dimanche 17 mai 2020

La grécophilie, l’arménophilie et l’antijudéomaçonnisme fort peu désintéressés de Michel Paillarès





François Georgeon, « La presse de langue française entre les deux guerres mondiales », in Gérard Groc and İbrahim Çağlar (ed.), La Presse française de Turquie, de 1795 à nos jours, İstanbul, Les éditions Isis, 1985, p. 33, n. 18 :
« Michel Paillarès était l’auteur d’un violent pamphlet contre le kémalisme [édité par lui-même] : Le Kémalisme devant les Alliés, Constantinople-Paris, 1922. Ayant pour bailleur de fonds un banquier grec, Hamopoulo (cf. Archives de la Guerre, 20 N 1103, 30.11.1922), le Bosphore [dirigé par Paillarès à partir d’octobre 1919] cessa sa parution en novembre 1922. Pour récompenser Michel Paillarès “pour les services rendus à la cause de l’hellénisme”, le gouvernement grec avait décidé de “lui fournir les moyens de déployer son activité journalistique ailleurs qu’à Constantinople, où il était menacé par les nationalistes turcs à cause de son attitude grécophile”, en essayant de lui procurer une participation financière dans le journal français l’Éclair : sur cette affaire, AAE, série Europe, Grèce, vol. 15, fol. 10-31. »



Sûreté générale, Bureau de contrôle des étrangers, PAILLARÈS, Michel, Joseph. Paris, le 13 mars 1923 (copie), Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, microfilm P 3958 :
« PAILLARÈS, Michel, Joseph, est né le 17 avril 1871 à Nice (Alpes-maritimes) de feux Étienne [Paillarès] et de CORTIC, Marguerite, Rose. Il est marié à LAFFON, Caroline, Marie, Éponine, née le 22 décembre 1869 à Lanarca (Chypre) et père d’une fille prénommée Marguerite, Marie, Odette, née le 29 décembre 1894 à Constantinople.
PAILLARÈS, qui se dit publiciste, est domicilié depuis dix-huit mois environ 13, rue de Rivoli [rue chic et chère], dans un appartement situé au troisième étage sur la rue, d’un loyer annuel de 3 000 francs, mais cette location est au nom de M. Pamelard, domicilié actuellement à Moret-sur-Loing (Seine-et-Marne), qui lui aurait sous-loué son appartement.
Mme Paillarès et sa fille n’exercent aucune profession […]
PAILLARÈS se rendrait souvent à Constantinople pour s’occuper de ses intérêts dans le journal “Le Bosphore” et il se pourrait que le versement des 12 000 francs effectué par la Légation de Grèce à Paris à ce dernier lui ait été faite au titre de propagande pour ce journal. […]
Rentré en France au début de la guerre, il a été mobilisé puis mis en sursis d’appel puis directeur d’une fonderie de cuivre et de fonte [nulle part dans ce rapport, ni dans aucun des documents que j’ai lus, n’apparaît une quelconque qualification de Paillarès dans ce domaine] à Oust-Maris, arrondissement d’Abbevile (Somme). Cette entreprise était commanditée par de riches sujets grecs et possédait des bureaux 7, rue Mogador, à Paris, ainsi qu’un atelier de fonderie 120 avenue Jean-Jaurès, à Paris.
PAILLARÈS a fait l’objet de plusieurs plaintes en escroquerie et abus de confiance à l’occasion de la gestion de cette fonderie mais celles-ci furent classées sans suite.
Il a également bénéficié d’un non-lieu dans une plainte [pour faux] et usage de faux.
[…]
PAILLARÈS Michel possède également un dossier n° 141/109 aux Archives du Contrôle général des recherches judiciaires, où l’on trouve une lettre adressée à M. le garde des Sceaux, ministre de la Justice, le 15 juillet 1919, par une demoiselle COLAS, Marguerite, 2, rue des Acacias (XVII[e arrondissement de Paris]), celle-ci ayant déposé une plainte pour escroquerie et abus de confiance contre PAILLARÈS, s’élevait contre une demande de passeport que ce dernier se proposait d’adresser pour aller en Grèce.
Il est noté comme suit aux Sommiers judiciaires : Mandat d’amener — M. Durand — 9.7.1919 — escroquerie et abus de confiance. »

