« Cet ancien fonctionnaire de l’Assistance publique entama après la
guerre de 1870 une carrière de journaliste, en écrivant d’abord dans Le XIXe
siècle, dirigé par Edmond About, puis au Journal des Débats, auquel il devait
collaborer pendant plus de trente ans. Son goût pour la politique, pour les
questions diplomatiques en particulier, le poussa à s’engager plus avant dans
les affaires de la nation et, grâce au soutien de Thiers, il obtint une
direction des Affaires étrangères et fut successivement nommé ministre
plénipotentiaire (1880), directeur des Affaires politiques au ministère des
Affaires étrangères (1885), conseiller d’État en service extraordinaire (1886).
Élu député du Cantal, il siégea à la Chambre de 1881 à 1885, puis de 1889 à
1892, avant de se présenter au Sénat dont il fut membre de 1900 à 1912.
[…]
Francis Charmes fut élu à l’Académie française, le 5 mars 1908, au fauteuil
de Marcellin Berthelot, dès le premier tour, avec 27 voix sur 33 votants. »
Francis Charmes, « Chronique de
la quinzaine », Revue des deux mondes,
15 septembre 1896, pp. 470-473 :
« Nous ne nous en dissimulons pas les difficultés : elles sont telles
qu’on ne saurait les exagérer. Lorsque, il y a environ un an et demi, la question
arménienne s’est trouvée posée, nous en avons exposé tous les éléments, et on a
pu comprendre dès ce moment combien elle serait délicate à résoudre. Nous avons
dit alors que s’il y a des Arméniens disséminés sur tous les points du globe et
plus particulièrement dans cinq ou six districts de l’Anatolie, il n’y a pas, ou il n’y a plus d’Arménie. C’est
tout au plus si, dans un de ces districts, les Arméniens sont à égalité de
nombre avec les musulmans ; dans tous les autres, ils sont en
minorité, quelquefois même en minorité considérable. La masse de la
population est musulmane. La vérité — il faut encore la confesser — est que
les musulmans ne sont en rien inférieurs aux chrétiens: loin de là ; une longue
domination, même brutale, une longue pratique de l’administration, même
arbitraire et vicieuse, leur ont donné plutôt une sorte de supériorité
intellectuelle et morale, car tout est relatif. Nous ne parlons pas, bien
entendu, des exceptions ; elles sont nombreuses ; mais elles ne détruisent pas
la loi générale. La dégénérescence des races vaincues et opprimées depuis des siècles
ressemble souvent et à la dépravation. Ce singulièrement sont là des faits l’œuvre
dont de il faut la diplomatie. Les chrétiens d’Orient demandent partout l’autonomie
: il a été, non pas facile assurément, mais moins difficile de la leur
attribuer dans les pays où ils étaient en grande majorité, et où la conquête
musulmane peut-être parce qu’elle était plus récente, n’avait pas encore
pénétré aussi profondément. Là, on a dit avec une certaine justesse que les
Turcs étaient simplement campés [affirmation
erronée]. Ils ont été évincés, refoulés peu à peu, avec de grandes
souffrances pour l’humanité, et on a vu naître à l’autonomie, puis à l’indépendance,
les petites principautés, puis les petits royaumes des Balkans et de la Grèce.
En Crète aussi, les chrétiens sont en majorité environ dos deux tiers ; on a pu
arriver dès lors à y introduire la charte nouvelle dont l’Europe vient de
prendre l’initiative ; mais l’œuvre ne s’est pas accomplie et elle ne se
poursuivra pas sans peine. On a dû tenir compte, et on a bien fait, non
seulement des résistances naturelles des musulmans, mais de ce qu’elles ont en quelque
mesure de légitime, et ce n’est pas sans avoir pris des précautions pour
garantir les droits de la minorité que les consuls des puissances à la Canée et
leurs ambassadeurs à Constantinople ont rédigé le pacte nouveau qui a été
finalement accepté par tout le monde. Les musulmans eux-mêmes s’y sont
résignés, non sans répugnance, non sans révolte intérieure, mais avec le sentiment
qu’ils y avaient été ménagés autant qu’ils pouvaient l’être, puisqu’on leur
assurait, dans la distribution des fonctions publiques, une part proportionnelle
à leur quantité numérique. Ils se sont inclinés.
