mercredi 22 mai 2024

L’évolution de Jean Jaurès sur la question arménienne et l’Empire ottoman


 

Madeleine Rebérioux, « Jaurès et la Turquie », Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 109, avril-juin 1988, pp. 8-9 :

« La turcophilie de Jaurès évoquée par Alain Quella-Villéger était de notoriété publique en 1912-1913, à l’heure des guerres balkaniques. “On me reproche ces jours-ci d’être trop ‘turc’”, écrit-il dans La Dépêche de Toulouse le 8 janvier 1913, et le militant guesdiste Jacques Hait dit Henri Nivet, ne dit pas autre chose — mais c’est pour l’en féliciter — dans le petit livre qu’il publie au printemps 1913 : La Croisade balkanique (1) se présente comme une défense et illustration de la Turquie à l’heure où se prépare son premier partage, au lendemain de la prise d’Andrinople par les Bulgares (2). Il n’est pas question de traiter ici un thème que j’ai effleuré naguère avec Georges Haupt (3) et que celui-ci a développé lors du colloque Jaurès et la nation, le premier qu’organisa la Société d’Etudes jaurésiennes (4). On peut cependant s’interroger sur les conditions dans lesquelles a évolué le jugement de Jaurès sur la Turquie et sur les raisons du soutien qu’il lui apporte à la veille de la Grande Guerre.

Jaurès a d’abord commencé à s’intéresser aux problèmes des peuples vivants en Turquie et de leurs malheurs dès que sont connus les massacres d’Arméniens organisés par Abdul Hamid à Sassoun, puis à Trébizonde et à Constantinople, de 1894 à 1896 (5) [ils sont en réalité le produit de la stratégie de la tension et de la provocation menée par le Hintchak puis la Fédération révolutionnaire aménienne ; Abdülhamit, qui a nommé des Arméniens à des postes clés, n’a ordonné aucune tuerie]. Dans le grand discours qu’il prononce à la Chambre le 3 novembre 1896, il dénonce les brutalités atroces commises de concert par les Kurdes et par la soldatesque du Sultan ; au-delà de la compassion, il met en cause le responsable — le Sultan — et les complices, plus ou moins actifs, plus ou moins silencieux, les gouvernements russes, anglais et français, et c’est à la conscience européenne qu’il en appelle [avec des arrière-pensées de politique intérieures : voir ci-dessous]. Il entre d’ailleurs, en novembre 1900 au comité de rédaction de Pro Armenia, la petite revue dont Jean Longuet est le secrétaire de rédaction, et, en 1902 puis en 1903, il prend la parole dans les rencontres internationales organisées à Paris par les Arméniens. […]

 C’est alors que Jaurès commence à afficher des positions nettement personnelles. Non qu’il se montre indifférent aux plaintes des socialistes persécutés (8). Mais d’une part, il reste attaché aux Jeunes Turcs et à leur volonté de modernité ; d’autre part les petits groupes socialistes de Turquie ne lui semblent guère représentatifs du prolétariat turc ; enfin lorsque s’enclenche le cercle infernal des guerres balkaniques, il décèle à l’arrière-plan les dangereuses manipulations des grandes puissances. Précisons en quelques mots ces trois points.

Que Jaurès soit personna grata auprès des Jeunes Turcs, nul n’en doute dans l’Internationale, et surtout pas son secrétaire général Camille Huysmans qui, fin janvier 1911, lui envoie S. Nahum, le délégué au BSI [Bureau socialiste international] de la Fédération de Salonique (9) pour tenter d’élaborer les bases d’un compromis entre la Fédération et le gouvernement Jeune Turc. C’est que, dès 1904/1908, Jaurès a été en relation avec des militants Jeunes Turcs, alors dans l’opposition, et qui résidaient à Paris (10) : il s’est acquis auprès d’eux un immense prestige dont le capital ne semble pas s’être dissipé.

Il reconnaît d’ailleurs volontiers qu’il y a en Turquie quelque chose de lent et d’inerte qui l’empêche de prendre à temps les résolutions nécessaires, de réaliser à temps les réformes nécessaires (11). Mais il reste convaincu que les meilleurs Turcs, les plus prévoyants, les plus patriotes cherchent à rénover leur pays au contact de l’Europe (12), et que, au fond, les nationalités minoritaires, en formulant prématurément leurs revendications, n’ont pas laissé aux Jeunes Turcs le temps nécessaire pour jeter les fondements de leur programme. […]

En raison de la dominante islamique de la Turquie, Jaurès voit dans ce pays une avant-garde : celle du monde de l’Islam, susceptible d’être associé au mouvement et au progrès de l’Europe moderne, pour peu que les Jeunes Turcs parviennent à régénérer leur pays (16).

Une manière pour les Européens d’accéder à une autre culture dont il salue au même moment la vitalité et la grandeur dans les pays maghrébins (17). Les contacts interculturels, Jaurès y découvre une des espérances majeures du XXe siècle, une des raisons de penser qu’il ne sera peut-être pas voué aux seules tragédies.

Les tragédies : c’est bien elles pourtant qu’il aperçoit à travers les rivalités qui opposent entre elles les puissances, s’agissant de la Turquie dans son ensemble, et plus particulièrement de ses territoires européens. Ce qu’il voit à l’œuvre dans les Balkans, à travers les initiatives des Bulgares, des Grecs ou des Roumains, ce ne sont pas seulement les revendications nationalistes, ce ne sont même pas seulement les classiques ambitions des grands Etats européens — ainsi la Russie derrière les Bulgares — c’est le mensonge généralisé, les étranges palinodies qui font que l’Allemagne par exemple se range du côté des dépeceurs, convaincue qu’entre la Bulgarie agrandie et la Russie convoiteuse il y aura demain défiance et antagonisme (18). Puis, au-delà d’une Europe décomposée où se déploie, comme en Asie, le jeu des financiers réactionnaires, il voit se lever l’ombre de la guerre mondiale.

Ainsi s’explique, loin de tout exotisme, la turcophilie de Jaurès. »




 

Alain Quella-Villéger, « Jean Jaurès et Pierre Loti. De la littérature à la turcophilie », ibid., pp. 4-5 :

« Dans les affaires balkaniques, Pierre Loti, on le sait, s’est rangé du côté de la Turquie. Il fait figure en 1912-1913 de grand ami du peuple turc. On sait moins en revanche que Jean Jaurès se rangea aussi dans ce camp. Parce qu’il refuse l’idée d’une guerre européenne à cause des Balkans, il incite le Bureau socialiste international à organiser les 24 et 25 novembre 1912 le Congrès extraordinaire de Bâle qui se consacre à cette question. C’est là qu’il prononce, le 25, le célèbre discours dans lequel il déclare pleurer sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient.

