lundi 28 septembre 2020

La place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien


 


Lucien Guyénot, « Combien de guerres mondiales pour Sion ? », Egaliteetreconciliation.fr, 17 mars 2016 :

« Peu avant le déclenchement de la guerre mondiale, en 1908, le Sultan Abdülhamid II [qui s’entendait bien avec Theodore Herzl, au point de l’avoir décoré, qui fut vitupéré par l’antisémite Édouard Drumont et présenté par la très antijuive Assiette au beurre comme l’ami des banquiers juifs ; mais M. Guyénot esquive la question] aura été acculé à la capitulation par la révolution laïque [la laïcité n’est devenue importante dans le programme des Jeunes-Turcs qu’à partir de 1917, après le retrait de Sait Halim Pacha] des Jeunes Turcs, le mouvement qu’Herzl envisageait de mobiliser dès 1900. Les Jeunes Turcs sont un mouvement originaire de Salonique et largement dirigé par d’“ardents Dönmeh” [affirmation foncièrement inexacte : voir le commentaire ci-après] qui, bien qu’officiellement musulmans, “avaient pour vrai prophète Sabbataï Tsevi, le messie de Smyrne”, selon le rabbin Joachim Prinz [16] [ce rabbin l’a peut-être écrit mais c’est, au mieux, exagéré]. On sait qu’après avoir attiré dans leur révolution les Arméniens par la promesse d’une autonomie politique [à la différence de l’Entente libérale, le Comité Union et progrès, le CUP, n’a jamais promis d’autonomie aux Arméniens, lesquels ont joué un rôle négligeable dans la révolution de juillet 1908], et une fois au pouvoir, les Jeunes Turcs [parmi lesquels se trouvaient des Arméniens, comme Bedros Hallaçyan et Artin Boşgezenyan, puisque la solution du CUP était l’ottomanisme] réprimèrent l’aspiration nationaliste de ces mêmes Arméniens par l’extermination d’un million deux cent mille d’entre eux en 1915-1916 [manipulation statistique empruntée à l’urologue Yves Ternon, lequel ne répugne pas à citer un autre adepte de la théorie du « complot judéo-maçonnique », Paul de Rémusat : M. Guyénot sait manifestement chez qui il se fournit]. Une ancienne et vivace tradition rabbinique assimilait les Arméniens aux Amalécites [inversion des rôles : ce sont des Arméniens d’Ankara qui ont importé en Anatolie l’accusation de « crimes rituels », dès le XVIe siècle], premiers ennemis des Hébreux sur le chemin de Canaan, dont Yahvé déclare vouloir “effacer le souvenir de dessous les cieux” (Ex 17.14 et De 25.19), et exterminer, “hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes” (1 S 15.3) [17].

À partir du moment où fut décidée la chute de l’Empire ottoman, celui-ci a donc été soumis à deux types d’agression : d’une part, une agression interne, sous la forme d’une révolution préparée par un réseau crypto-juif redoutablement efficace [c’est du Comité Union et progrès qu’il parle, alors même que le but premier de parti était justement la sauvegarde de l’Empire ottoman…], d’autre part, une agression externe sous la forme d’une guerre mondiale orchestrée par un autre réseau juif opérant de façon également largement occulte, mais depuis l’Angleterre et les États-Unis [la fraction de sionistes qui a choisi l’Entente n’a presque jamais choisi l’action occulte, son rôle dans la défaite ottomane a été négligeable et David Ben Gourion a soutenu l’Empire ottoman jusqu’en 1917, préférant une province juive autonome dans l’Empire ottoman à toute espèce de rapprochement avec des gouvernements alliés à la Russie des pogromes]. »

 

J’ai déjà rappelé que la présence, au Comité Union et progrès, des dönmes (rameau de l’islam constitué par des descendants de Juifs convertis, et qui n’a jamais dissimulé ses spécificités par rapport au sunnisme) a été follement exagérée : parmi eux, seul Cavit Bey a joué un rôle de premier plan, comme ministre des Finances. Par ailleurs, M. Guyénot maîtrise tellement bien son sujet qu’il donne, comme illustration, une capture d’écran tirée d’un film de fiction, Ravished Armenia, lui-même tiré d’un livre fondé sur « l’interprétation » (par un missionnaire américain qui ne parlait pas l’arménien au-delà de quelques mots) du témoignage d’une réfugiée arménienne qui ne parlait (à l’époque) ni l’anglais, ni le français ni l’allemand (mais même dans ce livre, il n’est jamais question de crucifixions, contrairement au film). L’autre image montre des insurgés condamnés à mort et décapités, bien avant 1915.

Si M. Guyénot n’avait pas eu le courage de signer, en 2016, ce texte (dont je ne m’infligerai pas le tâche d’une réfutation paragraphe par paragraphe, le passage pertinent pour ce blog suffit pour juger de son sérieux), depuis, il semble s’être enhardi, puisque non seulement son nom a été ajouté mais encore a-t-il commis un livre, publié bien entendu par la maison d’édition d’Alain Soral (la description mêle l’antijudaïsme le plus éculé à un « antisionisme » radical), et tout récemment un article tendant à réhabiliter, au moins partiellement, le nazisme, tout en faisant un clin d’œil aux négationnistes (les vrais, ceux qui nient l’existence de la Shoah). Tout cela est parfaitement cohérent, étant donné l’arménophilie nazie.

Ce n’est donc pas un obscur commentateur en bas d’article qui est cité ici, mais un élément du soralisme qui prend de plus en plus d’importance depuis 2016 (dans un contexte où le caractère difficile de M. Soral et l’accumulation des condamnations lui font perdre des militants, le plus connu étant Vincent Lapierre). Sans surprise, ceux qui n’ont que « négationnisme » et « fascisme turc » à la bouche n’ont jamais jugé bon de rédiger ne fût-ce qu’une ligne sur le thème « Pas en notre nom ».

 

Lire aussi, sur l’arrière-plan historique de ces théories du complot :

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

L’helléniste Bertrand Bareilles : arménophilie, turcophobie et antisémitisme (ensemble connu)

La grécophilie, l’arménophilie et l’antijudéomaçonnisme fort peu désintéressés de Michel Paillarès

De l’anarchisme au fascisme, les alliance très variables d’Archag Tchobanian

L'arménophilie de Johann von Leers

L'arménophilie de Paul Rohrbach

Paul Chack : d’un conservatisme républicain, philosémite et turcophile à une extrême droite collaborationniste, antisémite, turcophobe et arménophile

Camille Mauclair : tournant réactionnaire, antisémitisme, turcophobie, soutien à la cause arménienne, vichysme

L'"antisionisme" de la mouvance ASALA

Hagop Hagopian (futur dirigeant de l’ASALA) et le massacre des athlètes israéliens à Munich

 

Sur leur actualité :

Alain Soral de nouveau mis en examen : rappels sur Jean Varoujan Sirapian et le soralisme

La Fédération révolutionnaire arménienne et l’extrême droite mégrétiste

Le problème du négationnisme (le vrai) en Arménie

Aram Turabian : raciste, antisémite, fasciste et référence du nationalisme arménien en 2020

 

Et sur l’accusation de « génocide arménien » :

La nature contre-insurrectionnelle du déplacement forcé d’Arméniens ottomans en 1915

Première Guerre mondiale : les efforts pour ravitailler et aider les déportés arméniens

Le rôle des Arméniens loyalistes dans l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale

Tahsin Bey : protecteur des Arméniens, homme de confiance de Talat Paşa et membre de l'Organisation Spéciale

Les massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens (1914-1918)

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