Cour constitutionnelle belge, Arrêt n° 4/2021 du 14 janvier 2021 :
« I. Objet des recours et procédure
a. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 10
juillet 2019 et parvenue au greffe le 11 juillet 2019, Luc Lamine a introduit
un recours en annulation totale ou partielle de l’article 115 de la loi du 5
mai 2019 « portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de
cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie et le Code
pénal social » (publiée au Moniteur belge
du 24 mai 2019).
b. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 7
novembre 2019 et parvenue au greffe le 12 novembre 2019, Alphonsius Mariën a
introduit un recours en annulation de la même disposition légale.
[…]
f. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 22
novembre 2019 et parvenue au greffe le 26 novembre 2019, un recours en
annulation de la même disposition légale a été introduit par Serge Artunoff,
Yalim Bogoz, Cengiz Demirci, Taniyel Dikranian, Yahni Harutyun, Mariam
Nersessian, Kirikur Okmen, Peter Petrossian, Serco Proudian, Noebar Sipaan,
Karen Tadevosyan, Roza Tadevosyan et Nicolas
Tavitian [président du Comité des
Arméniens de Belgique ; les requérants aux noms turcs sont des Arméniens
belgo-turcs], assistés et représentés par Me E. Van Nuffel,
avocat au barreau de Bruxelles.
Ces affaires, inscrites sous les numéros 7229, 7278, 7283, 7302, 7303 et
7308 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Des mémoires ont été introduits par :
- le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le
racisme et les discriminations (UNIA), assisté et représenté par Me
M. Kaiser, Me M. Verdussen et Me C. Jadot, avocats au barreau de
Bruxelles (partie intervenante dans l’affaire n° 7308);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me J.
Vanpraet, Me B. Van den Berghe et Me R. Veranneman, avocats au
barreau de Flandre occidentale (dans toutes les affaires).
Les parties requérantes dans les affaires nos 7283, 7302, 7303 et 7308 ont
introduit des mémoires en réponse.
Des mémoires en réplique ont été introduits par :
- le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le
racisme et les discriminations (UNIA) ;
- le Conseil des ministres (dans les affaires nos 7283, 7302, 7303 et
7308).
[…]
Quant au fond
A.8. Les parties requérantes prennent un moyen unique de la violation des
articles 10, 11 et 22 de la Constitution, et des articles 8 et 14 de la
Convention européenne des droits de l’homme, en ce que la disposition attaquée
n’est applicable qu’aux crimes établis comme tels par une décision définitive
rendue par une juridiction internationale.
Cette limitation du champ d’application de la disposition attaquée sur la
base du critère selon lequel les crimes doivent avoir été « établis comme tels
par une décision définitive rendue par une juridiction internationale » a pour effet
d’exclure le
génocide arménien de la protection offerte. La disposition attaquée est
donc contraire à la reconnaissance du génocide arménien par la Belgique, par
une résolution de la Chambre des représentants du 23 juillet 2015 et par une
résolution du Sénat du 26 mars 1998. Dans la mesure où le législateur avait
reconnu le génocide arménien - fût-ce par un acte politique -, il ne pouvait
faire usage de la faculté, offerte par l’article 1er, paragraphe 4,
de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 « sur la lutte
contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen
du droit pénal » (ci-après : la décision-cadre 2008/913/JAI), de limiter la
punissabilité de la négation et de la minimisation à des crimes établis par une
juridiction internationale, sans qu’existe une justification à cet égard [Précisons ici que dans ce paragraphe et les
autres de la section A.8, la Cour constitutionnelle ne fait que résumer les
arguments présentés par le Comité des Arméniens de Belgique ; elle les
réfute plus bas].
Le critère de distinction retenu n’est ni pertinent, ni raisonnablement
justifié. Ainsi, la référence faite par le législateur au principe de
non-rétroactivité n’est pas pertinente. Le législateur confond donc l’acte
qu’il souhaite sanctionner (la négation, la minimisation, l’apologie) et son
objet (le crime de génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre).
Dans la mesure où le législateur renvoie aux obligations qui découlent de la décision-cadre
2008/913/JAI, les parties requérantes observent qu’en matière de droits
fondamentaux, les normes internationales n’énoncent que des prescriptions
minimales, et que les États membres ont toujours la faculté d’offrir une
protection plus étendue. De plus, l’article 1er, paragraphe 4, de la
décision-cadre précitée ne fait qu’offrir aux États membres la faculté de
limiter l’incrimination aux crimes établis par une juridiction internationale,
sans les y obliger. La transposition tardive de cette décision-cadre n’offre
pas non plus de justification puisque le délai pour y procéder a déjà expiré le
28 novembre 2010, et que le retard n’est imputable qu’au législateur lui-même.
Le délai qui s’est écoulé depuis les faits ne saurait justifier davantage leur
exclusion de la protection offerte. En droit international, il est en effet
admis qu’un juge considère un événement comme étant prouvé si les faits
allégués permettent de l’établir « hors de tout doute raisonnable ». Le
génocide arménien a ainsi été établi « hors
de tout doute raisonnable ».
Le critère selon lequel les crimes doivent avoir été « établis comme tels
par une décision définitive rendue par une juridiction internationale » n’est
pas non plus nécessaire pour garantir le caractère prévisible de l’incrimination.