Charles Rappoport publie en décembre 1912 un petit brûlot intitulé Contre la guerre. Le n° 3 de Contre la guerre, page 3, rassemble parmi Ceux qui protestent : contre le “droit” de la conquête les noms de Jean Jaurès et de Pierre Loti, avec ce commentaire : “la presse française prend une grosse responsabilité devant l’Histoire en laissant passer sans protestation l’étranglement de la nation turque. Honneur à ceux qui, au milieu de la muflerie générale, élèvent leurs voix contre les prétentions cyniques de la force brutale. C’est eux, et non les gouvernants, placés, toujours par instinct et par intérêt, du côté du plus fort, qui sauvent actuellement l’honneur de la France.”

Parmi les hommes politiques français, Jean Jaurès était un de ceux sur lesquels les députés ottomans comptaient beaucoup (4). Il suffit de rappeler les lignes suivantes du député pour s’en convaincre :

“Est-il nécessaire, pour libérer le christianisme, de livrer encore au vainqueur le vilayet d’Andrinople et Andrinople même, où les musulmans sont en immense majorité ? Est-il indispensable d’achever à terre la Turquie blessée ? Est-il bon de la rejeter hors de l’Europe ? L’Écho de Paris publiait avant-hier un article d’un journal de Constantinople où les meilleurs des Turcs, les plus prévoyants, les plus patriotes, disaient : ‘Nous voulons rester en Europe, parce que nous voulons devenir Européens.’”

Loti ne dit rien d’autre dans ses articles au Figaro, au Gil-Bas, et dans Turquie agonisante (1913).

Jaurès-Loti, même combat ! D’ailleurs, il n’est que de constater leur image de marque commune auprès des Turcs. Par exemple, Fethi Okyar, attaché militaire turc nommé à Paris de 1910 à 1912, lorsqu’il doit quitter la capitale pour aller combattre en Tripolitaine, rend deux visites : l’une au leader du parti socialiste, l’autre à l’académicien. Il leur demande de soutenir la Turquie dans son conflit contre l’Italie. Tous deux y donnent suite : Jaurès par une déclaration publique de protestation contre l’agression italienne, Loti par un article dans le Figaro. »

 

René Pinon (arménophile le plus souvent modéré), L’Europe et l’Empire ottoman, Paris, Perrin, 1913, pp. 53-54 :

« Mais le résultat auquel l’Angleterre n’avait pu arriver par son action extérieure, l’opposition, en France même, allait l’obtenir partiellement en menant, contre le cabinet Méline-Hanotaux (1), la plus violente campagne, et en affectant de rendre la politique franco-russe responsable de massacres que d’autres avaient provoqués, qu’elle n’avait pas qualité pour punir, qu’elle a finalement arrêtés, et qu’elle a essayé d’empêcher dans toute la mesure où elle le pouvait, sans sacrifier sa propre sécurité et sans jeter l’Europe dans les complications redoutables d’une crise orientale. Cette campagne ne servit pas la cause des Arméniens, mais elle réussit à ameuter une partie de l’opinion française contre une politique qui faisait notre force dans le monde, mais qui gênait la liberté de mouvements de l’Angleterre.

_______

(1) Il est utile de se souvenir des dates des ministères qui se sont succédé en France pendant cette période :

Élection de M. Félix-Faure à la Présidence : 17 janvier 1895.

Ministère Ribot-Hanotaux : 27 janvier-28 octobre 1895.

Ministère Brisson-Bourgeois-Berthelot [orienté à gauche] : 3 novembre 1895-23 avril 1896.

Ministère Méline-Hanotaux [centriste] : 30 avril 1896-14 juin 1898.

La campagne violente à propos des affaires arméniennes ne commença à Paris qu’après l’avènement du ministère Méline : elle fut conduite d’une part par MM. Jaurès, Victor Bérard, etc., et d’autre part par MM. de Mun, Denys Cochin, etc. [c’est-à-dire uniquement par des opposants de gauche et de droite au gouvernement Méline…] »

 

Jean Jaurès, « Réformes turques », L’Humanité, 15 juillet 1908, p. 1 :

« Je ne parle pas du gouvernement russe, qui fait partout besogne d’écrasement. Toutes les puissances européennes sont flagrantes de convoitises ; elles sont chargées de lourds péchés contre les peuples ; elles n’ont guère qualité pour faire la leçon, même à un Abdul-Hamid. Pourtant, si l’Europe a gardé un peu de prudence, un peu de bon sens, si elle veut éviter les complications, les périls, les alarmes que lui réserve la question balkanique, elle appellera de tous ses vœux la constitution d’un grand parti turc, national et réformateur, qui prépare en Turquie la justice pour tous, chrétiens et musulmans [allusion au Comité Union et progrès, en passe de renverser l’autocratie hamidienne et de devenir un grand parti politique], et qui dispense les puissances européennes d’interventions souvent discordantes, et dont les plus généreuses ont une tare. »  

 

Jean Jaurès, « Union nécessaire », L’Humanité, 24 avril 1909, p. 1 :

« D’autre part, les libéraux de l’Union libérale [aussi appelée Entente libérale] et les Arméniens doivent reconnaître combien il est dangereux pour eux de bouder contre le Comité Jeune-Turc, Union et Progrès. »

 

Jean Jaurès, « La Pologne turque », L’Humanité, 1er novembre 1912, p. 1 :

« La nouvelle et grave défaite de l’armée turque semble enlever à la Turquie tout moyen de résistance, toute chance de relèvement militaire. Et ceux qui avaient déjà formé et même publié des plans de démembrement avant même que l’armée turque n’eût reçu ce coup suprême, vont sans doute précipiter leurs convoitises. Pour nous, nous ne suivrons pas l’exemple de ceux qui ne pardonnent pas à Ia Turquie ses défaites ; et nous ne cacherons pas notre douleur devant la disparition d’une nation. C’eût été une noble chose d’associer les Musulmans à la civilisation européenne, d’aider ceux des Turcs qui tentaient, malgré les difficultés sans nombre, malgré les résistances formidables du passé, de moderniser leur pays.

L’Europe égoïste et basse a manœuvré de telle sorte que le nouveau régime, discrédité et affaibli par tous les coups qu’elle lui portail, n’a pu remplir sa mission historique. Elle a rendu presque impossible l’œuvre de réforme qui aurait donné de toutes les populations balkaniques les justes garanties que les États balkaniques conquièrent maintenant à la pointe du glaive, dans l’ivresse de la force et au prix du martyre et du dépècement d’une nation. Ce ne sera pas la suppression de la servitude. C’en sera le renversement. Il y aura seulement d’autres maitres et d’autres esclaves. Et l’abaissement qu’on inflige au monde musulman par la suppression de la Turquie sera une diminution pour la civilisation générale. Même si, à la longue, des progrès politiques et sociaux doivent résulter de la crise, c’est par des chemins ignominieux et sanglants, par la ruse et par la violence que la race humaine y aura été conduite.