Je ne citerai pas ici tous les documents que j’ai trouvés sur Michel Paillarès, ni tous les exemples d’escroquerie intellectuelle que contient son livre Le Kémalisme devant les Alliés et que j’ai exposés dans ma thèse, mais tout de même, pour ne pas être accusé d’attaquer la personne seule, voici un début d’idée sur la production du personnage.
Pp. 49-50, il répète les mensonges de René Puaux sur une prétendue persécution des Grecs d’Anatolie occidentale en février 1919, mensonges réduits à néant, la même année, par la commission d’enquête franco-anglo-italo-américaine[1]. P. 479, commentant, sans avoir le courage de la nommer, ni même de donner le titre et la date du journal cité (Le Matin, 21 janvier 1922) un article de Berthe Georges-Gaulis, Paillarès ose écrire : « Si les Grecs massacrent, pourquoi ne nous indique-t-on pas l'endroit précis où tombent leurs victimes ? Et celles-ci, qui sont-elles ? » Or, la même Berthe Georges-Gaulis, dans le même quotidien, avait donné des précisions en ce sens : Berthe Georges-Gaulis, « Le terrorisme anglais règne à Constantinople », Le Matin, 15 novembre 1921, p. 1. Elle en donne aussi dans son livre Le Nationalisme turc, paru en 1921. Nulle part, dans son livre de presque cinq cents pages, Paillarès ne trouve opportun de citer le rapport de la Croix-rouge internationale sur les crimes de guerre des forces grecques à Yalova, en 1921. De la même manière, son éloge de la Légion arménienne ne dit rien des crimes commis par cette unité, de son indiscipline, et de la francophobie qui s’étalait dans la correspondance de bon nombre de légionnaires ; et son apitoiement sur le sort des Arméniens ottomans (pp. 279-344) n’est nulle part équilibré par la moindre référence aux crimes des volontaires arméniens de l’armée russe et des insurgés arméniens, crimes pourtant connus en France depuis 1919.
P. 472, flétrissant une nouvelle fois la turcophilie française, Paillarès écrit : « Cette politique peut convenir aux loges maçonniques et à quelques cercles protestants [allusion probable au protestantisme de Théodore Steeg, gouverneur de l’Algérie, protestant et favorable à la conciliation avec Ankara, et à celui de Gaston Doumergue, ancien président du Conseil, très favorable à cette conciliation], elle ne convient nullement à la France. » Même s’il le fait de façon moins grossière que Paul de Rémusat (« Paul du Véou »), Paillarès donne bien dans la théorie du « complot judéo-maçonnico-dönme », puisque p. 50, il explique : « À en croire Damad Ferid pacha, il serait d'origine juive. Il appartiendrait à cette catégorie de musulmans qui, au XVIIIe [sic : XVIIe] siècle, à la suite de la révolte de Sabbataï, embrassèrent l’Islam […] » — description pour le moins approximative des dönmes, rameau de l’islam composé de descendants de juifs convertis, ayant gardé, sans se cacher, certains aspects du judaïsme, et faisant l’objet de fantasmes complotistes, alors qu’un seul, Cavit Bey, a été un dirigeant de haut rang du Comité Union et progrès, et qu’aucun n’a occupé une telle fonction dans le mouvement national turc de 1919-1922.
Le plus intéressant, toutefois, n’est pas que les nationalistes grecs et arméniens aient eu recours aux services d’un escroc de 1914 à 1922, mais que la littérature contemporaine défendant les thèses du nationalisme arménien continue de se référer communément à lui, sans rien dire de sa malhonnêteté tant financière qu’intellectuelle : Arthur Beylerian, « L’échec d’une percée internationale : le mouvement national arménien (1914-1923) », Relations internationales, n° 31, automne 1982, p. 370 ; Yves Ternon, L’Empire ottoman. La chute, le déclin, l’effacement, Paris, éditions du Félin, 2002, p. 518 ; Aurore Bruna, « La France, les Français face à la Turquie. Autour de l’accord d’Angora du 20 octobre 1921 », Bulletin de l’Institut Pierre-Renouvin, 2008/1, pp. 27-41 ; Christopher Walker, Armenia. The Survival of a Nation, Londres-New York, Routledge, 1990, p. 332, n. 88.

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[1] « Leur sécurité n’était pas menacée. » (rapport reproduit dans Nihat Reşat, Les Grecs à Smyrne, Paris, Imprimerie Kossuth, 1920, p. 11).

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