samedi 8 mai 2021

Jérôme et Jean Tharaud : du dreyfusisme à l’antisémitisme, de la défense des Turcs à l’alliance avec le nationalisme arménien


 

 

Michel Leymarie, « THARAUD (Jérôme et Jean) », dans Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Le Seuil, 2009, pp. 1342-1343 :

« Frères jumeaux en écriture, Jérôme et Jean Tharaud détiennent sans doute un record mondial de collaboration littéraire et journalistique : près de cinquante œuvres communes, depuis leur journal d’adolescence, Les Deux Pigeons, jusqu’à leur dernier livre, La Double Confidence (1951). Nés respectivement le 18 mai 1874 et le 9 mai 1877 à Saint-Junien dans la Creuse, ils sont tôt orphelins de père et poursuivent à Paris des études commencées à Angoulême. Jérôme devient l’ami de [Charles] Péguy à l’École normale supérieure et signe la pétition de L’Aurore en faveur de Dreyfus [capitaine de l’armée française injustement condamné pour espionnage et finalement réhabilité en 1906]. […]

De l’intérêt ambigu qu’ils portent aux milieux juifs d’Europe centrale, ils passent après la guerre à un antisémitisme sensible notamment dans Quand Israël est roi (1921), Petite histoire des Juifs (1927) et surtout Quand Israël n’est plus roi (1933), où les menaces hitlériennes sont minimisées. […] Élus à l’Académie française, l’aîné en 1938, le cadet en 1946, ils sont proches de Pétain mais non collaborationnistes. […] Les jeunes gens aux sympathies dreyfusardes sont devenus des gens de lettres conformistes et conservateurs. Jean meurt à Paris le 8 avril 1952, Jérôme à Varengeville le 28 janvier 1953. »

 

Jérôme et Jean Tharaud, La Bataille à Scutari d’Albanie, Paris, Émile-Paul Frères, 1913, pp. 118-120 :

« Tout l’Orient catholique assiste avec angoisse à la débâcle turque [fin 1912]. Cet effroi de l’avenir, cette horreur de l’Orthodoxie, cette immense inquiétude, c’est tout cela que révélait confusément la réflexion courageuse et naïve du Frate sicilien. Mais la voici plus amplement exprimée dans une lettre, qu’au même moment un Frère des Écoles chrétiennes écrivait de Constantinople, et que je donne sans y rien changer :

“Vous me trouvez turcophile chers parents. Comment ne le serais-je pas! Voilà vingt- trois ans que je vis au milieu des Turcs, que j’apprends à connaître l’âme de ce peuple, ses qualités de cœur, sa large tolérance, sa foi profonde en Dieu, son respect de l’autorité, sa vaillance son patriotisme. Tous les journaux catholiques de France peuvent parler de Croix contre le Croissant, ils négligent d’ajouter que cette croix est tout ce qu’il y a de plus grecque. Et vraiment ils oublient trop que depuis des années déjà la Turquie donne à nos religieux le pain que la France leur refuse...

Les mensonges d’une presse vénale ou mal informée n’y changeront rien : les Turcs font la guerre en soldats ; les Balkaniques la font en bandits. Les journaux peuvent parler des atrocités turques, mais les atrocités des États orthodoxes dépassent en horreur tout ce qu’ont fait les Turcs dans le passé. Des lettres écrites par nos frères de Salonique et de Chio ; d’autres lettres adressées par des parents aux enfants de nos écoles pourraient vous édifier sur la soi-disant civilisation de ces petits peuples prétendus chrétiens. Les nombreux religieux établis en Turquie, jésuites, lazaristes, capucins, franciscains déplorent cette campagne anti-turque de nos feuilles catholiques et y voient dans l’avenir un obstacle au progrès de notre religion dans ces contrées. Où pénètre le slavisme, guerre au catholicisme. Les Bulgares sont un peuple athée, les Grecs voleurs, dépravés, hypocrites, n’ont de religion que la surface. Quant aux Serbes, ils prohibent notre culte chez eux. On ne trouve dans toute la Serbie que deux prêtres catholiques, dont l’un est aumônier du ministre d’Autriche à Belgrade, et l’autre à l’hôpital autrichien. A Sophia, nos coreligionnaires sont cantonnés dans un quartier spécial comme les juifs dans un ghetto. En Grèce, ils sont soumis à toutes sortes de vexations. Tracasseries aussi dans le Monténégro, où l’on doit former des régiments séparés de catholiques et d’orthodoxes. La voilà bien cette fameuse croix libératrice des alliés balkaniques ! Tous ces schismatiques ont péché contre le Saint-Esprit ; ils ont sucé avec le lait de leur mère la haine des catholiques, des Latins en particulier.” »

 