C’est bien, qu’on ne s’y trompe pas, la suppression totale de la Turquie qu’on prépare. Il n’y aura pas seulement dénombrement de la Turquie européenne. Il y aura démembrement de la Turquie asiatique. Quand la Serbie aura la Macédoine, quand la Roumanie aura la Dobroudja, quand la Bulgarie aura presque toute la Thrace, quelle valeur nationale gardera Constantinople ? Ce ne sera plus une capitale politique. Ce sera un entrepôt de marchandises, un bazar oriental placé sous le contrôle de toutes les puissances. Mais quel est donc alors le pouvoir qui administrera la Turquie d’Asie ? Où sera son point d’appui ? Où sera son prestige ? Où seront ses ressources ? Comment la Turquie mutilée et réduite à son domaine asiatique pourra-t-elle faire face aux engagements financiers de tout ordre qu’elle a souscrits, au paiement de la dette ottomane, au paiement des garanties kilométriques pour les voies ferrées concédées à l’Allemagne et à la Russie ? Tous les créanciers voudront prendre des gages, et la protection des Arméniens fournira le prétexte d’humanité dont les financiers et les gouvernements auront besoin. Ainsi, de même que le premier partage de la Pologne a conduit fatalement à de nouveaux partages, le démembrement de la Turquie d’Europe conduira au démembrement de la Turquie d’Asie. »

 

Jean Jaurès, « Une mer de sang pour les fourbes », L’Humanité, 10 novembre 1912, p. 1 :

« Mais nous, ne savons-nous pas que la Russie a unie large part de responsabilité dans les événements qui à cette heure ébranlent l’Orient européen et menacent le monde ? C’est la diplomatie russe qui en 1877, a secrètement livré la Bosnie et l’Herzégovine à l’Autriche. C’est la diplomatie russe qui, dans l’entrevue plus récente de Buchlau, a autorisé M. d’Aerenthal [Alois Lexa von Aehrenthal, ministre autrichien des Affaires étrangères de 1906 à 1912] à faire contre la Turquie le coup de l’annexion [de la Bosnie-Herzégovine, restée nominalement ottomane, mais sous administration austro-hongroise, jusqu’à l’annexion unilatérale de 1908]. C’est la diplomatie russe qui, furieuse d’avoir été jouée par l’Autrichien et de n’avoir pas eu tout de suite sa part du butin, a machiné l’accord des États balkaniques comme un moyen de revanche contre l’Autriche. C’est le représentant de la Russie à Sofia, c’est le représentant de la Russie à Paris, qui ont contribué à organiser, la Ligue des Balkans et à lui donner un tour agressif. »

 

Jean Jaurès, « Un peu de mesure », La Dépêche (Toulouse), 13 janvier 1913, p. 1 :     

« Mais enfin les plus farouches adversaires des Turcs ne méconnaissent pas qu’il y a en eux une sorte de noblesse naturelle. Et si l’Europe avait été bienveillante et équitable, elle les aurait aidés à s’adapter peu à peu au mouvement moderne. Elle a préféré les diviser, les corrompre [allusion du financement britannique et grec de l’Entente libérale], les violenter et se créer à elle-même des prétextes d’intervention brutale [allusion à l’expansionnisme russe]. »

 

Jean Jaurès, « Une lettre de M. Pierre Loti », L’Humanité, 30 janvier 1913, p. 1 : 

« J’avais prié M. Loti, qui a parlé si généreusement des Turcs vaincus, de vouloir bien nous donner son sentiment sur les hommes et les choses de Turquie. Il a bien voulu m’adresser la belle lettre que nous publions ci-dessous. Elle est d’autant plus émouvante qu’il fait une large part aux fatalités de la guerre et au “droit de la force”. Il sait que de grands changements dans l’équilibre des Balkans sont devenus nécessaires. Il s’étonne et s’indigne comme nous que l’Europe et les alliés [balkaniques] n’aient pas eu la sagesse de se contenter des sacrifices immenses consentis par la Turquie. Ces exigences imprudentes, démesurées et inhumaines ont de nouveau remis la paix en question. »




 


Déclaration de Jean Jaurès à la délégation jeune-turque venue à Paris en 1913, citée dans Soner Yalçın, « Bizim liberal adyınlar bu ünlü sözü anımsıyorlar mı? », OdaTV, 21 novembre 2008 :

« Ce type de désastre [les massacres de Turcs et autres musulmans par les coalisés balkaniques] est une fatalité pour toute nation. Ne perdez pas espoir. Cependant, un danger, plus grand encore, vous guette. Une propagande réformiste a débuté en Arménie. Je crains que les Russes ne l’instrumentalisent pour frapper une ultime fois. Amorcez de vous-même des réformes de fond dans cette zone, peut-être ainsi, pourrez-vous éviter un tel risque. »

 

Jean Jaurès, « Conjectures », L’Humanité, 29 juillet 1913, p. 1 :

« L’ambassadeur anglais à Constantinople a protesté contre l’attitude de la Turquie. Il a fait savoir, au nom de Sir Edward Grey, que l’Angleterre retirerait à la Turquie le soutien moral et financier qu’elle lui avait promis. Il a ajouté qu’elle ne protègerait point la Turquie contre les conséquences de sa faute [la « faute » en question étant la reconquête d’Edirne/Andrinople lors de la seconde guerre balkanique]. […]

Très probablement, si l’Angleterre insiste de la sorte, c’est qu’elle redoute que des événements nouveaux fournissent à la Russie le prétexte impatiemment attendu d’agir en Asie mineure.

Le gouvernement de Sir Edward Grey a eu dejà du mal à faire accepter à l’opinion anglaise, conservatrice ou radicale, la politique anglo-russe en Perse [le partage du pays entre une zone où les Russes ont les mains libres, une zone où les Britanniques ont les mains libres, et une où Britanniques et Russes s’engagent à n’agir que de conserve]. La politique de la Russie a éveillé des défiances de Lord Curzon, comme des radicaux du Daily News. Que serait-ce si la Russie, sous couleur de châtier le gouvernement turc, mettait la main sur l’Arménie [Anatolie orientale], où depuis si longtemps chemine l’intrigue russe et où viennent d’éclater, par une coïncidence bien inquiétante, des troubles nouveaux ? C’est sans doute pour couper court à cette manœuvre de la Russie que l’Angleterre se hâte d’intervenir auprès des Turcs pour qu’ils rentrent dans les termes du traité de Londres [qui mit fin à la première guerre balkanique et attribua Edirne/Andrinople à la Bulgarie].

Mais, en vérité, la Russie aurait-elle le droit de tenter cette opération même si les Turcs restaient à Andrinople ? Il y a eu un moment, dans la première période de la crise balkanique, où la Russie a interdit aux Bulgares de saisir Andrinople. D’où vient qu’elle considère aujourd’hui comme indispensable ce qu’elle jugeait naguère dangereux ?

