samedi 13 novembre 2021

« L’Assiette au beurre » : soutien à la cause arménienne, turcophobie et antisémitisme prénazi

 L’Assiette au beurre, 26 février 1902 :


Cette caricature affreusement antisémite — et turcophobe — reprend un thème emprunté à l’extrême droite la plus radicale de l’époque, en France du moins : celui des « banquiers juifs derrière Abdülhamit II » (le sultan représenté ici et décrit comme un massacreur d’Arméniens, ce qui est faux et même absurde, en plus d’être une tentative de diversion pour éviter de discuter de la stratégie de la tension et de la provocation mise en œuvre par les nationalistes arméniens.

De manière tout à fait cohérente, Hay Baykar, le journal dirigé par Jean-Marc « Ara » Toranian de sa création (1976) à sa disparition (1988), a reproduit en couverture la page de droite, celle où la haine antijuive et antiturque s’entremêlent inextricablement, et en y ajoutant la harne contre les démocraties d’Europe occidentale :



L’Assiette au beurre, 16 août 1902 :



Le sultan Abdülhamit II est présenté comme un criminel, et son faciès emprunte à l’imaginerie antisémite (énorme nez crochu, grandes oreilles, etc.). Non, ce n’est toujours pas une coïncidence : c’est une des obsessions du journal.


L’Assiette au beurre, 11 janvier 1902 :


Dans une réédition de 1912, sous forme de brochure, par L’Assiette au beurre elle-même, des pires caricatures antisémites qu’elle avait publiées, le titre renforce encore, s’il en était besoin, la charge antisémite du dessin :


Toujours dans le numéro du 11 janvier 1902, le thème du « banquier juif » hideux, obèse et tout-puissant est repris de manière obsessionnelle. Autre exemple :


Là encore, la brochure rééditée plus tard par L’Assiette au beurre ajoute le mot « juif », au cas où ce ne serait pas assez clair :


S’y ajoute le thème, très repris, ensuite, par le Stürmer nazi, du Juif lubrique et violeur :


L’Assiette au beurre, 22 juin 1907, p. 204 :


Là encore, au cas cette caricature déshumanisante n’aurait pas été assez explicite, la réédition de 1912 précise bien qu’il s’agit d’un Juif :


L’Assiette au beurre, 24 novembre 1911 :


Un élément de contexte est indispensable : avant 1911, L’Assiette au beurre est antipatriotique ; en 1911, elle devient chauvine et voit des agents allemands, juifs de préférence, partout.

Et toujours dans le même numéro :


Élisabeth et Michel Dimier, L’Assiette au beurre. Revue satirique illustrée, Paris, Centre d’histoire du syndicalisme/François Maspéro, 1974, p. 211 :

« Les temps n’étaient pas encore arrivés où l’anticolonialisme passe d’abord par la reconnaissance de l’identité du colonisé [affirmation inexacte, comme le prouvent, par exemple, les textes de Pierre Loti et le roman Les Civilisés de Claude Farrère, qui, certes, n’est pas anticolonialiste par principe, mais qui n’en est pas moins très critique des méthodes employées en Indochine] et aboutit au soutien actif de sa lutte pour l’indépendance. Tous ces dessins en sont la preuve : jamais “l’indigène” ne nous est présenté dans sa vie, dans ses mœurs. La “civilisation” outre-mer n’existe pas !

Le Chinois, l’Africain, l’Arabe est une victime que l’on maltraite, que l’on vole ou que l’on tue, et c’est cela que les dessinateurs dénoncent. En dehors de son rapport d’infériorité avec le colonisateur, cette victime n’a pas d’existence propre.

Et plus... L’indigène n’attire jamais notre sympathie : les caïds sont des êtres fourbes aux mines sinistres ; quant aux hommes du peuple, ils sont sales, déguenillés, accablés, passifs. Le dessinateur/lecteur les plaint, mais ne cherche nullement à les connaître, encore moins à les reconnaître. »


Lire aussi, sur le contexte :

La stratégie de la tension et de la provocation menée par les nationalistes arméniens dans les années 1890

La crise arménienne de 1895 vue par la presse française

L’arménophile Francis de Pressensé sur l’impossibilité démographique du séparatisme arménien en Anatolie (1895)

La conflagration arménienne et la fin de l’Empire ottoman vues par le journaliste et ex-diplomate Francis Charmes

Sur l’imbrication entre antisémitisme, turcophobie et défense du nationalisme arménien, à l’époque :

L’arménophilie aryaniste, antimusulmane et antisémite de D. Kimon

L’arménophilie-turcophobie d’Édouard Drumont, « le pape de l’antisémitisme », et de son journal

L’arménophilie de Paul Rohrbach

Maurice Barrès : de l’antisémite arménophile au philosémite turcophile

Albert de Mun : arménophilie, antidreyfusisme et antisémitisme

Et par la suite :

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi

L’arménophilie d’Alfred Rosenberg

L’arménophilie de Johann von Leers

Paul Chack : d’un conservatisme républicain, philosémite et turcophile à une extrême droite collaborationniste, antisémite, turcophobe et arménophile

La place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien

L’arménophilie de Mahmoud Abbas

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