Mais, pour revenir aux chrétiens, la situation qu’ils revendiquent et qu’on
parvient quelquefois à leur assurer dans les pays où ils sont les plus nombreux
est la mesure de celle qu’ils exigent dans ceux où ils ne le sont pas. Leurs prétentions sont les mêmes en Arménie
ou en Crète. Ils ne tiennent aucun compte des différences de situation. Partout
ils veulent être les maîtres. Même inférieurs en nombre, ils veulent être supérieurs en puissance politique. La question d’Orient entre dès lors dans une
phase nouvelle. Les provinces vraiment chrétiennes de la Turquie en ayant été
successivement détachées, l’Europe se trouve aujourd’hui en présence des
provinces vraiment musulmanes ou turques. Si les musulmans se sont défendus
autrefois, ils
se défendront dorénavant avec plus de vigueur encore s’il est possible,
avec l’énergie
du désespoir. À mesure qu’ils se sont repliés sur les derniers territoires
qu’on leur a laissés, ils y sont devenus plus compacts et plus forts. Chacune des révolutions politiques qui se
sont succédées dans les anciennes provinces et qui y ont établi la domination chrétienne
a été suivie d’un exode des populations musulmanes. Combien lamentables ont été
quelques-uns de ces exodes ! Combien l’humanité n’y a-t-elle pas été
cruellement meurtrie ! Combien d’innocents, ici encore, ont payé pour les
coupables ! On a gémi souvent
sur le sort des chrétiens ; celui des musulmans a été parfois plus
misérable encore. Le sol a été souvent jonché de leurs cadavres. Mais tous ces
réfugiés ne disparaissent pas de la face du monde, et s’ils limitaient sur un
point la force de résistance, c’est à la condition de l’augmenter sur un autre.
On annonce, et depuis longtemps, la chute prochaine, nécessaire, inévitable de
l’empire ottoman. Ces prophéties se reproduiront encore maintes fois avant de s’accomplir
et tout porte à croire que plusieurs générations s’écouleront avant qu’elles se
réalisent. Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! Le temps, en effet, arrange
et facilite beaucoup de choses. Il habitue aux transactions, il impose la
conciliation. Une solution brusque et rapide, si par malheur on voulait la
poursuivre, ne produirait, au contraire, qu’un amoncellement
de ruines. L’empire ottoman ne pourrait disparaître que dans des
convulsions terribles. […]
Détournons les yeux de pareilles
atrocités, et surtout faisons en sorte qu’elles ne se produisent pas. Que faut-il pour cela ? Il faut qu’au lieu des incidents les plus divers et
quel qu’en soit le caractère plus ou moins propre à exciter l’émotion, la
diplomatie européenne ne perde pas de vue quelques idées simples, précises,
sensées, et qu’elle s’y attache avec un inaltérable sang-froid. Le maintien de l’intégrité de l’empire
ottoman dans ses limites actuelles doit être un des points fixes de toute
politique occidentale. On ne voit pas trop, en effet, quelles provinces
pourraient aujourd’hui être détachées de l’empire sans faire naître l’un ou l’autre
inconvénient, ou de placer une majorité de musulmans sous la domination d’une
minorité chrétienne, ou de provoquer parmi les puissances une opposition d’influences
et d’intérêts qui ne tarderait pas à dégénérer en conflit. Seule peut-être,
encore n’est-ce pas bien sûr, la Crète pourrait échapper à cette double
objection ; mais sa réunion à la Grèce, qui n’est très désirable en ce
moment ni pour celle-ci, ni des pour celle-là, ne manquerait d’encourager
ailleurs des espérances et d’entretenir des illusions périlleuses. On a pu voir
quelle solidarité étroite existe entre toutes les parties de l’empire : si
une remue, les autres en éprouvent presque immédiatement la secousse. »
Lire aussi :
La
crise arménienne de 1895 vue par la presse française
1897
: le choc entre le loyalisme juif à l’État ottoman et l’alliance
gréco-arménienne
Le
modèle grec des nationalistes arméniens
Turcs,
Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français
Les
massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens
(1914-1918)
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