Et si, comme il est probable, elle ne cherche qu’un prétexte à se pousser en Asie Mineure, le gouvernement anglais peut-il croire que sa démarche suffira à enlever ce prétexte à la Russie ? Comme il est probable que la Turquie ne s’inclinera pas, la Russie trouvera, au contraire, dans l’échec de l’intervention anglaise, une raison nouvelle de pousser sa pointe en Arménie. »

 

 

Lire aussi, dans le même ordre d’idées :

La turcophilie de Pierre Loti vue par l’antifasciste Victor Snell

La conflagration arménienne et la fin de l’Empire ottoman vues par le journaliste et ex-diplomate Francis Charmes

La gauche française et la question turco-arménienne dans les années 1920

Maurice Barrès : de l’antisémite arménophile au philosémite turcophile

L’évolution d’Émile Wetterlé sur la question arménienne et les Turcs

L’évolution et les remords de James Barton

Turcs, Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français

L’arménophile Francis de Pressensé sur l’impossibilité démographique du séparatisme arménien en Anatolie (1895)

 

Par contraste :

L’arménophilie-turcophobie d’Édouard Drumont, « le pape de l’antisémitisme », et de son journal

Camille Mauclair : tournant réactionnaire, antisémitisme, turcophobie, soutien à la cause arménienne, vichysme

Auguste Gauvain : arménophilie, grécophilie et croyance dans le « complot judéo-bolchevique »

L’arménophilie-turcophobie du pétainiste Henry Bordeaux

Paul Chack : d’un conservatisme républicain, philosémite et turcophile à une extrême droite collaborationniste, antisémite, turcophobe et arménophile

Paul Rohrbach : militant arménophile, référence du nationalisme arménien, théoricien de l’extermination des Hereros et inspirateur d’Hitler

L’arménophilie fasciste de Lauro Mainardi

L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi

Le racisme antinoir du président américain Woodrow Wilson (figure majeure de l’arménophilie anglo-saxonne)

 

Sur les Jeunes-Turcs :

Zareh Dilber Efendi : conseiller d’État sous Abdülhamit II, sénateur jeune-turc et admirateur de Pierre Loti

Artin Boşgezenyan : un Jeune-Turc à la Chambre des députés ottomane

L’assassinat du maire de Van Bedros Kapamaciyan par la Fédération révolutionnaire arménienne (1912)

Le grand vizir Sait Halim Pacha et les Arméniens

Talat Pacha et les Arméniens

Hamit (Kapancı) Bey et les Arméniens

L’Empire ottoman tardif et ses catholiques (y compris les Arméniens catholiques)

Le rôle du député jeune-turc Dikran Barsamian dans la reconstitution du Comité Union et progrès, fin 1918

Le soutien d’Arthur Beylerian à la thèse du « complot judéo-maçonnico-dönme » derrière le Comité Union et progrès

 

mercredi 15 mai 2024

L’arménophilie fasciste de Lauro Mainardi

 



 

Georges Mamoulia, « L’histoire du groupe Caucase (1934-1939) », Cahiers du monde russe, 2007/1, pp. 56-57 :

« La création de l’Union arméno-géorgienne fut officiellement annoncée dans la seconde quinzaine de mai 1936, quelques semaines après la proclamation de l’empire d’Italie  [proclamation qui faisait elle-même suite à l’invasion de l’Éthiopie par les forces fascistes]. Tout comme [le nationaliste géorgien] Vačnadzé, Archak Djamalian, ancien ministre des transports de l’Arménie indépendante et un des leaders du parti Dachnaktsoutioun [Fédération révolutionnaire arménienne, FRA] qui avait participé de la part arménienne à la création de l’Union, avait des relations dans les cercles gouvernementaux italiens.

Des contacts non-officiels avec les cercles dirigeants italiens étaient établis depuis quelque temps déjà. Selon les archives italiennes, à l’automne 1935 Isahakian, le représentant de l’Union en Italie [autre dirigeant de la FRA], avait proposé à Rome la formation d’une légion arméno-géorgienne pour participer à la guerre en Éthiopie. Les auteurs de cette initiative escomptaient que l’intervention de Rome dans les affaires de l’Afrique du Nord aboutirait à un affrontement militaire avec la Turquie en Méditerranée orientale, comme en 1911.

[…]

Ainsi en août 1937, un des experts italiens pour le Caucase, Lauro Mainardi, soulignait dans l’hebdomadaire Fronte Unico [journal qui représentait l’aile la plus extrême du Parti national fasciste]  que seule la création d’un axe Tiflis-Erevan serait en mesure de saper l’influence de la Turquie et de l’Angleterre sur le Caucase. Soulignant que l’idéologie du parti arménien révolutionnaire Dachnaktsoutioun, à l’initiative duquel fut créée l’union, était proche du fascisme italien, l’auteur remarquait que les relations tendues entre les dachnaks et l’Église nationale arménienne qui se trouvait sous l’influence de l’Église épiscopale [c’est-à-dire anglicane] et des cercles conservateurs anglais [allusion probable au milliardaire Calouste Gulbenkian, sujet britannique, opposé à la FRA et au Hintchak], était la meilleure garantie contre l’influence britannique dans la région. »

 

Lauro Mainardi, Armenia (brochure), Rome, HIM (maison d’édition du Comité arménien d’Italie), mai 1939 (réimpression d’un article paru dans Fronte Unico) :

« La défense de la civilisation pour laquelle le fascisme lutte avec tant de courage et abnégation, impose l’impérieux devoir à tous de connaître quels sont les peuples qui ont contribué et qui contribuent encore à sa création et à son développement. Cette connaissance, mettant en évidence une chaîne des peuples qui du Nord de l’Europe s’allonge en Méditerranée, en Asie-Mineure et s’étend jusqu’au berceau des Aryens, démontre l’ineffaçable formation d’une civilisation appelée à diriger le sort du monde. Une partie particulièrement importante et supérieure de cette chaîne c’est la nation arménienne, le pont culturel entre l’Occident et l’Orient. — L’Arménie a héroïquement accompli cette mission historique, elle a été la propagatrice des idées de Rome, la moelle de la civilisation, parmi les peuples avec qui elle a été en rapports constants au cours des siècles. Comme un magnifique îlot de l’esprit aryen, le plateau arménien, au cours de longs et douloureux siècles, a été le rempart du christianisme et de l’esprit indo-européen, résistant courageusement aux assauts des barbares et adoucissant, avec l’éclatante lumière de sa civilisation, le courroux des orientaux arriérés. Attachés à la merveilleuse besogne de la défense et de l’expansion de l’héritage psychique de l’aryanisme, l’Arménie a saigné et affaibli ses organes politiques en perdant finalement sa liberté et sa souveraineté nationale. L’Aryanisme a contracté une dette de profonde reconnaissance à l’égard de l’Arménie ! […]

Les projets sataniques de l’anéantissement de ce peuple, mis à exécution, avec une sauvagerie et une cruauté inouïes dans un passé bien proche, restèrent malgré des pertes immenses, sans résultats. La contribution de ce peuple à la civilisation est si grande, si précieuse que ce peuple vit réellement avec cette force psychique impérissable. Les Arméniens ne sont pas désarmés, et ne le seront jamais. L’Arménie ne reconnaît pas le désespoir. Sa prestigieuse histoire de trente siècles, ses apôtres, ses héros, ses martyrs lui donnent le droit à une vie personnelle ; l’amour inextinguible de sa patrie malheureuse le rend digne de respect. »

 




Stefano Riccioni, « Armenian Art and Culture from the Pages of the Historia Imperii Mediterranei », Venezia Arti, n° 27, décembre 2018, pp. 119-122 :

« Il existe une lacune dans l’historiographie italienne concernant l’art arménien. Il n’y a ni étude spécifique, ni même une courte mention, de l’Historia Imperii Mediterranei (appelée ci-après HIM), une collection dirigée par Lauro Mainardi et publiée à Rome entre 1939 et 19411. Ces essais sont en effet pour la plupart inconnus de la critique, bien qu’ils soient importants pour l’histoire culturelle italienne. Pour comprendre les raisons de ce silence, il faut revenir quelques pas en arrière dans l’histoire de l’Italie.

