lundi 6 avril 2020

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain




Paul de Rémusat, qui signait souvent Paul du Véou, était un officier français d’extrême droite, catholique intégriste, décédé en 1963. Il est l’auteur d’une série de trois livres (La Passion de la Cilicie en 1937, Le Désastre d’Alexandrette en 1938, Chrétiens en péril au Moussa Dagh en 1939), écrite dans l’espoir d’empêcher la restitution de la province de Hatay à la Turquie — restitution qui a finalement conduit à l’alliance franco-anglo-turque d’octobre 1939, contre l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et l’URSS stalinienne. Ses trois livres ont pour thème central le « complot judéo-maçonnique ». Mais avant d’en venir plus précisément à lui, un peu de contexte sur ce thème.

Bernard Lewis, Islam et Laïcité. L’émergence de la Turquie moderne, Paris, Fayard, 1988, pp. 457-458 :
« L’histoire d’un complot maçonnique juif [supposé à l’origine du Comité Union et progrès, CUP], en raison de circonstances particulières, reçut quelque temps une large audience en dehors des cercles où cette façon de voir l’histoire fleurit habituellement, et mérite donc une brève remarque. Conçue dans une perspective cléricale et nationaliste fréquente sur le continent, elle fut reprise par certains cercles britanniques et réchauffée quelques années plus tard par les propagandistes alliés afin de discréditer leurs ennemis turcs. Les Jeunes-Turcs [le CUP], depuis la révolution, rencontraient un remarquable succès dans leur propagande auprès des musulmans ottomans, tant dans leurs appels panturcs que panislamiques (voir, infra, p. 337). Il semblait donc habile de démontrer qu’ils n’étaient eux-mêmes ni turcs ni musulmans. […]
Les Turcs de la période jeune-turque étaient très loin de s’attacher au “pur sang turc” et il est certain que des musulmans turcophones ottomans d’origine balkanique, caucasienne ou autre ont eu une part considérable dans le mouvement. Rien ne semble attester, dans la masse d’ouvrages turcs sur les Jeunes-Turcs que les juifs aient joué un rôle un tant soit peu important dans leurs conseils, ou que les loges maçonniques n’aient jamais servi qu’à couvrir à l’occasion leurs réunions secrètes. L’avocat de Salonique, Emmanuel Carasso, dont le nom est souvent mentionné par les adversaires européens des Jeunes-Turcs, était un personnage mineur. Cavid, qui joua effectivement un rôle de grande importance [comme ministre des Finances], était un dönme (membre d’une secte syncrétiste judéo-islamique fondée au XVIIe siècle), et non un juif véritable ; quoi qu’il en soit, c’est, semble-t-il, le seul de sa communauté qui soit parvenu au premier plan. »

Ce contexte étant connu (ou rappelé), allons-y.

Paul du Véou (Paul de Rémusat), La Passion de la Cilicie, Paris, Paul Geuthner, 1937, pp. 60-61 :
« Cependant, le comité maçonnique de Constantinople, “Union et Progrès”, enseignait doucement aux Turcs à s’offusquer d’un régime [d’occupation française à Adana et ses environs, en 1919] qui plaçait sur le même pied musulmans et chrétiens. […]
Mais dans leurs Ateliers et leurs Loges de Salonique et de Constantinople, dans leurs konaks [préfectures] d’Anatolie, les Jeunes-Turcs, pour éluder les conséquences de leur défaite, aux mêmes manœuvres qui réussissaient si bien, à l’occident, à leurs maîtres poméraniens. Les Allemands les inspiraient comme aux temps hamidiens. Ils les prussianisaient en vérité depuis la visite que l’empereur allemand avait faite en 1889 au sultan, depuis que Guillaume II, héritier des Électeurs et des rois, fondateurs et Grands maîtres de la Maçonnerie, avait développé l’ordre en Turquie. L’empereur allemand avait placé les loges de Salonique et de Constantinople sous l’obédience de la loge de Prusse et les subventionnait par le canal de la ligue Alldeutsch, autre filiale de cette loge. Il ne leur avait demandé, pour ce prix, que la constitution d’un parti Jeune-Turc, section de la Jeune-Europe, fille du maçon Mazzini. Vingt ans après, les Jeunes-Turcs avaient mis fin au règne d’Abdülhamit II. […] Le Comité [Union et progrès] demeurait sous le contrôle de la Loge de Salonique. […] La Maçonnerie universelle […] organisa les secours [pour les Jeunes-Turcs, en 1909, selon de Rémusat], réunit des fonds pour l’équipement d’une armée, que le maréchal Mahmoud Chefket Pacha conduisit de Salonique à Constantinople ; après une affreuse bataille de rues, le maréchal proclama la déchéance du sultan.
Pendant le règne du Sultan Mehmed Réchid V [1909-1918], les Francs-maçons assumèrent ouvertement le pouvoir. Le général Chérif Pacha [futur fondateur du nationalisme kurde et antisémite profond] fonda à Paris une opposition antimaçonnique, le parti de l’Entente libérale, Hurriet ve Ititlaf, qui remplaça l’ancien Akrar. Les loges assassinèrent à Paris ses collaborateurs Samini et Zeki Bey.
Elles menaient en même temps en Turquie, contre les chrétiens, une lutte aussi cruelle que celle qui avait fait maudire le règne d’Abdul Hamid. M. [Paul] Cambon et Chérif Pacha ont apporté la preuve que la loge de Salonique donna au Comité Union et progrès l’“ordre suprême” des vêpres ciliciennes, le massacre en trois jours de cinquante mille chrétiens. » (pp. 60-61)

