mercredi 1 avril 2020

Maurice Barrès : de l’antisémite arménophile au philosémite turcophile




Maurice Barrès (1862-1923) était un écrivain et un homme politique français, penseur du nationalisme, d’abord à l’extrême droite (jusqu’à préfigurer plusieurs aspects du fascisme), avant d’évoluer vers des positions plus modérées après 1902, se réconciliant progressivement avec la Troisième République et finalement abjurant le racisme, pour théoriser un nationalisme d’inclusion et d’ouverture, fondé sur le sentiment commun d’appartenance à une même culture nationale.

Maurice Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, Paris, Félix Juven, 1902, p. 144 :
« Mais quoi ! N’est-ce pas enfantin de sentir un malaise et de crier au mystère parce qu’un étranger ne réagit pas sous les événements de la même manière que le ferait l’un de nous ? Nous exigeons de cet enfant de Sem [Alfred Dreyfus], les beaux traits de la race indo-européenne. Il n’est point perméable à toutes les excitations dont nous affecte notre terre, nos ancêtres, notre drapeau, le mot “honneur”. Il y a des aphasies optiques où l’on a beau voir les signes graphiques, on n’en a plus l’intelligence. Ici, l’aphasie est congénitale : elle vient de la race. »

Maurice Barrès, Le Voyage de Sparte, Paris, Émile-Paul, 1906, pp. 126-127 :
« En 1896, Tigrane réapparut en chair et en os. Il fuyait de Constantinople et venait de passer par Athènes. Il reprit tout de go notre conversation de 1893 sur la nécessité de vivre d'accord avec les morts de sa nation. Il voulait vivre et mourir pour sa malheureuse Arménie. Quant à moi, il venait m'offrir le rôle d'un Byron. Il fallait que je le suivisse dans une série de conférences, puis en Grèce, pour organiser une descente de volontaires en Cilicie.
On pense si je regardai soigneusement ce pèlerin ! J'avais, dès notre première rencontre, discerné qu'il portait en lui un inconnu de poésie; mais cette fois-ci, le jeune lettré cosmopolite s'était évanoui. La chrysalide aux beautés d'emprunt avait mué ; je me trouvais en face d'un patriote et d'un apôtre.
Tigrane avait de naissance une âme désireuse d'attirer sur soi la sympathie des autres âmes et une organisation mobile à qui tout milieu morne eût été insupportable. Mais il existe des milliers de jeunes gens de cette sorte. Ce qui m'émut, ce fut de voir les meurtrissures et les stigmates d'une nation défigurant la beauté naturelle d'un individu. Mon fragile et fier Tigrane était préparé pour être un jeune aristocrate, et les circonstances voulaient qu'il fût un esclave, ou bien un révolutionnaire, ou bien un exilé. C'était un enfant malheureux. »

Michel Winock, « BARRÈS (Maurice) 1862-1923 », dans Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Le Seuil, 2009, p. 133 :
« Tout au long de l’affaire Dreyfus, Barrès multiplie les appels, les interventions, les articles, contre les “révisionnistes”  [partisans de la révision de la condamnation prononcée en 1894, dans des conditions irrégulières, contre le capitaine Alfred Dreyfus, innocent], contre les Juifs, et contre les “intellectuels” — substantif qu’il est l’un des premiers à employer et dont il use avec ironie. […]
Battu aux élections de 1902, il évolue vers des positions de plus en plus conservatrices. […]
Lors de la Grande guerre [1914-1918], Barrès prône l’Union sacrée, ce qui le conduit à se réconcilier avec le régime en place, à publier Les Diverses familles spirituelles de la France, inspiré d’un nationalisme ouvert, réintégrant, à côté des catholiques, les protestants, les juifs et les libres-penseurs, unis par une passion commune pour la patrie française. »

Laurent Joly, « D’une guerre l’autre. L’Action française et les Juifs, de l’Union sacrée à la Révolution nationale, 1914-1944 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012/4, p. 102 :
« Aux yeux de Barrès [à partir de 1914], un Juif peut être un Français à part entière. »