En 1915, le Comitato Armeno d’Italia (Comité arménien d’Italie) est fondé à Milan par d’anciens étudiants du collège Mourat-Raphaël de Venise qui vivaient à Milan et Turin, et certains commerçants arméniens qui travaillaient dans la région de Milan (Manoukian 2014). Il s’agit de la première mouture de l’actuelle Unione Armeni d’Italia (Union des Arméniens d’Italie), fondée dans le but de protéger le droit des Arméniens résidant et travaillant en Italie. Le gouvernement italien a officiellement reconnu le Comitato dans une lettre écrite par Achille Grandi, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, en date du 5 décembre 1927 (Manoukian 2014, pp. 73-5) [ce qui signifie que les gouvernements démocratiques des années 1915-1922 ne s’étaient guère intéressés]. En 1938, en raison du rapprochement avec le Parti national fasciste, une entreprise d’édition italo-arménienne fut lancée pour rendre la culture arménienne plus visible en Italie. Lauro Mainardi, cadre du Parti national fasciste, directeur de l’Archivio storico dei movimenti separatisti, irrédentisti e révisionisti (Archives historiques des mouvements séparatistes, irrédentistes et révisionnistes), a promu cette entreprise. Il était chargé de rechercher et de créer des alliances avec les minorités caucasiennes toujours intéressées à réoccuper les territoires tombés aux mains du régime soviétique (pp. 73-6). Mainardi, en accord avec le Comitato, a proposé de faire connaître les problèmes de l’Arménie et du Caucase au grand public, afin de “dissiper certains malentendus du peuple arménien, propagés par des personnes malveillantes, afin que les Arméniens, mieux connus et plus appréciés par ce travail de propagande, puissent être acceptés et reçus avec une bienveillance croissante par l’opinion publique italienne” (lettre citée par Manoukian 2014, p. 77). […]

Selon ses propres mots : “L’Arménie est une nation purement aryenne qui, entourée par des peuples différentes races, a combattu pour défendre la civilisation et l’aryanisme.” L’Arménie est également considérée comme “la seule nation capable de propager la romanité à l’Est”. Surtout, selon Mainardi, la perspective de l’Arménie était similaire à celle de l’Italie : elle attendait la victoire du fascisme, car le triomphe complet du fascisme représentait la seule opportunité de résoudre sa triste situation. En effet, tout comme l’Italie, l’Arménie a été “trompée par les promesses des empires hégémoniques [anglais et français]” et, “tout comme l’Italie après la Première Guerre mondiale, elle a été trahie”. Puis, Mainardi se réfère au traité de Sèvres (1920), qui reconnaissait l’indépendance de l’Arménie [en confiant la responsabilité de la délimitation des frontières au président américain Woodrow Wilson, lequel a officiellement notifié son arbitrage le 6 décembre 1920, soit après que l’Arménie eut renoncé au traité de Sèvres, et en prétendant fixer des frontières qui eussent donné à ce pays une majorité musulmane]. Toutefois, à cause de la guerre d’indépendance turque, le traité de Lausanne a remplacé le traité de Sèvres.

Entre 1938 et 1940, le Comitato finance la publication d’un certain nombre d’essais d’importance et de qualité différentes. De fait, le sigle de l’éditeur, HIM, a deux significations possibles : c’est le nom du Comitato formulé en arménien ; en latin, il fait allusion à l’histoire de l’empire méditerranéen.

L’objectif de Mainardi, en accord avec la communauté arménienne, était de démontrer à quel point les Arméniens étaient amicaux et semblables aux Italiens. La collection “visait à promouvoir la connaissance des peuples de la Méditerranée orientale et à étudier leurs relations avec l’Italie ancienne et moderne, afin de renouveler les liens anciens, de renforcer les liens actuels et d’en créer de nouveaux”, comme indiqué au dos de chaque livret.

Les accords entre Mainardi et les Arméniens prévoyaient que chaque publication devait être envoyée de Rome à toutes les adresses indiquées par le Comitato. Mainardi sélectionnait et envoyait les publications aux autorités politiques et culturelles, dont le Pape, le Roi, le Duce mais aussi Galeazzo Ciano [ministre des Affaires étrangères] (Manoukian 2014, p. 87).

Cette stratégie s’est avérée très utile après le début de la guerre. Le 29 août 1939, peu avant l’invasion de la Pologne par les Allemands, le président Arzumanian et le secrétaire Sarian, au nom du Comitato, écrivirent à Mainardi. Ils ont demandé que “les citoyens arméniens d’autres pays (comme la France, la Turquie, etc.) soient reconnus avant tout en tant qu’Arméniens (dont la loyauté spirituelle à la cause du fascisme ne peut être mise en doute)” (p. 93).

Ainsi, Mainardi est devenu un lien essentiel avec l’autorité et le pouvoir de Rome afin qu’il étendît sa protection au peuple arménien. En 1940, lorsque l’Italie déclara la guerre à la France, de nombreux Arméniens résidant en Italie et possédant un passeport français furent classés comme ennemis, soumis à des restrictions commerciales et même emprisonnés. Seule l’intervention du Comitato et sa politique adoptée pour montrer l’amitié entre l’Italie et l’Arménie ont réussi à faire révoquer les mesures et à persuader Mussolini de promulguer un décret qui libérait les Arméniens des restrictions (pp. 95-100). »

 

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mercredi 8 mai 2024

L’arménophilie nazie de Johann von Leers


 

Johann von Leers, « Armeniertum und Ariertum », Armeniertum und Ariertum, Postdam, Deutsch-Armenischen Gesellschaft, 1934, pp. 10-11 :

« On peut affirmer sans aucun doute que le peuple arménien, par son origine, sa langue et par son caractère purement nordique [sic] fait partie des peuples aryens [...] D’une façon générale, on peut dire ceci : une grande part de la tragédie qu’a connu ce peuple dans son histoire tient à ce qu’il a su maintenir avec ténacité sa culture et ses coutumes aryennes, dans un territoire de transit géopolitique, où se rencontraient Sémites, Mongols et Ouraliens […]

