jeudi 27 août 2020

L’inconstitutionnalité des lois mémorielles (notamment la « loi Arménie » de 2001)


 


Georges Vedel, « Les questions de constitutionnalité posées par la loi du 29 janvier 2001 », dans Didier Mauss et Jeanette Bougrab (dir.), François Luchaire, un républicain au service de la République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005 (écrit en 2001), pp. 37-61 :

« En revanche, de façon éclatante, la suite du texte de l’article 34 condamne la loi du 29 janvier 2001. En effet, ladite loi, qu’elle pose ou non des règles au sens de l’article 34, ne porte sur aucune des matières visées par le texte. Pourrait-on soutenir que l’alinéa qui confie à la loi les règles concernant “la détermination des crimes et délits, ainsi que les peines qui y sont applicables” ouvre à la loi française compétence pour définir et réprimer les agissements étrangers au territoire national et n’ayant, ni comme auteurs ni comme victimes, des Français ? Cette interprétation, contraire à des principes et à des pratiques ou internationaux, ne serait guère convaincante. Mais surtout, cet effort ne servirait à rien, car, même ainsi trituré, le texte constitutionnel, qui habilite la loi à “fixer les règles concernant la détermination des crimes et délits ainsi que les peines les concernant”, ne l’autorise pas à prononcer des condamnations, même platoniques, à l’encontre de ceux qui tomberaient sous le coup de ces règles. Au contraire, le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, consacré tant par la Déclaration de 1789 que comme principe fondamental reconnu par les lois de la République met (outre le bon sens) un obstacle infranchissable à ce que le législateur se prononce sur la vérité ou la fausseté de tels faits, sur leur qualification dans une espèce concrète, et sur une condamnation, même limitée à une flétrissure.

Ce ne sont pas seulement l’article 34 et la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire qui sont méconnus par la loi du 29 janvier 2001. Tout aussi grave est l’usurpation par le législateur de compétences concernant les relations internationales et la conduite de la diplomatie. Comme c’est le cas dans beaucoup de démocraties, si le Parlement et le législateur ont, en France, à intervenir dans ces matières, c’est dans des conditions et sous des formes qui excluent que le législateur français puisse représenter l’État souverain et, par conséquent, se servir du subterfuge d’une formulation législative pour empiéter sur les attributions du président de la République et du gouvernement. » (p. 47)

« On a déjà évoqué la pauvreté juridique des répliques que les partisans de la loi [du 29 janvier 2001]  ont apportées, sans se mettre en frais, aux objections de leurs adversaires. Il n’est pas sérieux de proclamer que le législateur est souverain, que le Parlement détient ou peut confisquer toutes les compétences qui peuvent être exercées au nom de l’État. Une telle hérésie (mais qui y croit vraiment ?) serait aux antipodes de la démocratie constitutionnelle, qui n’admet pas davantage le règne du législateur que celui du gouvernement ou des juges. » (p. 49)

« Il est apparu que la matière sur laquelle porte la loi ne relève pas du législateur, dont le domaine de compétence est défini par l’article 34 de la Constitution. Le législateur ne saurait empiéter sur la compétence du président de la République, du gouvernement — et au sein de celui-ci du ministre des Affaires étrangères — en matière de relations diplomatiques. Pour ces simples raisons, la loi doit être regardée comme contraire à la Constitution. » (p. 51)

 

Compte rendu, Mission d’information sur les questions mémorielles — Mardi 14 octobre 2008, séance de 16 heures 15 — Compte rendu n° 13 :

« Mme Anne-Marie Le Pourhiet. Mme Chandernagor ayant déjà traité de nombreux aspects particuliers de ces législations, je m’en tiendrai à l’exposé de grands principes juridiques, puisque le droit constitutionnel est avant tout l’expression d’une philosophie politique.

D’un point de vue général, un professeur de droit public de ma génération, encore formé par la doctrine juridique libérale de la IIIe République et par la jurisprudence du Conseil d’État, reçoit deux principes dans son biberon : le primat de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et le respect de la liberté comme valeur cardinale de notre civilisation.