Maurice Barrès, Les Diverses familles spirituelles de la France, Paris, Plon, 1930 (1re édition, 1917) :
« Beaucoup d'israélites, fixés parmi nous depuis des générations et des siècles, sont membres naturels du corps national, mais ils sont préoccupés que leurs coreligionnaires nouvellement venus fassent leurs preuves de loyalisme. Aux premiers jours de la guerre, quand une émotion hostile se produisit dans l'ancien ghetto parisien (au IVe arrondissement) autour des Juifs de Russie, de Pologne, de Roumanie et de Turquie, une réunion se tint chez l'un des rédacteurs du journal le Peuple juif, qui en donne le récit « Ne croyez-vous pas, dit quelqu'un, qu'il soit nécessaire d'ouvrir une permanence spéciale pour les engagés juifs étrangers, afin que l'on sache bien que les Juifs eux aussi ont donné leur contingent? »
Le jour même, un appel en français et en yiddisch fut lancé aux Juifs immigrés, les invitant à venir s'inscrire dans les salles de l'Université populaire juive, 8, rue de Jarente. Ils l'accueillirent avec enthousiasme, comme un bouclier, et, dit le Peuple juif, “pas un commerçant juif des quartiers juifs ne s'abstint d'en apposer un exemplaire à sa devanture, bien en évidence.
Dès le lendemain, une foule énorme se pressait dans les salles de l'Université populaire juive. Chacun voulait être inscrit au plus tôt et être en possession de la carte attestant son engagement carte magique qui rompait les files d'agents dans le service d'ordre et apaisait le courroux des concierges et des voisines trop zélées.” (Le Peuple juif, octobre 1916.)
Des jeunes gens de bonne volonté, des intellectuels ce semble, interrogeaient, renseignaient, prêchaient, inscrivaient ces recrues disparates. Le plus zélé était un Israélite de vingt-deux ans, élève de l'Ecole des ponts et chaussées, petit, chétif, les yeux ardents, presque fébriles, d'une âme forte et envahissante. Enthousiaste, il rêvait de mettre debout une véritable légion juive.
Rothstein était un sioniste. Par ce gage donné à la France, il ne doutait pas de servir la cause d'Israël. » (pp. 53-54)
« Le 18 août 1916, le sous-lieutenant Rothstein tombait à la tête de ses hommes, frappé d'une balle au front.
Il y a quelque chose de douloureux et d'attachant dans cette destinée d'un jeune esprit qui regarde le monde et la vie exclusivement à travers la nation juive et qui meurt au service de ceux qu'il aime le plus, mais dont il tient à se distinguer. C'est une des épreuves innombrables d'Israël errant.
Maintenant approchons-nous d'un pas, et de cet ami du dehors venons à nos adoptés. Les Juifs d'Algérie, durant cette guerre, nous font voir Israël qui vient de se lier à la civilisation française et qui désire ardemment coopérer à nos droits, à nos devoirs et à nos sentiments. Il y a quarante-cinq ans, ils ne participaient à aucun droit. Crémieux soudain leur accorda un privilège qui a fort bouleversé les Arabes. Il les décréta citoyens français. La noblesse de ce titre, les prérogatives qui lui sont attachées et notre éducation semblent les avoir transformés en patriotes. Leurs pères ne connaissaient que le commerce, mais eux vibrèrent à l’appel aux armes. Ils partirent, me dit-on, avec un grand enthousiasme. Un témoin m'assure qu'on les entendit s'écrier “Nous courrons aux Boches, et nous leur enfoncerons nos baïonnettes dans le ventre au cri de l'Éternel.”
Le cri est superbe et emmène notre imagination vers les vieux temps bibliques et l'épopée des Macchabées. »  (pp. 56-58)

Edmond Khayadjian, Archag Tchobanian et le mouvement arménophile en France, Marseille, CRDP, 1986, pp. 244-245 :
« Il faut s’étonner encore que Loti puisse plaider la cause des Turcs et vilipender les Arméniens dans le journal de Maurice Barrès [Pierre Loti, « Les Turcs », L’Écho de Paris, 1er novembre 1918, p. 1], qui fut l’ami de Tigrane Vergat et qui passe pour arménophile. […]
Certes, la rédaction de L’Écho de Paris prend la précaution d’affirmer que cet article [publié malgré la censure] n’engage que son auteur […]
Mais cela ne semble pas convaincre Camille Mauclair, qui écrit, dans le post-scriptum d’une lettre du 5 novembre 1918, adressée à [son ami Archag] Tchobanian : “Barrès ! Ça ne m’étonne qu’à demi. Stamboul et les ‘bons Turcs’ sont des clichés littéraires pour ces messieurs.” »

Maurice Barrès, « Nos droits seront maintenus en Syrie », L’Écho de Paris, 20 octobre 1919, p. 1 :
« Nous m’avons plus de censure ; profitons-en pour surveiller d’autant plus sérieusement l'expression de notre pensée ; il est nécessaire que nos intérêts français soient affirmés avec force, en face des intérêts de nos amis et alliés, et eh môme temps il est indispensable que nos amitiés et alliances subsistent dans toute leur vigueur et loyauté. […]
La liquidation de l’Empire ottoman est une perte énorme d’influence pour la France. La France a le devoir de veiller à ce que cette diminution ne tourne pas au désastre. »