Il suffit qu’un peuple n’ait pas accueilli d’éléments juifs en son sein, qu’il n’ait pas de sang noir et qu’il ait un lien de sang clairement reconnaissable avec la race nordique, pour le définir comme aryen. Non seulement le peuple arménien réunit ces conditions, mais il est également prouvé qu’il fait partie de la branche européenne de la famille aryenne, qu’il parle une langue et qu’il possède encore aujourd’hui des caractères nordiques clairement reconnaissables. Les Arméniens sont donc un peuple aryen. »

ð  Ce volume a été publié par l’Association Allemagne-Arménie, dirigée par Paul Rohrbach. Rohrbach était nettement favorable au régime nazi, mais ce qui l’attirait avant tout dans le Troisième Reich, c’était sa nature raciste et les projets d’expansion vers l’est ; alors que von Leers se souciait relativement peu de cette expansion et se consacrait surtout à l’antisémitisme (un thème secondaire sous la plume de Rohrbach) et à l’exaltation de l’agriculteur allemand tel qu’il l’imaginait. Toutefois, ces différences ne rendent que plus remarquables la facilité avec laquelle von Leers et Rohrbach ont collaboré pour persuader les militants et sympathisants nazis que les Arméniens étaient « aryens ». 


  


 


Gregory Paul Wegner, « ‘A Propagandist of Extermination:’ Johann von Leers and the Anti‐Semitic Formation of Children in Nazi Germany », Paedagogica Historica, XLIII-3, juin 2007, pp. 299-325 :

« La récente étude du célèbre historien Christopher Browning sur Les Origines de la Solution finale (2004) suggère qu’environ deux groupes d’antisémites allemands dominaient le Troisième Reich. Un groupe, relativement modéré, poursuivait un programme conservateur et xénophobe qui considérait les Juifs comme des étrangers indésirables. En revanche, les antisémites radicaux ont revêtu les qualités d’un antisémitisme “rédemptionniste” et “chimérique”. Pour les membres de ce groupe, les Juifs étaient responsables de tous les malheurs de l’Allemagne et méritaient donc d’être éliminés. Les antisémites radicaux voyaient ainsi dans l’élimination un moyen de racheter l’honneur du pays. Browning a conclu que les antisémites radicaux n’ont jamais été représentatifs de la majorité de la population allemande ni même de la majorité des membres du parti nazi. Ils ont réussi en grande partie à cause de la passivité et de l’indifférence de la plupart des autres Allemands.

Ce qui distingue les antisémites radicaux comme von Leers de membres du monde universitaire allemand comme l’historien Günther Franz (1902-1992), de l’université d’Iéna, ou le philosophe Alfred Bäumler (1887-1968), de l’université de Berlin, qui ont tous deux rejeté le nazisme après 1945 ? , c’est qu’il est resté totalement et sans vergogne fidèle aux idéaux raciaux et antisémites des nazis jusqu’au jour de sa mort. De plus, contrairement à beaucoup d’autres figures nazies, Leers a continué à diffuser la propagande antisémite après 1945, lors de ses années en Argentine (1952-1956), avec le soutien de Juan Peron (1895-1974), et en Égypte (1956-1965) sous les auspices de l’homme fort du pays, Gamel Abdel Nasser (1918-1970) qui lui a donné un poste de conseiller en propagande sur les Affaires juives au Département de l’Information du Ministère de l’Orientation. » (pp. 305-306)

« En mai 1936, le Reichsführer Heinrich Himmler (1900-1945) fit de Leers un membre honoraire dans la SS en tant qu’Untersturmbannführer attaché à l’état-major du Bureau des races et de la réinstallation. » (p. 309)

« Le dernier paragraphe de l’histoire [écrite par von Leers à destination des enfants sous le régime nazi] rassemblait ce que Leers considérait comme le message central de l’enseignement de l’histoire. Ce recueil d’histoires n’était pas la seule contribution de Leers à l’éducation raciale, mais il restait l’un des rares qu’il consacrât spécifiquement au lectorat des enfants des classes d’histoire élémentaires. Tout comme son style, Leers faisait appel à l’émotion et utilisait souvent un langage potentiellement explosif pour faire progresser son programme antisémite. Dans ce paragraphe de clôture, Leers a amené les élèves à une conclusion incontournable, dont la nature justifiait une oppression encore plus brutale :

“La communauté juive escroque sans vergogne. Les Juifs, de tous temps, depuis les pères fondateurs jusqu’à nos jours, ont utilisé la tromperie des travailleurs comme arme pour accéder au pouvoir. Dans la vie économique, les Juifs ont apporté pendant des siècles cet esprit sérieux du marché noir qui doit également être retiré de son dernier coin glissant. De plus, les années d’industrialisation rapide à partir de 1872 furent en réalité une époque juive. Les personnes qui subissent chaque jour du mal de la part des Juifs ont été dans une large mesure maltraitées. Profondément honteux, ruinés économiquement et opprimés par des structures de dette tortueuses, imposées par les Juifs, beaucoup de ces gens ont abandonné ou se sont cachées dans les ténèbres de la pauvreté. À cette époque, ceux qui caractérisaient déjà librement la malversation juive ont bien manié la situation. La lutte contre les Juifs est une lutte contre un mal ancien du monde.

Si l’important est de savoir qui survivra à cette lutte, alors nous survivrons et les Juifs périront. Moins il y a de Juifs, plus le monde et tous les travailleurs sont heureux ! [Le point d’exclamation est de von Leers].”

C’est le genre de rhétorique antisémite bruyante et implacable pour laquelle Leers est devenu bien connu. Il existe peu d’autres passages, à l’exception peut-être de Mein Kampf, Der Stürmer ou d’Ernst Hiemer, qui apportent aux enfants une suggestion aussi directe et puissante sur l’anéantissement des Juifs. […]

La vision du monde étroite et inflexible inculquée aux enseignants et aux élèves sur les Juifs était aussi liée à ce que Leers considérait comme une réalité géopolitique proche-orientale. Dans les colonnes du journal enseignant le plus diffusé du Reich, Leers a félicité Hadj Amin-el Husseini (1888-1974), le Grand Mufti de Jérusalem, pour avoir dirigé le monde arabe dans sa “lutte contre l’invasion juive de la Palestine”. »  (pp. 317-318)

« Les enquêtes menées par l’Office of Military Government-United States (OMGUS) en 1946 et 1948 offrent quelques révélations utiles. Les résultats de ces enquêtes ont conclu qu’environ deux Allemands sur dix dans la zone d’occupation américaine étaient “clairement antisémites”. Le rapport de l’OMGUS a noté que les Allemands âgés de quinze à dix-neuf ans manifestaient plus d’attitudes antisémites que n’importe quelle autre catégorie d’âge. Ces jeunes citoyens allemands faisaient partie des élèves auxquels Leers s’était adressé avec son message de propagande. » (pp. 322-323)

 

« Von Leers — nazi notoire en fuite — est au Caire révèle le "Toronto Star" », Le Monde, 29 août 1956 :

« Toronto, 28 août (U.P.). - Le Toronto Star a publié lundi un article de son correspondant au Caire. William Stevenson, qui vient d’être expulsé d’Égypte, apportant des révélations sur les nazis au service de Nasser.

