Émilie Carrier (épouse du consul de France à
Sivas, chevalière de la Légion d’honneur), Au
milieu des massacres, Paris, Juven, 1903 (journal tenu en 1895 par l’auteur) :
« Il [son mari le consul] monte vite sur la terrasse. Je le suis.
Quelques balles sifflent au loin. Nous ne voyons aucun signal.
Soudain Maurice me dit : “Ah çà ! qu'est-ce qu'il fiche, celui-là, en face ?”
Je regarde, il me montre à trente mètres, à la lucarne d'un grenier, une tête
d'Arménien, et, tout contre, un fusil. Brusquement il me repousse, une balle
passe, tandis qu'un peu de fumée sort de la lucarne. » (p. 60)
« Maintenant que le calme est revenu, Maurice met Panayoti au courant
de la tentative d'assassinat de l'Arménien d'en face, la veille.
— Bien, fait Panayoti [l’un des deux
domestiques du couple] tranquillement, en tâtant sa ceinture, je vais le
tuer, n'est-ce pas ? [Cette réaction spontanée du domestique, à l’évidence Grec
(catholique ou orthodoxe, ce n’est pas clair) démontre, s’il le fallait, que
les méthodes expéditives n’étaient pas l’apanage des musulmans dans l’Empire
ottoman.]
— Je te le défends, mais tâche de savoir pourquoi il m'en veut. Il doit
avoir, ma parole, la tête un peu dérangée !
[…]
Panayoti revient, l'air farouche, et s'en va causer avec mon mari. Il
paraît que l'Arménien a tout avoué. Oui, il s'est dit que, si son Consul était
tué, on croirait que c'est par les Turcs, et alors la France enverrait son
armée le venger — et sauver, du même coup, la nation arménienne. Panayoti a
d'abord fait mine de l'étrangler. L'Arménien alors s'est traîné à ses genoux en
suppliant.
— Voilà ! et alors, qu'est-ce que décide monsieur le Consul ?
— Je décide, mon ami, qu'il ne faut rien dire. Si on le savait, on le
brûlerait vif...
— Il l'a mérité.
— ... Mais alors la populace égorgerait, soi-disant pour me venger, tous
les autres Arméniens. Non, l'air est mauvais sur la terrasse, je n'y remonterai
plus, voilà tout ! » (pp. 76-78)
Lire aussi :
La
crise arménienne de 1895 vue par la presse française
Les
prétendus "massacres hamidiens" de l'automne 1895
Le
modèle grec des nationalistes arméniens
1897
: le choc entre le loyalisme juif à l’État ottoman et l’alliance
gréco-arménienne
«
L’Assiette au beurre » : soutien à la cause arménienne, turcophobie et
antisémitisme prénazi
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