ð  Il vaut mieux interrompre ici la citation, tant les contrevérités sont déjà nombreuses et appellent des rectifications précises. Outre ce que Bernard Lewis a expliqué sur le rôle de la franc-maçonnerie au CUP, il faut ajouter que la franc-maçonnerie ottomane était de loin de dépendre de celle d’Allemagne, d’autant que la majorité des loges allemandes étaient beaucoup plus conservatrices que celles de l’Empire ottoman. Quant à une demande de Guillaume II qui serait à l’origine de la création du Comité de l’Union ottomane, devenu ensuite Comité Union et progrès, ce n’est que pure imagination. Voir, entre autres, Ernest Edmondson Ramsaur, The Young Turks. Prelude to the Revolution of 1908, Princeton, Princeton University Press, 1957 ; et Odile Moreau, L’Empire ottoman au XIXe siècle, Paris, Armand Colin 2020.
Dès 1919, le haut-commissariat français décrit le mouvement national turc comme « germanophobe » (Origine du mouvement national [1919], Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, 74 PA-AP 12), ce qui est à peine exagéré, compte tenu des lourds contentieux entre les Turcs et certains officiers allemands (Rapport à monsieur le ministre des Affaires étrangères concernant les principales observations faites par le premier maître-électricien Goulin (Georges), du sous-marin Mariotte, pendant l’internement en Turquie des prisonniers de guerre du Mariotte, 5 juillet 1919, pp. 1-2, 8 et 13-14, Centre des archives diplomatiques de Nantes, 36/PO/1/6). Mustafa Kemal (Atatürk) lui-même avait des rapports conflictuels avec le chef de la mission militaire allemande dans l’Empire, Otto Liman von Sanders (« Mustafa Kémal Pacha », L’Illustration, 26 février 1921, p. 196), alors même que von Sanders n’avait pas de mépris raciste envers les Turcs, contrairement à plusieurs de ses subordonnés (cf. Otto Liman von Sanders, Cinq ans de Turquie, Paris, Payot, 1923).
Paul Cambon n’était plus ambassadeur à İstanbul depuis une bonne décennie en 1909 et nulle part dans ses lettres (Paul Cambon, Correspondance, tome II, Paris, Grasset, 1940, texte établi et annoté par Henri Cambon) il ne prétend apporter « la preuve que la loge de Salonique donna au Comité Union et progrès l’“ordre suprême” des vêpres ciliciennes » (de Rémusat ne donne d’ailleurs aucune source pour justifier son énormité). Quant aux évènements sanglants d’avril 1909, ils durèrent plus que trois jours, ne furent pas un « massacre » mais un affrontement inter-ethnique suivi de massacres réciproques, et le nombre de victimes arméniennes est, en tout état de cause, très inférieur à cinquante mille, chiffre là encore donné sans source. Sur ce sujet, voir, entre autres, Yücel Güçlü, The Armenian Events of Adana in 1909: Cemal Paşa and Beyond, Lanham (Maryland), Hamilton Books, 2018. La « Maçonnerie universelle » est en elle-même un phantasme (ne serait-ce qu’à cause des divisions entre obédiences) et rien ne prouve une aide financière de francs-maçons étrangers à la riposte militaire des jeunes-turcs au coup d’État réactionnaire qui les chassa brièvement du pouvoir, en avril 1909.