[…]

“Aujourd’hui, poursuit le journaliste, j’ai réussi à ‘coincer’ l’un d’eux, un ancien propagandiste du Dr Gœbbels qui s’était enfui en Argentine et a vendu ses services au dictateur Peron.

Il s’agit de Johann von Leers, docteur en philosophie et ancien professeur d’histoire, ayant un long passé nazi.”

[…]

“Israël, a-t-il dit, est quelque chose d’anormal. Il n’est pas assez grand ou assez fertile pour faire vivre des millions de Juifs. Il doit disparaître. C’est une cause de désordre.

Vous demandez pourquoi Nasser dépense du temps et de l’argent pour rallier les Arabes hors d’Égypte contre Israël, alors qu’il y aurait tant à faire chez lui ? C’est que les sionistes sont responsables de 90 % des attaques de la presse mondiale contre Nasser et l’Égypte.” »

 

Lire aussi, sur l’arménophilie d’extrême droite :

L’arménophilie d’Alfred Rosenberg, inspirateur et ministre d’Hitler

Paul Rohrbach : militant arménophile, référence du nationalisme arménien, théoricien de l’extermination des Hereros et inspirateur d’Hitler

L’arménophilie du nazi norvégien Vidkun Quisling

L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi

L’arménophilie du régime de Vichy

Paul Chack : d’un conservatisme républicain, philosémite et turcophile à une extrême droite collaborationniste, antisémite, turcophobe et arménophile

Camille Mauclair : tournant réactionnaire, antisémitisme, turcophobie, soutien à la cause arménienne, vichysme

L’arménophilie vichyste d’André Faillet — en osmose avec l’arménophilie mussolinienne et collaborationniste

L’arménophilie-turcophobie d’Édouard Drumont, « le pape de l’antisémitisme », et de son journal

La place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien

Dissolution du groupuscule néonazi « Les zouaves », fervent soutien du nationalisme arménien

 

Sur des héritiers idéologiques d’Amin al-Husseini :

L’arménophilie de Mahmoud Abbas

La « brigade Nubar-Ozanyan » soutient le Dijihad islamique palestinien contre Israël

 

Sur d’autres arménophiles obsédés par les « complots juifs » :

« L’Assiette au beurre » : soutien à la cause arménienne, turcophobie et antisémitisme prénazi

Albert de Mun : arménophilie, antidreyfusisme et antisémitisme

Auguste Gauvain : arménophilie, grécophilie et croyance dans le « complot judéo-bolchevique »

Le complotisme raciste des arménophiles-hellénophiles Edmond Lardy et René Puaux

L’helléniste Bertrand Bareilles : arménophilie, turcophobie et antisémitisme (ensemble connu)

 

Sur les amis arméniens de Johann von Leers :

La popularité du fascisme italien et du nazisme dans la diaspora arménienne et en Arménie même

La collaboration de la Fédération révolutionnaire arménienne avec le Troisième Reich

Le Hossank, l’autre parti nazi arménien

La Fédération révolutionnaire arménienne rend encore hommage à son ex-dirigeant Garéguine Nejdeh (nazi)

Le racisme aryaniste, substrat idéologique du nationalisme arménien

Les massacres de Juifs par les dachnaks en Azerbaïdjan (1918-1919)

 

Sur les racines de l’antisémitisme arménien contemporain :

L’antisémitisme arménien à l’époque ottomane dans le contexte de l’antisémitisme chrétien

1897 : le choc entre le loyalisme juif à l’État ottoman et l’alliance gréco-arménienne

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

L’antisémitisme de Mevlanzade Rifat, nationaliste kurde, menteur et référence du nationalisme arménien contemporain

Le soutien d’Arthur Beylerian à la thèse du « complot judéo-maçonnico-dönme » derrière le Comité Union et progrès

Aram Turabian : raciste, antisémite, fasciste et référence du nationalisme arménien en 2020

 

dimanche 5 mai 2024

L’arménophilie d’Alfred Rosenberg, inspirateur et ministre d’Hitler

 


 

Note sur un entretien de Rosenberg avec Hitler, le 8 mai 1942, au sujet de questions touchant à la politique à l’est, Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international de Nuremberg, Nuremberg, Imprimerie du TMI, tome XXVII, 1948, p. 289 :

« J'ai expliqué [à Hitler] que l'Arménie était la meilleure barrière entre la Turquie et l'Azerbaïdjan, empêchant le mouvement pantouraniste vers l'Est. Le peuple arménien lui-même est en grande partie sédentaire, un peuple agricole doté de nombreux talents industriels. »

 

Jürgen Matthäus et Franck Bajohr (éd.) The Political Diary of Alfred Rosenberg and the Onset of the Holocaust, Lanham, Rowman & Littlefield,  2015, p. 288 :

« Puis, nous passâmes à la question de Crimée. […] Le Führer a une nouvelle fois évoqué les Arméniens, et déclara qu’il avait toujours pensé que c’étaient des escrocs. Évidemment, c’est une vieille image encore présente dans l’esprit du Führer. Il souligna qu’il avait dû corriger certaines choses au fil du temps. J’ai expliqué au Führer que les paysans et petits commerçants arméniens vivaient dans les vallées depuis des siècles, qu’ils travaillaient dur, qu’ils étaient désireux de travailler et que par-dessus tout ils formaient un rempart entre les Turcs et les Azerbaïdjanais. Concernant la forme [administrative] que prendrait le Caucase, je suggérai de ne pas y appliquer la formule du Reichskommissar. À la place, je proposai au Führer quelques noms à choisir, soit Protektor, soit Reichschutzherr, la Géorgie, par exemple, était désignée comme Land plutôt que comme Generalbezirk [en d’autres termes, Rosenberg propose une formule d’autonomie arméno-géorgienne sous protectorat allemand plutôt que l’administration directe]. Le Führer mentionna la proposition de confédération d’États caucasiens, Staatenbund. Je dis au Führer qu’au lieu de Staatenbund, je suggérais le terme caucasien de Länderbund, correspondant aux désignations de Land Georgien, Land Armenien, etc. [notons que l’Azerbaïdjan n’est pas cité comme possible territoire autonome !] Là aussi, le Führer était d’accord. »         

 

ð  Il n’est pas étonnant qu’Hitler ait eu, jusqu’en 1942, des préjugés envers les Arméniens, qu’il considérait alors comme des Aryens trop portés à l’escroquerie ; sa vision des Japonais était encore plus compliquée et il considérait que les Italiens ne méritaient pas Mussolini, ce qui ne l’a pas empêché de faire alliance avec le Japon et l’Italie à partir de 1936. Ce qui est remarquable, c’est que Rosenberg ait convaincu Hitler de revoir sa position sur les Arméniens et d’accepter les plans qu’il lui présentait à leur sujet, de même que Paul Rohrbach (peut-être aidé par Rosenberg) avait obtenu le classement des Arméniens comme Aryens dès juillet 1933.