Ainsi, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme relative à l’incrimination de la négation de crimes contre l’humanité
que l’existence de ces crimes peut être établie sur la base de la notion de «
fait clairement établi », qui peut par exemple résulter du consensus
entre historiens [Mensonge :
seuls la Shoah et certains autres crimes nazis, sur la base, notamment, du
verdict rendu à Nuremberg en 1946, sont qualifiés de « faits clairement établis »
dans des décisions de la CEDH]. Les parties requérantes soulignent à cet
égard qu’un historien et un juge recourent aux mêmes méthodes pour établir les
faits examinés : dans les deux cas, la confrontation des faits fait surgir la
vérité. La limitation à des crimes établis comme tels par une juridiction
internationale semble donc poursuivre un but étranger à l’objectif de la loi de
combattre le racisme et la xénophobie. Cette limitation garantit le respect de
décisions coulées en force de chose jugée et ne protège donc pas tant les faits
proprement dits, mais leur qualification par une juridiction internationale.
En outre, la différence de traitement fondée sur le critère selon lequel le
crime a été établi par une juridiction internationale ou non serait
disproportionnée. En effet, l’exclusion d’un crime non établi par une
juridiction internationale a pour conséquence que la négation de ce crime n’est
plus sanctionnée et que la
victime du crime est perçue comme le falsificateur. Les faits du génocide
arménien seraient en outre similaires voire identiques à des faits qui ont été commis
ultérieurement au siècle dernier et qui, eux, ont fait l’objet d’une
décision rendue par une juridiction internationale. Il est significatif à cet
égard que l’holocauste
soit considéré [par qui et sur quels
critères ?] comme une
répétition du génocide arménien.
Enfin, la limitation à des crimes « établis comme tels par une juridiction
internationale » n’est pas nécessaire pour protéger la liberté d’opinion. En
effet, la disposition attaquée ne sanctionne pas comme telle la négation du crime
en tant que fait historique, mais le caractère
haineux de propos incitant à la haine ou à la
violence vis-à-vis d’un
groupe donné. La circonstance que le crime nié a été établi comme tel ou non par une juridiction internationale est
donc sans pertinence. Un crime contre l’humanité peut également être établi
avec certitude sur la base d’autres critères, sans que le juge saisi de la
négation punissable de ce crime doive encore se prononcer sur l’existence de ce
crime.
[…]
B.15.2. Sur la question spécifique de l’incrimination de comportements
négationnistes, la Cour européenne des droits de l’homme précise que, pour
mettre les intérêts en balance, il faut tenir compte de la nature des
déclarations tenues dans le cadre des propos contestés, des contextes
géographique et historique dans lesquels est opérée la restriction à la liberté
d’expression, de la mesure dans laquelle les propos ont heurté les droits des
intéressés, de l’existence ou non d’un consensus parmi les
États membres quant à la nécessité de recourir à des sanctions pénales à
l’égard de propos de cette nature, à l’existence de règles de droit international
en la matière et de la gravité de l’ingérence dans la liberté d’expression
(CEDH, grande chambre, 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, § 228).
B.16. La Cour [constitutionnelle
belge] doit examiner si la disposition attaquée, en ce qu’elle limite
l’incrimination qu’elle prévoit de l’acte de nier, de minimiser grossièrement,
de chercher à justifier ou d’approuver des crimes de génocide, des crimes
contre l’humanité ou des crimes de guerre à des crimes qui ont été « établis
comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale
», est compatible avec les dispositions constitutionnelles et conventionnelles,
citées par les parties requérantes, qui garantissent le droit au respect de la
vie privée, compte tenu de ce que cette disposition pénale limite la liberté
d’expression.
[…]
B.17.2. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur a jugé
opportun de recourir à ce critère, « étant donné que ni la décision-cadre, ni
le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, n’imposent de
limitation quant à la portée ratione temporis de l’infraction de négationnisme
à insérer en droit interne » (Doc. parl., Chambre, 2018-2019, DOC 54-3515/001,
p. 155).
En limitant la disposition pénale attaquée aux crimes « établis comme tels
par une décision définitive rendue par
une juridiction internationale », le législateur a ainsi voulu préciser dans des
termes offrant une sécurité juridique suffisante les crimes pour lesquels les
comportements négationnistes cités sont punissables. Le législateur a donc
voulu respecter le principe de légalité en matière pénale qui découle des
articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution et de l’article 7, paragraphe
1, de la Convention européenne des droits de l’homme et qui procède de l’idée
que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de
savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est punissable ou
non.
B.17.3. Compte tenu du fait
que la disposition attaquée, en ce qu’elle porte atteinte à la liberté
d’expression et en ce qu’elle est une loi pénale, appelle une interprétation
restrictive, il ressort de ce qui précède que le choix opéré par le législateur
de faire usage de la faculté offerte par l’article 1er, paragraphe 4, de la
décision-cadre 2008/913/JAI de limiter l’incrimination sur la base du critère
selon lequel les crimes visés doivent avoir été « établis comme tels par une décision
définitive rendue par une juridiction internationale », n’est pas sans
justification raisonnable.
B.18. La disposition attaquée ne viole dès lors pas les articles 10, 11 et
22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la
Convention européenne des droits de l’homme.
Le moyen unique n’est pas fondé.
Par ces motifs,
la Cour rejette les recours.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue
allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur
la Cour constitutionnelle, le 14 janvier 2021. »
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(2012, 2016, 2017)
4
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