Paul du Véou, ibid., p. 63 :
« Le franc-maçon Ahmed Riza s’établissait à Paris ; il disposait d’un budget de presse de 350 000 Ltqs [abréviation pour : livres turques] et parlait en plénipotentiaire. […] Peu après son arrivée, le 9 juin 1919, les loges décidèrent de disqualifier le sultan aux yeux de ses sujets et d’instaurer ensuite la République en Turquie, une république sœur et alliée de celle des Soviets. »
ð  La densité de sottises est ici extrême. Ahmet Rıza était effectivement franc-maçon, mais rien dans les archives françaises (cf., par exemple, Archives nationales, Pierrefitte, F7 13467 et F7 13786) n’atteste qu’il aurait, à un moment quelconque, « parlé en plénipotentiaire » (de qui, d’ailleurs ?). Rien ne prouve non plus qu’il aurait « disposé d’un budget de presse de 350 000 livres turques », ni même que son rôle de soutien au mouvement national turc dirigé par Mustafa Kemal (Atatürk) eût été, à un moment quelconque, plus important que celui du docteur Nihat Reşat, lequel n’était pas franc-maçon. La franc-maçonnerie française était, en 1919-1920, divisée entre partisans des Turcs et partisans de la République d’Arménie, et même ceux qui soutenaient les Turcs n’entendaient pas promouvoir « une république sœur et alliée de celle des Soviets » (Paul Dumont, “French Free Masonry and the Turkish Struggle for Independence (1919-1923),” International Journal of Turkish Studies, III-2, winter 1985-1986, pp. 1-16), ne serait-ce que parce que la Russie soviétique avait interdit, dès l’époque de Lénine, la franc-maçonnerie. La double appartenance à une loge et au Parti communiste française fut, de même, interdite d’emblée.
D’ailleurs, de Rémusat lui-même ne croyait pas à ce qu’il écrivait : ce passage a été supprimé, sans aucune explication d’ailleurs, dans la seconde édition de son livre, parue en 1954, chez le même éditeur.

Paul du Véou, ibid., p. 67 :
« Mustapha Kemal naquit en 1880, en Roumélie orientale. Juif, originaire d’Espagne, il apprit par son père à parler le vieil espagnol. »
ð  Arrive maintenant le thème du « complot judéo-maçonnique ». Kemal (Atatürk) n’est pas né en 1880 mais en 1881, et non pas « en Roumélie orientale » mais en Macédoine. Sa famille n’était ni juive ni dönme (un rameau de l’islam constitué par des descendants de juifs convertis) mais constituée de Türkmènes yörüks originaires de Konya. Elle ne parlait pas le ladino (ce que de Rémusat appelle « le vieil espagnol »).
Ces phrases complètement délirantes sont maintenues, erreur de date comprise pour la naissance d’Atatürk, dans la réédition de 1954 (p. 107).

