mardi 26 janvier 2021

La Cour constitutionnelle belge rejette les prétentions liberticides du Comité des Arméniens de Belgique


 

Cour constitutionnelle belge, Arrêt n° 4/2021 du 14 janvier 2021 :

« I. Objet des recours et procédure

a. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 10 juillet 2019 et parvenue au greffe le 11 juillet 2019, Luc Lamine a introduit un recours en annulation totale ou partielle de l’article 115 de la loi du 5 mai 2019 « portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie et le Code pénal social » (publiée au Moniteur belge du 24 mai 2019).

b. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 7 novembre 2019 et parvenue au greffe le 12 novembre 2019, Alphonsius Mariën a introduit un recours en annulation de la même disposition légale.

[…]

f. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 22 novembre 2019 et parvenue au greffe le 26 novembre 2019, un recours en annulation de la même disposition légale a été introduit par Serge Artunoff, Yalim Bogoz, Cengiz Demirci, Taniyel Dikranian, Yahni Harutyun, Mariam Nersessian, Kirikur Okmen, Peter Petrossian, Serco Proudian, Noebar Sipaan, Karen Tadevosyan, Roza Tadevosyan et Nicolas Tavitian [président du Comité des Arméniens de Belgique ; les requérants aux noms turcs sont des Arméniens belgo-turcs], assistés et représentés par Me E. Van Nuffel, avocat au barreau de Bruxelles.

Ces affaires, inscrites sous les numéros 7229, 7278, 7283, 7302, 7303 et 7308 du rôle de la Cour, ont été jointes.

Des mémoires ont été introduits par :

- le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations (UNIA), assisté et représenté par Me M. Kaiser, Me M. Verdussen et Me C. Jadot, avocats au barreau de Bruxelles (partie intervenante dans l’affaire n° 7308);

- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me J. Vanpraet, Me B. Van den Berghe et Me R. Veranneman, avocats au barreau de Flandre occidentale (dans toutes les affaires).

Les parties requérantes dans les affaires nos 7283, 7302, 7303 et 7308 ont introduit des mémoires en réponse.

Des mémoires en réplique ont été introduits par :

- le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations (UNIA) ;

- le Conseil des ministres (dans les affaires nos 7283, 7302, 7303 et 7308).

[…]

Quant au fond

A.8. Les parties requérantes prennent un moyen unique de la violation des articles 10, 11 et 22 de la Constitution, et des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que la disposition attaquée n’est applicable qu’aux crimes établis comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale.

Cette limitation du champ d’application de la disposition attaquée sur la base du critère selon lequel les crimes doivent avoir été « établis comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale » a pour effet d’exclure le génocide arménien de la protection offerte. La disposition attaquée est donc contraire à la reconnaissance du génocide arménien par la Belgique, par une résolution de la Chambre des représentants du 23 juillet 2015 et par une résolution du Sénat du 26 mars 1998. Dans la mesure où le législateur avait reconnu le génocide arménien - fût-ce par un acte politique -, il ne pouvait faire usage de la faculté, offerte par l’article 1er, paragraphe 4, de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 « sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal » (ci-après : la décision-cadre 2008/913/JAI), de limiter la punissabilité de la négation et de la minimisation à des crimes établis par une juridiction internationale, sans qu’existe une justification à cet égard [Précisons ici que dans ce paragraphe et les autres de la section A.8, la Cour constitutionnelle ne fait que résumer les arguments présentés par le Comité des Arméniens de Belgique ; elle les réfute plus bas].

Le critère de distinction retenu n’est ni pertinent, ni raisonnablement justifié. Ainsi, la référence faite par le législateur au principe de non-rétroactivité n’est pas pertinente. Le législateur confond donc l’acte qu’il souhaite sanctionner (la négation, la minimisation, l’apologie) et son objet (le crime de génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre). Dans la mesure où le législateur renvoie aux obligations qui découlent de la décision-cadre 2008/913/JAI, les parties requérantes observent qu’en matière de droits fondamentaux, les normes internationales n’énoncent que des prescriptions minimales, et que les États membres ont toujours la faculté d’offrir une protection plus étendue. De plus, l’article 1er, paragraphe 4, de la décision-cadre précitée ne fait qu’offrir aux États membres la faculté de limiter l’incrimination aux crimes établis par une juridiction internationale, sans les y obliger. La transposition tardive de cette décision-cadre n’offre pas non plus de justification puisque le délai pour y procéder a déjà expiré le 28 novembre 2010, et que le retard n’est imputable qu’au législateur lui-même. Le délai qui s’est écoulé depuis les faits ne saurait justifier davantage leur exclusion de la protection offerte. En droit international, il est en effet admis qu’un juge considère un événement comme étant prouvé si les faits allégués permettent de l’établir « hors de tout doute raisonnable ». Le génocide arménien a ainsi été établi « hors de tout doute raisonnable ».