Maurice Barrès, « L’opinion publique sur notre rôle dans l’Empire ottoman », L’Écho de Paris, 16 février 1920, p. 1 :
« Et comme nous saurons faire fleurir sur ces vieilles civilisations de la région arabe les greffes qu’elles demandent de la civilisation occidentale, nous n’oublierons pas les liens que depuis François Ier nous avons su ménager avec nos vieux clients les Turcs, qui demeureront à Constantinople. 
Des mesures sont à prendre, des modalités à appliquer. Et de même qu’en Syrie, nous sommes en voie de nous accorder avec les Arabes du Hedjaz, nous trouverons en Cilicie [Çukurova] les moyens de mettre d’accord nos intérêts et les désirs des nationalistes turcs [kémalistes]. »

Alain Quella-Villéger, La Politique méditerranéenne de la France, 1870-1923. Un témoin, Pierre Loti, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 176 :
« Un kémaliste, Rechid Saffet Atabinen, réfugié à Paris, que Loti a rencontré en 1920 mais qu’il connaît depuis 1905, indique que, dans la capitale française, sont alors aux côtés de Loti : “Maurice Barrès, Léon Chavenon [directeur du quotidien L’Information], Buré, Larrou, Pierre Mortier, Hyacinthe Philouze et quelques-autres” ; parmi ces autres, citons Berthe Gaulis [qui signe Berthe Georges-Gaulis], M[aurice] Pernot, Louis Barthou même. »

Réchid Saffet Atabinen, Pierre Loti, héroïque ami des Turcs, İstanbul, Association culturelle franco-turque, 1950, p. 19 :
« “Les Alliés qu’il faut à la France”, écrit-il [Pierre Loti], sont les Turcs. C’est par eux que nous tenons les clefs de la Méditerranée et de sa civilisation.”
Mes amis Maurice Barrès (malgré certaines autres sympathies particulières), Claude Farrère, Pierre Benoît, Léon Chavenon, Buré, Larrou, Pierre Mortier, Hyacinthe Philouze et quelques autres sont à ses côtés, d’esprit, de cœur et de plume. Ils luttent avec un courage inébranlable contre les flots de haine déchaînés. Traqué comme kémaliste à Istanbul, je vins alors rejoindre cette phalange héroïque dans votre admirable ville de Paris, qui a toujours été le berceau et le refuge des idées de justice et de liberté. »

Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, Paris, Plon, 1923, tome II :
« À côté des Assomptionnistes, les Oblates de l’Assomption tiennent [à Konya] une école de filles et un dispensaire.
Quel âge avez-vous, petite fille?
— Quatre ans.
— C’est une Turque, monsieur le député.
— Une Turque ! Parfait ! Je ne quitterai pas la Turquie sans avoir embrassé une Turque. Petite fille, me permettez-vous? C’est Loti qui va être jaloux ! » (p. 74)

« Le cœur déchiré de jalousie, les Turcs assistent à ce réveil de leurs captives au milieu des convoitises de tous les peuples.
Indéfiniment, j’ai causé avec l’un d’eux, que j’aime beaucoup et qui justifie ce que disait Bismarck que “le Turc est le gentilhomme de l’Orient”. Nul mieux que mon ami ne convenait, par sa haute culture et sa situation, pour que je prisse une idée de l’état d’esprit des patriotes et des dirigeants de l’Empire. Je me rappelle tous les détails de cette journée, sous un voile de tristesse qu’alors, en juillet 1914, je ne savais pas nommer, et que je reconnais maintenant comme un pressentiment de la guerre imminente. (p. 165)

« Je passe cent propos qui aujourd’hui ont épuisé leur intérêt, pour retenir encore cette plainte :
— Pourquoi l’effort français semble-t-il se systématiser sur la Syrie, comme si vous entreteniez là des visées politiques particulières ? C’est dans tout l’Empire que vous avez des intérêts matériels et moraux, et vous pourriez encore les développer ; pourquoi laissez-vous la place aux Allemands, aux Américains, aux Italiens?
Les Français désirent l’intégrité de l’Empire ottoman et souhaitent vous apporter ce qui vous est utile d’esprit occidental, en même temps qu’ils sont curieux de prélever chez vous des parcelles d’esprit oriental. Ainsi moi, j’aime à me figurer que vous possédez encore quelque chose des vieilles recettes mystérieuses qui permettent de rendre l’inspiration plus intense, l’art, de contraindre l’Esprit qui tarde à venir, bref, les secrets de l’entrainement mystique. » (p. 167)
« Que la dernière image de notre enquête nous ramène où la supériorité de l’Occident est invincible, auprès des petites Sœurs des pauvres et de leur joie paisible. Elles vivent en allant tout le jour, à travers la ville, solliciter pour leurs vieillards.
Les bons Turcs ! me disent-elles. Quand nous quêtons d’un côté de la rue, ils préparent leur argent de l’autre côté. » (p. 172)

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