Paul du Véou (Paul de Rémusat), Le Désastre d’Alexandrette, Paris, Baudinière, 1938, pp. 58-59 :
« Comme il avait jadis fondé la “Société de la Défense des Droits”, qui mit en feu la Cilicie, M. Atatürk constitua la société secrète à forme maçonnique, dite “de la défense du Hataï” (1). Cette société fonda des loges à Ankara, à Adana, à Deurtyol [Dörtyol], Killis, Aïntab [Gaziantep], aux frontières du sandjak; dans la vallée de l'Amouk, à Alexandrette, à Kosseir, El Ordou, Bassit dans le sandjak [du Hatay] même; elle prit la maison du peuple d'Antioche sous son contrôle. 
(1) Contrairement aux bruits qui circulent périodiquement, la franc-maçonnerie n’a pas été supprimée en Turquie. Toutes les loges y subsistent, réunies dans un seul faisceau [sic], sous l’obédience du Grand Orient de Turquie, “et poursuivent leur idéal d’émancipation intellectuelle et morale et de fraternité universelle”. Cf. L’Asie française, 1936, 68. Leur grand maître est Sadedin bey, 3e notaire de Péra. »
ð  Là encore, l’idée fixe antimaçonnique (ou antijudéomaçonnique) conduit de Rémusat à proférer d’énormes contrevérités. Le Comité de la Souveraineté du Hatay (qu’il appelle curieusement : Société de la défense du Hatay) n’avait pas une forme maçonnique (cf. Stéphane Yerasimos, « Le sandjak d'Alexandrette : formation et intégration d'un territoire », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n° 48-49, 1988, p. 207). Si la franc-maçonnerie turque n’a pas été supprimée à proprement parler, elle a suspendu toutes ses activités de 1935 à 1948. Enfin, le titre de « bey », comme tous les autres titres honorifiques, a disparu avec la loi sur les patronymes de 1934.
Remarquons aussi que l’éditeur (Baudinière) s’était spécialisé, dès la fin des années 1930, dans la publication d’ouvrages antisémites, favorables aux régimes d’extrême droite, etc., par exemple celui de Laurent Viguier, Les Juifs à travers Léon Blum, paru en 1938, celui de Paul Ferdonnet, La Guerre juive, publié la même année, ou encore le livre de Pierre Héricourt (mort en exil en Espagne en raison de son vichysme sous l’Occupation), Pourquoi Franco a vaincu, paru en 1939, avec une préface du général Francisco Franco lui-même.

René Massigli, ambassadeur de France en Turquie de janvier 1939 à octobre 1940, La Turquie devant la guerre. Mission à Ankara, 1939-1940, Paris, Plon, 1964 :
« En dépit des acclamations populaires qui avaient salué le retour de Munich [après la conférence durant laquelle le président du Conseil, Édouard Daladier, confronté à un Hitler décidé à annexer une partie de la Tchécoslovaquie et un Premier ministre britannique ne voulant pas résister, avait dû céder lui aussi], la vie du cabinet Daladier dépendait chaque jour davantage du bon vouloir de la droite. Or, dans celle-ci, trop d’hommes, hypnotisés par le “péril communiste” ou préparant déjà la “collaboration” à venir [avec l’Allemagne nazie], subissaient l’attirance de Berlin ou de Rome, réservant leurs réactions “nationales” pour les questions au sujet desquelles la surenchère patriotique avait chance de se pratiquer au moindre risque. C’est ainsi qu’Henri Haye, membre influent de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, et qui sera en juillet 1940 — soit dit en passant — un des premiers hommes politiques avec qui l’ambassade du [Troisième] Reich, se réinstallant dans Paris occupé, reprendra contact, était, au [palais du] Luxembourg [siège du Sénat], l’adversaire le plus acharné du traité franco-syrien [de 1936, prévoyant l’indépendance] et de “l’humiliation” d’Alexandrette [accord de 1938 sur l’autonomie du Hatay et la présence turque]. […]
Dans le même temps, Paul du Véou [Paul de Rémusat] invitait le gouvernement à déclarer publiquement que le traité de 1936 ne serait pas ratifié, à faire évacuer les troupes turques du Sandjak [Hatay], à accorder des garanties aux éléments non-kémalistes du territoire et à obliger les Turcs à désarmer le port de Payas que, assurait-il, ils “hérissaient” de forts et où avait été établie, à l’en croire, une base pour sous-marins (2). […]
Ainsi les trublions s’affairaient pour provoquer entre Paris et Ankara cette nouvelle crise qui aurait comblé d’aise le comte Ciano [ministre italien des Affaires étrangères], et cela dans le temps même où la crainte de complications méditerranéennes faisait souhaiter en Turquie un rapprochement avec la France.
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(2) Paul du Véou, Le Désastre d’Alexandrette, Paris, 1938 [p. 158]. Le livre est en réalité un rapport présenté à la section franco-syrienne du Comité de la Méditerranée. Bien entendu, forts et sous-marins n’existaient que dans l’imagination de l’auteur — ou de ses informateurs intéressés… » (pp. 53-55)