Le critère selon lequel les crimes doivent avoir été « établis comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale » n’est pas non plus nécessaire pour garantir le caractère prévisible de l’incrimination. Ainsi, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’incrimination de la négation de crimes contre l’humanité que l’existence de ces crimes peut être établie sur la base de la notion de « fait clairement établi », qui peut par exemple résulter du consensus entre historiens [Mensonge : seuls la Shoah et certains autres crimes nazis, sur la base, notamment, du verdict rendu à Nuremberg en 1946, sont qualifiés de « faits clairement établis » dans des décisions de la CEDH]. Les parties requérantes soulignent à cet égard qu’un historien et un juge recourent aux mêmes méthodes pour établir les faits examinés : dans les deux cas, la confrontation des faits fait surgir la vérité. La limitation à des crimes établis comme tels par une juridiction internationale semble donc poursuivre un but étranger à l’objectif de la loi de combattre le racisme et la xénophobie. Cette limitation garantit le respect de décisions coulées en force de chose jugée et ne protège donc pas tant les faits proprement dits, mais leur qualification par une juridiction internationale.

En outre, la différence de traitement fondée sur le critère selon lequel le crime a été établi par une juridiction internationale ou non serait disproportionnée. En effet, l’exclusion d’un crime non établi par une juridiction internationale a pour conséquence que la négation de ce crime n’est plus sanctionnée et que la victime du crime est perçue comme le falsificateur. Les faits du génocide arménien seraient en outre similaires voire identiques à des faits qui ont été commis ultérieurement au siècle dernier et qui, eux, ont fait l’objet d’une décision rendue par une juridiction internationale. Il est significatif à cet égard que l’holocauste soit considéré [par qui et sur quels critères ?] comme une répétition du génocide arménien.

Enfin, la limitation à des crimes « établis comme tels par une juridiction internationale » n’est pas nécessaire pour protéger la liberté d’opinion. En effet, la disposition attaquée ne sanctionne pas comme telle la négation du crime en tant que fait historique, mais le caractère haineux de propos incitant à la haine ou à la violence vis-à-vis d’un groupe donné. La circonstance que le crime nié a été établi comme tel ou non par une juridiction internationale est donc sans pertinence. Un crime contre l’humanité peut également être établi avec certitude sur la base d’autres critères, sans que le juge saisi de la négation punissable de ce crime doive encore se prononcer sur l’existence de ce crime.

[…]

B.15.2. Sur la question spécifique de l’incrimination de comportements négationnistes, la Cour européenne des droits de l’homme précise que, pour mettre les intérêts en balance, il faut tenir compte de la nature des déclarations tenues dans le cadre des propos contestés, des contextes géographique et historique dans lesquels est opérée la restriction à la liberté d’expression, de la mesure dans laquelle les propos ont heurté les droits des intéressés, de l’existence ou non d’un consensus parmi les États membres quant à la nécessité de recourir à des sanctions pénales à l’égard de propos de cette nature, à l’existence de règles de droit international en la matière et de la gravité de l’ingérence dans la liberté d’expression (CEDH, grande chambre, 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, § 228).

B.16. La Cour [constitutionnelle belge] doit examiner si la disposition attaquée, en ce qu’elle limite l’incrimination qu’elle prévoit de l’acte de nier, de minimiser grossièrement, de chercher à justifier ou d’approuver des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre à des crimes qui ont été « établis comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale », est compatible avec les dispositions constitutionnelles et conventionnelles, citées par les parties requérantes, qui garantissent le droit au respect de la vie privée, compte tenu de ce que cette disposition pénale limite la liberté d’expression.

[…]

B.17.2. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur a jugé opportun de recourir à ce critère, « étant donné que ni la décision-cadre, ni le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, n’imposent de limitation quant à la portée ratione temporis de l’infraction de négationnisme à insérer en droit interne » (Doc. parl., Chambre, 2018-2019, DOC 54-3515/001, p. 155).

En limitant la disposition pénale attaquée aux crimes « établis comme tels par une décision  définitive rendue par une juridiction internationale », le législateur a ainsi voulu préciser dans des termes offrant une sécurité juridique suffisante les crimes pour lesquels les comportements négationnistes cités sont punissables. Le législateur a donc voulu respecter le principe de légalité en matière pénale qui découle des articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution et de l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et qui procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est punissable ou non.

B.17.3. Compte tenu du fait que la disposition attaquée, en ce qu’elle porte atteinte à la liberté d’expression et en ce qu’elle est une loi pénale, appelle une interprétation restrictive, il ressort de ce qui précède que le choix opéré par le législateur de faire usage de la faculté offerte par l’article 1er, paragraphe 4, de la décision-cadre 2008/913/JAI de limiter l’incrimination sur la base du critère selon lequel les crimes visés doivent avoir été « établis comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale », n’est pas sans justification raisonnable.

B.18. La disposition attaquée ne viole dès lors pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Le moyen unique n’est pas fondé.

Par ces motifs,

la Cour rejette les recours.

Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 janvier 2021. »

 

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