Sévane Garibian, « Pour
une lecture juridique des quatre “lois mémorielles” », Esprit, février 2006 :
« “Inoffensive”
dans le cadre du débat qui nous intéresse, la loi du 29 janvier 2001 [« La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 »] a
toutefois donné lieu à une controverse juridique, au moment de son adoption, au
motif qu’il ne s’agirait pas d’une “vraie” loi – puisqu’elle ne contient aucune
règle – et serait donc contraire à notre Constitution (29). La reconnaissance
du génocide des Arméniens, ou de tout autre génocide ou crime contre
l’humanité, serait-elle un acte législatif inconstitutionnel ? À première vue,
la mise en doute de la constitutionnalité de ce texte se comprend aisément. En
effet, “par essence, la loi se rattache au phénomène plus général du droit, ce
dont il résulte qu’une loi ne peut être dite telle que si son contenu peut
s’exprimer par une ou plusieurs normes” (30).
Néanmoins, ce qui
est en jeu ici est la question de savoir si la Constitution du 4 octobre 1958 impose
ou non un contenu normatif aux lois. Sur ce point, la pratique
constitutionnelle révèle une évolution sensible (31). Le Parlement et le
Gouvernement interprètent la Constitution comme permettant à la loi d’édicter
des normes très vagues, “à charge juridique nulle”, selon les mots de Jean
Foyer. Ce changement est consacré en 1982 par le Conseil constitutionnel. Il
admet en effet qu’une loi peut contenir des dispositions “dépourvues de tout
effet juridique et [qui], en raison même de leur caractère inopérant, n’ont pas
à faire l’objet d’une déclaration de non conformité à la Constitution” (32).
On voit donc que,
bien que ne posant aucune règle de droit, la reconnaissance législative d’un génocide
n’implique pas le sacrifice de la légalité constitutionnelle. Autrement dit,
elle peut avoir lieu sans contredire la Constitution (33).
_____________
29 Pour une
réponse à cette controverse, publiée au moment de la procédure parlementaire :
S. GARIBIAN et S. RAPIN, « Un marchandage de l’Histoire », Libération, 23 mars 2000.
30 R. LIEBCHABER,
Revue trimestrielle de droit civil, chronique, 1999, p. 242.
31 C’est ainsi
que sont notamment apparues les lois portant approbation du plan, les lois
d’orientation et les lois de programme, qui forment « une catégorie de textes
formellement législatifs dont la vocation n’est pas d’édicter des normes
impératives mais d’approuver un programme d’action ou la détermination
d’objectifs à caractère économique, social, ou financier, proposés par le
Gouvernement » (B. BAUFUME, « La réhabilitation des résolutions : une nécessité
constitutionnelle », Revue de droit
public, 1994, p. 1432).
32 Décision n°
82-142 DC du 27 juillet 1982 ; cf. aussi Actualité
Juridique. Droit administratif, 1982, p. 652 ; également L. FAVOREU, Revue de droit public, chronique, 1983,
p. 333. Pour une critique, voir D. BROUSSOLLE, « Les lois déclarées inopérantes
par le juge constitutionnel », Revue de
droit public, 1985, pp. 751 ss. »
Mme
Garibian se référait à une jurisprudence qui était déjà périmée lorsqu’elle
écrivait. En effet, par sa décision
n° 2004-500 du 29 juillet 2004, le Conseil constitutionnel a posé en
principe que la loi doit, « sous réserve de dispositions particulières
prévues par la Constitution […] être revêtue d’une portée normative »
(créer des droits, des obligations, ou les deux) et qu’en conséquence, une
normativité « incertaine », est un motif de censure :
« 12.
Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté
générale » ; qu'il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes
de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières
prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et
doit par suite être revêtue d'une portée normative ;
13. Considérant,
de plus, qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que
lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; qu'à cet égard,
le principe de clarté de la loi, qui découle du même article de la
Constitution, et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et
d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la
Déclaration de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment
précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit
contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque
d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou
juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été
confiée par la Constitution qu'à la loi ;
[…]
15. Considérant
que la première des deux conditions prévues par l'article 4 de la loi déférée,
relative à la garantie de la libre administration des collectivités
territoriales, outre son caractère tautologique, ne respecte, du fait de sa portée normative incertaine,
ni le principe de clarté de la loi ni l'exigence de précision que l'article
72-2 de la Constitution requiert du législateur organique ; »
Puis, par sa décision
n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, le Conseil a constitutionnel a jugé que
l’absence de toute portée normative est elle aussi un motif de censure :
« 8.
Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789 : "La loi est l'expression de la volonté
générale..." ; qu'il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres
normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous
réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a
pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée
normative ;
9. Considérant
qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie
la Constitution et, en particulier, son article 34 ; qu'à cet égard, le
principe de clarté de la loi, qui découle du même article de la Constitution,
et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité
de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789,
lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules
non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation
contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur
des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles
dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ;
[…]
14. Considérant,
en l'espèce, que, dès le dépôt du projet dont est issue la loi déférée sur le
bureau de la première assemblée saisie, le rapport annexé à celle-ci se
rattachait à la catégorie des lois de programme ; qu'en effet, bien qu'ayant
fait l'objet de nombreux amendements parlementaires au cours de son examen, il a toujours eu pour objet de faire
approuver par le Parlement des dispositions dénuées d'effet juridique, mais
fixant des objectifs qualitatifs et quantitatifs à l'action de l'Etat en
matière éducative ; que, dès lors, en vertu de l'article 70 de la Constitution,
il aurait dû être soumis pour avis au Conseil économique et social ; que
l'omission de cette formalité substantielle a entaché la régularité de la
procédure mise en œuvre pour son approbation ;
15. Considérant
qu'il résulte de ce qui précède que l'article
12 de la loi déférée, qui approuve le rapport annexé, est contraire à la
Constitution ; »
Comme n’importe
qui ayant fait ne fût-ce que son premier semestre de première année de droit à
mi-temps pouvait s’y attendre, ces deux décisions sont à l’origine de ce qui
est désormais un principe juridique autonome, concrétisé par plusieurs autres
censures, par exemple celle de l’article 68 de la loi Égalité et citoyenneté (décision
n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, § 168), et plus récemment encore
celle de l’article 9 de la loi relative à l’élection des représentants au
Parlement européen du 21 juin 2018 (décision
n° 2018-766 DC, §§ 2 à 8). Donc, non, une disposition législative
ayant pour objet de « reconnaître » un « génocide » n’est
pas conforme à la Constitution, ne serait-ce qu’en raison de la normativité
incertaine d’une telle disposition.
Néanmoins, ce
n’est pas tout. Nulle part dans son article, Mme Garibian ne citait
la communication du doyen Georges Vedel à un colloque, en 2001, dont les actes
ont été publiés en 2005, c’est-à-dire avant
son propre article : Georges Vedel, « Les questions de
constitutionnalité posées par la loi du 29 janvier 2001 », dans François
Luchaire et Didier Mauss (dir.), François
Luchaire, un républicain au service de la République, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2005, pp. 37-61. Feu Vedel y développait la question de la
normativité (annonçant le revirement de jurisprudence de 2004-2005 et prévoyant
que la « loi » du 29 janvier 2001, apparemment sans aucune portée
normative, en revêtirait tôt ou tard une, qui serait incertaine) mais invoquait
aussi la séparation des pouvoirs : le Parlement n’est ni un tribunal, ni
un second ministère des Affaires étrangère. La violation de la séparation entre
le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire est à lui seul un motif de
censure, comme celle de la séparation entre le pouvoir législatif et le pouvoir
exécutif. Or, Mme Garibian ne cite jamais, dans son propre article
cité ci-dessus, ni la communication de Georges Vedel, ni la question de la
séparation des pouvoirs.
Elle cite certes
Vedel dans un article postérieur (« La mémoire est-elle soluble dans le
droit ? Des incertitudes nées de la décision n°2012-647 DC du Conseil
constitutionnel français », Droit et
culture, 2013/2, p. 32), mais pour lui faire dire le contraire de ce qu’il
a soutenu : « une loi reconnaissant un génocide est bien normative en
soi » (on a vu haut que Vedel constatait l’absence de normativité par
elle-même, et prévoyait que cela dégénèrerait en normativité ambigüe, ce qui est
effectivement devenu le cas). Le cœur de cet autre article est de critiquer la décision
n° 2012-647 DC du 28 février 2012, qui censurait la proposition de loi
Boyer (visant à interdire la « contestation des génocides reconnus par la
loi », c’est-à-dire le prétendu « génocide arménien »). La Cour
européenne des droits de l’homme a été d’un avis tout différent, puisque l’arrêt
Perinçek contre Suisse
du 17 décembre 2013 cite au contraire comme référence (§ 33) cette décision
(claire et nette) du Conseil constitutionnel. L’arrêt de Grande chambre du 15
octobre 2015, confirmant l’arrêt précédent cite aussi, comme référence, cette
décision de 2012 (§ 95).
Avec de tels
juristes, il ne faut pas s’étonner des échecs juridiques et judiciaires subis
par le nationalisme arménien, en France et ailleurs en Europe. Nous y
reviendrons.
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