«  Le 14 avril, le sénateur [Gustave] Gautherot — toujours lui ! — arrivait à Beyrouth accompagné de M. Paul du Véou, “pour un court séjour d’information sans portée politique”. En fait, il s’agissait d’enquêter parmi les Arméniens et les Turcs antikémalistes, installés dans les villages du Mont Cassus et du Djébel Moussa [au Hatay] ; les voyageurs entendaient même pousser jusqu’à Alexandrette, sans prendre contact, d’ailleurs, avec notre délégation. C’était jouer avec le feu, car leur passage risquait de provoquer des incidents parmi les Arméniens les plus excités. Il fallut l’autorité de Jacques Meyrier, le tact du colonel Collet, l’esprit de compréhension dont témoigna le délégué turc à Antioche, Cevat Açikalin, pour arranger les choses. Aucun incident sérieux ne se produisit, mais il y eut quelques victimes : de modestes fonctionnaires, à qui la vue d’un sénateur français avait fait oublier qu’ils dépendaient des autorités [autonomes] du Hatay et qui avaient manifesté trop ouvertement leurs sentiments, firent l’objet de mesures de révocations que nous ne réussîmes pas à faire rapporter (1).
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(1) Cette inutile excursion a laissé une autre trace, un volume de Paul du Véou, Chrétiens en péril au Moussa Dagh, qui parut [également chez l’éditeur philofasciste Baudinière] quelques mois plus tard (le copyright est daté du 1er juin). Lors de sa mise en vente, l’accord franco-turc [sur le rattachement du Hatay à la Turquie] était intervenu ; la guerre se rapprochait ; le resserrement de nos liens avec Ankara était de plus en plus nécessaire. Les citations qui suivent donnent une idée de l’esprit qui animait notre auteur, et de l’état de ses informations ; certaines formules — et certains arguments — en rappellent d’autres, employés plus récemment à propos des affaires algériennes.
“La France subit passivement la perte d’une province à sa frontière turque. C’est pour que le désastre d’Alexandrette ne soit pas demain le désastre de l’Empire que le Comité de la Méditerranée continue le combat… Car maintenant, il faut sauver Alep. La Champagne, l’Alsace, sont françaises de moins longue date qu’Antioche. Les Arabes l’arrachèrent un jour à notre chair ; nous savons d’autres provinces que des défaites arrachèrent aussi un temps à la France. Pas plus qu’elles, Antioche ne désespère.” (pp. 17-18) “Inönü procède à une révolution contre la révolution d’Atatürk : il prépare le retour à l’alphabet arabe et l’abolition des libertés européennes pour la femme” (p. 165) ; “il paraît impossible qu’il obtienne de la Turquie ruinée, parcourue de courants heurtés, un effort militaire important et soutenu” (p. 166) “Les Turcs ont-ils encore le temps de choisir leurs amis ? Ils ont opté depuis trois siècles… Il est du jeu des Turcs de nous persuader que le don du Sandjak provoquerait un revirement effectif ; il n’est pas du nôtre de le croire… Le seul effet moral de notre défaillance leur livrerait sans combat le Kurd Dagh, le chemin de fer de Bagdad, la Syrie.” (pp. 170-171). Écho sincère des doléances de chrétiens apeurés ? Peut-être, et je préfèrerais cette explication. Mais il y a aussi (p. 181) d’autres phrases où l’auteur, opposant nos attitudes respectives devant le problème tunisien [refuser de céder la Tunisie à l’Italie mussolinienne] et le problème syrien [préparer la restitution du Hatay aux Turcs], rejoint un des thèmes de la propagande fasciste ; il y a surtout cet étonnant passage : “Soucions-nous moins de la laïcité turque et plus de la France. N’imposons plus à la France et à nos protégés des sacrifices humains, dont le seul objet est la prospérité de la maçonnerie turque et la ruine de huit siècles de gloire française.” L’explication de nos abandons doit être recherchée dans “la parenté spirituelle de la République turque et de la rue de Valois [siège du Parti radical], dans la laïcité, la propagande, le mensonge” (p. 183).
Pour qui n’a pas perdu la mémoire de la place occupée dans la “presse immonde”, durant l’occupation, par le thème anti-maçonnique, il est difficile de ne pas songer à la manière dont le fascisme utilisait parmi nous, dès 1936, les services — conscients ou inconscients — de la “cinquième colonne”» (pp. 127-129)

