dimanche 24 octobre 2021

La conflagration arménienne et la fin de l’Empire ottoman vues par le journaliste et ex-diplomate Francis Charmes

 



 Biographie de Francis Charmes sur le site de l’Académie française :

« Cet ancien fonctionnaire de l’Assistance publique entama après la guerre de 1870 une carrière de journaliste, en écrivant d’abord dans Le XIXe siècle, dirigé par Edmond About, puis au Journal des Débats, auquel il devait collaborer pendant plus de trente ans. Son goût pour la politique, pour les questions diplomatiques en particulier, le poussa à s’engager plus avant dans les affaires de la nation et, grâce au soutien de Thiers, il obtint une direction des Affaires étrangères et fut successivement nommé ministre plénipotentiaire (1880), directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères (1885), conseiller d’État en service extraordinaire (1886). Élu député du Cantal, il siégea à la Chambre de 1881 à 1885, puis de 1889 à 1892, avant de se présenter au Sénat dont il fut membre de 1900 à 1912.

[…]

Francis Charmes fut élu à l’Académie française, le 5 mars 1908, au fauteuil de Marcellin Berthelot, dès le premier tour, avec 27 voix sur 33 votants. »

 

Francis Charmes, « Chronique de la quinzaine », Revue des deux mondes, 15 septembre 1896, pp. 470-473 :

« Nous ne nous en dissimulons pas les difficultés : elles sont telles qu’on ne saurait les exagérer. Lorsque, il y a environ un an et demi, la question arménienne s’est trouvée posée, nous en avons exposé tous les éléments, et on a pu comprendre dès ce moment combien elle serait délicate à résoudre. Nous avons dit alors que s’il y a des Arméniens disséminés sur tous les points du globe et plus particulièrement dans cinq ou six districts de l’Anatolie, il n’y a pas, ou il n’y a plus d’Arménie. C’est tout au plus si, dans un de ces districts, les Arméniens sont à égalité de nombre avec les musulmans ; dans tous les autres, ils sont en minorité, quelquefois même en minorité considérable. La masse de la population est musulmane. La vérité — il faut encore la confesser — est que les musulmans ne sont en rien inférieurs aux chrétiens: loin de là ; une longue domination, même brutale, une longue pratique de l’administration, même arbitraire et vicieuse, leur ont donné plutôt une sorte de supériorité intellectuelle et morale, car tout est relatif. Nous ne parlons pas, bien entendu, des exceptions ; elles sont nombreuses ; mais elles ne détruisent pas la loi générale. La dégénérescence des races vaincues et opprimées depuis des siècles ressemble souvent et à la dépravation. Ce singulièrement sont là des faits l’œuvre dont de il faut la diplomatie. Les chrétiens d’Orient demandent partout l’autonomie : il a été, non pas facile assurément, mais moins difficile de la leur attribuer dans les pays où ils étaient en grande majorité, et où la conquête musulmane peut-être parce qu’elle était plus récente, n’avait pas encore pénétré aussi profondément. Là, on a dit avec une certaine justesse que les Turcs étaient simplement campés [affirmation erronée]. Ils ont été évincés, refoulés peu à peu, avec de grandes souffrances pour l’humanité, et on a vu naître à l’autonomie, puis à l’indépendance, les petites principautés, puis les petits royaumes des Balkans et de la Grèce. En Crète aussi, les chrétiens sont en majorité environ dos deux tiers ; on a pu arriver dès lors à y introduire la charte nouvelle dont l’Europe vient de prendre l’initiative ; mais l’œuvre ne s’est pas accomplie et elle ne se poursuivra pas sans peine. On a dû tenir compte, et on a bien fait, non seulement des résistances naturelles des musulmans, mais de ce qu’elles ont en quelque mesure de légitime, et ce n’est pas sans avoir pris des précautions pour garantir les droits de la minorité que les consuls des puissances à la Canée et leurs ambassadeurs à Constantinople ont rédigé le pacte nouveau qui a été finalement accepté par tout le monde. Les musulmans eux-mêmes s’y sont résignés, non sans répugnance, non sans révolte intérieure, mais avec le sentiment qu’ils y avaient été ménagés autant qu’ils pouvaient l’être, puisqu’on leur assurait, dans la distribution des fonctions publiques, une part proportionnelle à leur quantité numérique. Ils se sont inclinés.