[…]

Le moins que l’on puisse dire est que le législateur français ne se conduit plus tout à fait selon ces grands principes. Beaucoup de parlementaires sont moins des représentants de la nation que ceux de lobbies en tout genre, tirant la couverture publique vers leurs intérêts catégoriels. La lecture des documents et des débats parlementaires fait souvent frémir, tant la “novlangue” et le totalitarisme orwellien s’y répandent. […] Comme dans tous les bons systèmes totalitaires, on ne se contente pas de réprimer, on éduque les enfants : les cerveaux des écoliers deviennent le lieu privilégié d’intervention de lobbies de toutes sortes.

À ces considérations générales de juriste, j’ajouterai une observation sociologique de bon sens : personne n’apprécie les individus narcissiques et égocentriques qui ne parlent que d’eux, qui conjuguent la vie à la première personne du singulier, qui saoulent leur entourage avec la contemplation de leur nombril. Il en est de même des groupes qui veulent conjuguer la vie collective à la première personne du pluriel, bomber le torse, exhiber leur fierté identitaire, exiger reconnaissance, repentance et réparation, souvent avec une certaine agressivité et des arguments de mauvaise foi. Le culturalisme est à l’esprit ce que le culturisme est au corps : une gonflette narcissique fortement antipathique. À donner raison à tous ces groupes qui cultivent ce qui sépare et non ce qui unit, le législateur n’apaise rien ; bien au contraire, il excite la détestation réciproque et propage la zizanie dans la société.

Quelques mots sur le questionnaire qui m’a été remis. D’abord, j’ai été choquée par l’expression “politique de la mémoire” : c’est une expression parfaitement orwellienne, qui évoque le lavage de cerveau. À quand la création d’un ministère de la mémoire, à l’instar du ministère de l’identité nationale ? Arrêtez-vous ! On va trop loin dans la manipulation de nos mémoires et de nos cerveaux, laissez-nous nous souvenir en paix.

Ensuite, on nous demande si l’intervention du législateur présente des difficultés sur le plan constitutionnel : évidemment oui. Ces difficultés sont de trois ordres, sans qu’elles revêtent le même degré de gravité.

Le premier cas est celui de la loi en faveur des rapatriés, qui concerne les interventions du législateur dans le domaine réglementaire des programmes scolaires. Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision “Blocage des prix” de 1982, considère qu’une loi qui contient des dispositions réglementaires n’est pas, de ce seul fait, contraire à la Constitution. Simplement, le Gouvernement peut, par le biais de l’article 37, alinéa 2, demander au Conseil constitutionnel de constater qu’une disposition de loi est intervenue dans le domaine réglementaire ; dans ce cas, il pourra éventuellement la modifier ou l’abroger. Il n’y a donc pas inconstitutionnalité ; le président Mazeaud a néanmoins regretté cette évolution jurisprudentielle.

Il y a ensuite ce que nous appelons les “neutrons législatifs”, à savoir les dispositions qui ne sont pas des normes, ne créent ni droits ni obligations, mais se bornent à reconnaître : c’est le cas de la première loi sur l’Arménie, de la loi Taubira [de 2001 sur l’esclavage]. Depuis la décision de 2004 relative à la loi Fillon [légère confusion entre la décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, § 15, qui censure pour normativité incertaine, et la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, §§ 16-17, qui censure pour absence de toute portée normative] le Conseil constitutionnel censure de telles dispositions qui se contentent de “bavarder”, l’article 34 de la Constitution disposant que la loi fixe des règles et détermine des principes fondamentaux. Désormais donc, un “neutron législatif” pourrait être invalidé. 

La question la plus grave est celle de l’atteinte portée par les lois pénales aux libertés – liberté d’expression, liberté de la presse, liberté scientifique et universitaire. Jusqu’à présent, le Conseil constitutionnel n’a été saisi au fond que de la loi réprimant les outrages publics au drapeau et à l’hymne national, pour laquelle il n’a malheureusement pas fait preuve de la même éthique voltairienne que la Cour suprême américaine : il a laissé passer.