ð  Ce passage de René Massigli est clair (Paul de Rémusat, alias Paul du Véou, agent, conscient ou inconscient, du régime mussolinien) mais appelle quelques commentaires. L’intention prêtée à Inönü d’annuler plusieurs réformes essentielles d’Atatürk (alphabet et droits des femmes) relève de l’affabulation pure et simple : resté au pouvoir jusqu’en 1950, revenu en 1961 pour ne le quitter définitivement qu’après avoir perdu les élections législatives de 1965, Inönü n’a rien fait de ce genre. C’était évident pour le lecteur de 1964, un peu moins, peut-être, pour celui de 2020. Quant à l’expression « sacrifices humains », elle renvoie, de manière à peine implicite, au thème antisémite et antimaçonnique des « crimes rituels ».

Il est intéressant, dans ces conditions, de remarquer la récurrence des références à de Rémusat/du Véou dans la littérature nationaliste arménienne. Il est cité comme une référence indiscutable par feu « l’historien » Arthur Beylerian (qui était membre du parti nationaliste arménien Ramkavar) dans son article, « L’échec d’une percée internationale : le mouvement national arménien (1914-1923) », Relations internationales, n° 31, automne 1982, p. 370 — article réédité en 2011 par les éditions Sigest, avec une préface de leur patron, Jean Varoujan Sirapian, ancien président du Ramkavar France et ancien vice-président du Conseil de coordination des associations arméniennes de France (CCAF), ce qui est tout sauf une surprise quand on connaît le personnage. Aurore Bruna, vice-présidente, et ex-présidente, du CCAF Marseille, par ailleurs dirigeante de l’Union générale arménienne de bienfaisance (un satellite du Ramkavar : décidément…) cite du Véou/de Rémusat sans la moindre réserve dans un article paru en 2008 (elle y cite aussi Michel Paillarès, autre tenant du « complot judéo-maçonnique »).
Claude Mutafian, ancien maître de conférences en mathématiques et négateur de massacres, s’appuie sur La Passion de la Cilicie (avec de légères réserves, où ni l’antisémitisme, ni l’antimaçonnisme, ni la compromission, au moins en pratique, de l’auteur avec la propagande fasciste, ne figurent) et recommande Le Désastre d’Alexandrette, sans formuler, cette fois, aucune réserve : Claude Mutafian, « La Cilicie turquifiée par la France (1919-1939) », Historiens et géographes, n° 336, mai-juin 1992, pp. 153 et 159. Le défunt Kévork K. Baghdjian, qui était membre de la Fédération révolutionnaire arménienne (un parti ayant collaboré avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie), citait du Véou/de Rémusat comme source dans un livre paru en 1987 et réédité en anglais, bien plus récemment, par le Catholicosat arménien de Cilicie (Liban) : The Confiscation of Armenian properties by the Turkish government said to be abandoned, Antelias, Printing House of the Armenian Catholicosate of Cilicia, 2010, pp. 320-321. L’urologue Yves Ternon, qui n’écrit sur la question arménienne qu’à partir de ce que d’autres (essentiellement ses amis nationalistes arméniens) déposent sur son bureau, cite lui aussi Paul de Rémusat (La Passion de la Cilicie) dans son livre L’Empire ottoman. La chute, le déclin, l’effacement, Paris, éditions du Félin, 2002, p. 518.
L’Association culturelle arménienne de Marne-la-Vallée présente sur son site les trois éditions (1937, 1954, 2004) de La Passion de la Cilicie, avec un commentaire dithyrambique, ainsi que Chrétiens en péril au Moussa Dagh, avec pour seul commentaire la présentation qu’en a fait, à l’époque, l’auteur. Louise Sarian-Kiffer a recommandé, en 2009, la réédition de La Passion de la Cilicie sur le forum d’armenews.com (dont Jean-Marc « Ara » Toranian, coprésident du CCAF, est responsable). Quant au collectif VAN, il n’a pas craint de reproduire sur son site un entretien où il est recommandé, non seulement de lire du Véou/de Rémusat, mais de le citer publiquement.
Enfin, l’Association pour la recherche et l’archivage de la mémoire arménienne (ARAM) a mis en ligne, sans aucun avertissement, Le Désastre d’Alexandrette et Chrétiens en péril au Moussa Dagh.
À chacun ses références.

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