Mais, pour revenir aux chrétiens, la situation qu’ils revendiquent et qu’on parvient quelquefois à leur assurer dans les pays où ils sont les plus nombreux est la mesure de celle qu’ils exigent dans ceux où ils ne le sont pas. Leurs prétentions sont les mêmes en Arménie ou en Crète. Ils ne tiennent aucun compte des différences de situation. Partout ils veulent être les maîtres. Même inférieurs en nombre, ils veulent être supérieurs en puissance politique. La question d’Orient entre dès lors dans une phase nouvelle. Les provinces vraiment chrétiennes de la Turquie en ayant été successivement détachées, l’Europe se trouve aujourd’hui en présence des provinces vraiment musulmanes ou turques. Si les musulmans se sont défendus autrefois, ils se défendront dorénavant avec plus de vigueur encore s’il est possible, avec l’énergie du désespoir. À mesure qu’ils se sont repliés sur les derniers territoires qu’on leur a laissés, ils y sont devenus plus compacts et plus forts. Chacune des révolutions politiques qui se sont succédées dans les anciennes provinces et qui y ont établi la domination chrétienne a été suivie d’un exode des populations musulmanes. Combien lamentables ont été quelques-uns de ces exodes ! Combien l’humanité n’y a-t-elle pas été cruellement meurtrie ! Combien d’innocents, ici encore, ont payé pour les coupables ! On a gémi souvent sur le sort des chrétiens ; celui des musulmans a été parfois plus misérable encore. Le sol a été souvent jonché de leurs cadavres. Mais tous ces réfugiés ne disparaissent pas de la face du monde, et s’ils limitaient sur un point la force de résistance, c’est à la condition de l’augmenter sur un autre. On annonce, et depuis longtemps, la chute prochaine, nécessaire, inévitable de l’empire ottoman. Ces prophéties se reproduiront encore maintes fois avant de s’accomplir et tout porte à croire que plusieurs générations s’écouleront avant qu’elles se réalisent. Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! Le temps, en effet, arrange et facilite beaucoup de choses. Il habitue aux transactions, il impose la conciliation. Une solution brusque et rapide, si par malheur on voulait la poursuivre, ne produirait, au contraire, qu’un amoncellement de ruines. L’empire ottoman ne pourrait disparaître que dans des convulsions terribles. […]

Détournons les yeux de pareilles atrocités, et surtout faisons en sorte qu’elles ne se produisent pas. Que faut-il pour cela ? Il faut qu’au lieu des incidents les plus divers et quel qu’en soit le caractère plus ou moins propre à exciter l’émotion, la diplomatie européenne ne perde pas de vue quelques idées simples, précises, sensées, et qu’elle s’y attache avec un inaltérable sang-froid. Le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman dans ses limites actuelles doit être un des points fixes de toute politique occidentale. On ne voit pas trop, en effet, quelles provinces pourraient aujourd’hui être détachées de l’empire sans faire naître l’un ou l’autre inconvénient, ou de placer une majorité de musulmans sous la domination d’une minorité chrétienne, ou de provoquer parmi les puissances une opposition d’influences et d’intérêts qui ne tarderait pas à dégénérer en conflit. Seule peut-être, encore n’est-ce pas bien sûr, la Crète pourrait échapper à cette double objection ; mais sa réunion à la Grèce, qui n’est très désirable en ce moment ni pour celle-ci, ni des pour celle-là, ne manquerait d’encourager ailleurs des espérances et d’entretenir des illusions périlleuses. On a pu voir quelle solidarité étroite existe entre toutes les parties de l’empire : si une remue, les autres en éprouvent presque immédiatement la secousse. »

 

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