croyez-le, la parfaite
bonne foi et l’instinct de justice, sont pourtant d’un avis contraire au vôtre ?
— Oui. Parce qu’ils ne savent pas. Ils par exemple que les Turcs ont
massacré des Arméniens.
— Et bien ?
— Eh bien ! Ils n’ont pas massacré : ils ont lynché. C’est
différent. On lynche seulement les gens qui méritent d’être lynchés. Nous
lynchons aussi, aux États-Unis. Lyncher est brutal, mais juste. Si les
Américains savaient, ils aimeraient les Turcs. » (Claude Farrère, « La
Turquie ressuscitée — Choses vues », Les
Œuvres libres, décembre 1922, p. 85.)
Là encore, il s’agit d’une confusion regrettable entre le tout (la
population) et la partie (les insurgés) ; mais cette confusion vient
surtout de la prétention des partis révolutionnaires à représenter l’ensemble
de la population, tout en défendant des positions inconciliables — l’héroïsation
des volontaires de l’armée russe et des révoltés d’une part, la présentation de
toute la population comme victime d’autre part.
Toutefois, le plus intéressant n’est pas que L’Humanité de 1922 était dans le ton de l’essentiel de la presse
française au même moment, sur ce sujet, mais que le Parti communiste, à partir
du moment où Staline
imposa un tournant résolument
antiturc, a choisi d’ignorer sa propre histoire, en tout en enjoignant aux
Turcs de « regarder la leur en face ». Pour mémoire, la première
proposition de loi visant à « reconnaître » le prétendu « génocide
arménien » fut déposée en 1965 par le député stalinien Guy Ducoloné. Ce ne
fut que la première d’une longue série. Le groupe communiste à l’Assemblée
nationale fut également pionnier
en matière de tentatives inconstitutionnelles d’interdire la liberté d’expression
et de recherche sur la tragédie de 1915-1916 (une idée typiquement stalinienne).
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