On sait cependant que le second texte de loi sur l’Arménie, qui tendait à réprimer la négociation du génocide et qui n’a pas été adopté par le Sénat [le Sénat l’a rejetée le 4 mai 2011 pour inconstitutionnalité criante], était attendu de pied ferme au palais Montpensier, où il allait de toute évidence se faire sanctionner [opinion confirmée depuis par la censure, en 2012, d’un texte similaire] ; j’ai même ouï dire que le président du Conseil constitutionnel de l’époque était très déçu de ne pas pouvoir en être saisi. Nous étions un certain nombre à avoir demandé à M. Jean-Louis Debré, qui était alors président de l’Assemblée nationale, de bien vouloir saisir le Conseil si ce texte venait à être adopté. »

 

Compte rendu, Mission d’information sur les questions mémorielles — Mardi 4 novembre 2008, séance de 17 heures 15 — Compte rendu n° 15

« M. Robert Badinter. […] Mais l’important est ailleurs : c’est que rien dans l’article 34, et plus généralement dans la Constitution, ne permet au Parlement de disposer ainsi. C’était également l’opinion du doyen Vedel, dont j’ai eu le privilège d’être l’élève et avec qui j’ai noué des liens d’amitié lorsqu’il siégeait au Conseil constitutionnel. Il a consacré à cette loi l’un de ses tout derniers articles, écrit dans les Mélanges en l’honneur du professeur François Luchaire, ancien président de Paris I et lui aussi ancien membre du Conseil constitutionnel. S’exprimant avec autant de bonheur que de clarté, il y posait un diagnostic impitoyable. La question de savoir si la loi du 29 janvier 2001 est entachée d’inconstitutionnalité est simple, écrivait-il. “La simplicité ne vient pas seulement de ce que la loi en question méconnaît des dispositions constitutionnelles claires et précises. Elle vient aussi de ce qu’aucun effort juridique sérieux n’est venu au secours de la loi, notamment dans le cours des débats parlementaires”. La loi est inconstitutionnelle parce que, à l’évidence, l’article 34 de la Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer ainsi sur un événement historique.

Au vu, d’une part, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel quant à l’exigence d’une portée normative de la loi, d’autre part de l’analyse faite dans cet article remarquable, et quels que soient les sentiments que l’on puisse éprouver au sujet du génocide arménien, force est de conclure que le Parlement n’avait pas compétence pour voter un tel texte.

Qu’en est-il de la loi qui a suivi immédiatement, c’est-à-dire de la vôtre, Madame Taubira ? Je mesure très bien ses motivations. […]

Mais nous parlons ici d’une loi relative à des faits anciens, constituant un moment dans l’atroce histoire de l’esclavage, ce véritable fil rouge qui court à travers toute l’histoire de l’humanité. Souvenons-nous de la Bible, songeons aux civilisations dont se réclament les Européens ; les trois piliers de la culture européenne, disait Paul Valéry, sont la philosophie grecque, la religion chrétienne, elle-même appuyée sur l’Ancien Testament, et le droit romain : quelles que fussent leurs splendeurs, ces civilisations pratiquaient l’esclavage.

Dire que la traite transatlantique était un crime contre l’humanité, c’est projeter un concept actuel sur une réalité qui, à l’époque ignorait cette qualification : les négriers avaient bonne conscience – atrocement au regard de notre sensibilité. Si donc le Parlement doit faire preuve de la dernière fermeté contre tout ce qui, aujourd’hui, pourrait constituer une forme quelconque de trafic d’êtres humains ou d’esclavage, il ne peut pas proclamer, contre le principe fondamental de non-rétroactivité, qu’il y a eu crime contre l’humanité à une époque où cette notion juridique n’existait pas.

Je pense que si cette loi avait été déférée au Conseil constitutionnel, son article premier, dépourvu de toute portée normative, n’aurait pas subsisté. »

 

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