Jérôme et Jean Tharaud, préface à Paul du Véou (Paul de Rémusat), Le Désastre d’Alexandrette, Paris, Baudinière, 1938, pp. VII-VIII :

« Nous avons espéré éviter cette triste aventure par une suite d'abandons désastreux et irraisonnés. Une première fois, en 1921, par l'accord d’Angora, et bien que nous eussions emporté des victoires qui réduisaient à rien tous les efforts des Turcs [affirmation foncièrement inexacte : la zone d’occupation française s’était contractée à la suite d’offensives turques, et la protection de cette zone pourtant réduite était devenue ruineuse pour les finances publiques françaises], nous leur avons cédé le Taurus [Adana, Tarsus, Mersin] ; aujourd'hui, c'est l’Amanus [Hatay]. Qu'est-ce qu'ils demanderont demain ? Alep, la Djezireh, le désert syrien et les pétroles ? Le Turc n'est pas un homme que l'on apprivoise par des reculades perpétuelles : il ne respecte que l'homme qui se maintient fermement sur son droit et fait front. Ce qui n'est pas, hélas, notre cas depuis 1921.

Et pourtant, nous devrions être avertis. Le gouvernement de M. Atatürk a successivement violé tous les engagements qu'il avait pris envers nous. Il a massacré nos protégés [affirmation mensongère], profané nos cimetières [les profanateurs de cimetières ont tous été punis, lorsque la police turque a pu les arrêter] ; il n’y a plus un commerçant, plus un instituteur, plus un missionnaire français en Turquie [affabulations]. Demain, dans le Sandjak — pardon ! dans le Hataï — Arabes, Arméniens, Alaouites et Chrétiens seront contraints à l’exil [nul n’a été contraint à l’exil en 1939, lors de l’annexion : tous les non-Turcs, y compris les Arméniens, qui acceptaient de vivre en Turquie ont pu rester ; leurs descendants sont toujours au Hatay ; l’église arménienne est toujours debout et en activité]. Est-ce donc là cette victoire diplomatique dont notre ministre des Affaires étrangères se vante, et dont il s’apprête à recueillir bientôt, à Angora, les lauriers ? »


Léon Guerdan (figure du parti nationaliste arménien Ramkavar, en France puis aux États-Unis), Je les ai tous connus, New York, Brentano’s, 1942, p. 209 :

« Dans le Comité de la Méditerranée, créé et animé [dans la seconde moitié des années 1930] par l’ardent Paul de Rémusat, connu en littérature sous le nom de Paul du Véou [et alors agent d’influence de l’Italie fasciste], pour défendre les intérêts de l’Empire français [sic : en servant la propagande de Mussolini ?], j’ai eu pour collègues, à côté d’hommes politiques tels que Louis Marin, le brave et sympathique Louis Rollin, M. Henry-Haye [devenu pétainiste en 1940, approché par l’ambassade d’Allemagne en juillet de cette année-là], notre ambassadeur actuel à Washington [nommé par Philippe Pétain], que les gouvernements antérieurs eurent tort de ne point utiliser notamment en Syrie, dont il connaissait mieux que quiconque les complexes problèmes […], des écrivains comme Jérôme Tharaud et André Demaison […]. »

 

Ces textes appellent quelques commentaires. À la différence d’Édouard Herriot et du journaliste Hyacinthe Philouze, ou, bien entendu, des écrivains turcophiles Pierre Loti et Claude Farrère, les frères Tharaud n’ont pas réitéré, pendant la guerre de libération nationale turque (1919-1922) leurs prises de position en faveur des Turcs, or c’est précisément pendant leur séjour en Hongrie (1919) qu’ils basculent dans l’antisémitisme, en adhérant à la thèse — aussi fausse que dangereuse — du « judéo-bolchevisme », adhésion publiquement exprimée dans leur essai Quand Israël est roi, paru en 1921. Quant au livre qu’ils préfacent en 1938, il est aussi truffé d’énormités que leur avant-propos, par exemple, p. 121, où de Rémusat, qui signe du Véou, attribue à Kemal Atatürk une déclaration faite en réalité par un pionnier du nationalisme kurde, Nemrut Mustafa ; p. 158, où de Rémusat/du Véou, affirme que la Turquie a construit des forts et une base de sous-marins dans la baie de Payas, ce qui n’a pas le moindre rapport avec la réalité ; et pp. 58-59, où l’auteur exprime à nouveau ses obsessions antimaçonniques.

Malgré son absence totale de sérieux (c’est le moins qu’on puisse dire), Le Désastre d’Alexandrette est recommandé sans la moindre réserve par Claude Mutafian (négateur de massacres et « historien » de référence du nationalisme arménien) dans « La Cilicie turquifiée par la France (1919-1939) », Historiens et géographes, n° 336, mai-juin 1992, p. 159.

 

Lire aussi :

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