 

Christopher Walker (auteur britannique très arménophile), Armenia. The Survival of a Nation, Londres, Routledge, 1990, p. 357 :

« Un an plus tard, le 15 décembre 1942, un Conseil national arménien reçut la reconnaissance officielle d’Alfred Rosenberg, le ministre allemand des régions occupées. Le président de ce conseil était le professeur Ardashes Abeghian, son vice-président Abraham Giulkhandanian, et il comptait parmi ses membres Nejdeh et Vahan Papazian [tous membres de la Fédération révolutionnaire arménienne]. À partir de cette date, et jusqu’à la fin de 1944, fut publié un journal hebdomadaire, Armenien, dirigé Viken Shant (le fils de Levon), qui parlait aussi à Radio Berlin. »

 

Ernst Pipper, « Alfred Rosenberg » (traduit de l’allemand par Olivier Mannoni), Revue d’histoire de la Shoah, n° 208, 2018, pp. 228-229 :

« En 1922 parut aussi le texte de combat de Rosenberg Pest in Russland. Der Bolschewismus, seine Häupter, Handlanger und Opfer (Peste en Russie. Le bolchevisme, ses chefs, ses hommes de main et ses victimes). Comme Les Fossoyeurs de la Russie d’Eckart, il parut au Deutscher Volksverlag, la maison d’édition de l’antisémite Ernst Boepple. La couverture fut là aussi conçue par Otto von Kursell. Le motif central est un bolchevik portant une étoile de David sur sa casquette. Les deux publications se complètent parfaitement ; le texte de Rosenberg dut toutefois attendre 1924 pour bénéficier d’un deuxième tirage, et fut réimprimé à plusieurs reprises après 1933. Alors que le pamphlet d’Eckart ne contenait que 32 pages, divertissantes et d’une consommation facile avec leurs caricatures antisémites et leurs vers satiriques, Peste en Russie comportait 144 pages, ce qui avait rendu sa publication plus coûteuse. C’était en outre un texte saturé d’un nombre monstrueux de faits concernant un pays lointain, c’est-à-dire une lecture plutôt astreignante. Mais les deux textes contribuèrent indubitablement à implanter dans les cerveaux des Allemands l’image terrifiante de la révolution russe, avec ses assassins bestiaux déchaînés, et à l’associer avec une vision du monde radicale et brutalement antisémite. Le pendant du bolchevisme juif, de la révolution russe comme œuvre du judaïsme mondial [malgré son hostilité aux Russes en général et au régime tsariste en particulier, Rosenberg ne faisait que reproduire un thème inventé et développé par l’extrême droite russe], était le judaïsme allemand comme exécutant du bolchevisme victorieux en Union soviétique. Ce lien entre judaïsme et bolchevisme contribua à ouvrir la voie à l’antisémitisme éliminationniste des nationaux-socialistes, qui trouva ensuite son exutoire dans la guerre d’extermination portée par l’idéologie raciale à l’Est.

On retrouve dans Peste en Russie tous les grands thèmes que le lecteur avait rencontrés dans l’avant-propos écrit par Rosenberg aux Fossoyeurs de la Russie d’Eckart : le Tartaro-Talmouk Lénine [le père de Lénine était effectivement un Kalmouk, mais sa mère était allemande et non tatare ; que Rosenberg l’ait cru et y ait vu un trait négatif est remarquable, encore plus en considérant son arménophilie], qui, à l’aide d’aventuriers et de la “lie du peuple russe”, se hisse à la tête du gouvernement, Trotsky qui est le véritable tyran de la Russie après avoir travaillé pendant vingt-cinq ans à la destruction du pays. C’est avec Trotsky que Zinoviev était arrivé de New York : “Ce Juif gras aux cheveux laineux est peut-être la personnalité la plus répugnante de tout le gouvernement soviétique.” »

 

Anne Quinchon-Caudal, Avant « Mein Kampf ». Les années de formation d’Adolf Hitler, Paris, CNRS, 2023, p. 216 :

« Plus encore : selon toute vraisemblance, c’est [Dietrich] Eckart (et Alfred Rosenberg dans son sillage) qui a convaincu Hitler de la “dangerosité” des Juifs, et à considérer que la race juive serait omniprésente dans l’espace — contrôlant les gouvernements, la presse, les théâtres, ou encore le monde de l’éducation —, mais aussi dans le temps. On constate en effet qu’Hitler élargit de plus en plus [en 1920-1922] sa vision du “péril juif”. D’abord simples alliés des ennemis de l’Allemagne durant la Grande Guerre, le Juif prend progressivement les traits du révolutionnaire “bolchevique” qui rêve de “domination mondiale”. »   

 

« La publication des journaux d’Alfred Rosenberg. Entretien avec Jürgen Matthäus », Revue d’histoire de la Shoah, n° 203, 2015, pp. 364-365 :

« Pourquoi avez-vous décidé de publier une édition critique de ce que l’on appelle les Journaux d’Alfred Rosenberg ? Dans quelle mesure Rosenberg était-il un « dirigeant nazi » à part ? Et dans quelle mesure ses écrits ont-ils une valeur singulière pour l’histoire du national-socialisme ?

[…] Avec cette édition, nous avons voulu, Frank Bajohr et moi-même, mettre en lumière avant toute chose l’importance politique de Rosenberg – non seulement parce qu’il n’écrit pratiquement rien dans son Journal sur sa vie privée, mais avant tout parce que la recherche présente sur ce point des déficits manifestes. Même l’historiographie sur la Shoah, qui a connu une forte croissance ces dernières années, n’a traité Rosenberg qu’en marge – et ce bien que la transition entre la persécution des Juifs et l’extermination systématique des Juifs ait d’abord eu lieu dans la région d’Europe de l’Est placée sous son administration. Notre édition apporte aussi les preuves documentées du fait que Rosenberg a contribué de manière déterminante, pendant l’automne 1941, aux plans de la direction nationale-socialiste visant à mener à bien la “Solution finale de la question juive” par le biais de l’assassinat de masse dans sa zone d’influence. Le 18 novembre 1941, Rosenberg affirme dans un discours que “cet Est [était] appelé à résoudre une question posée aux peuples d’Europe : il s’agit de la question juive”. Cette question, poursuit Rosenberg, “ne peut être résolue que par une élimination biologique de tout le judaïsme en Europe”. Pour lui, l’objectif était fermement défini ; pour ce qui concernait la mise en œuvre, il s’est adapté aux possibilités existantes. »

 

Christopher Browning, « La décision concernant la Solution finale », Colloque de l’École des hautes études en sciences sociales, L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Le Seuil/Gallimard, 1985 p. 208 :

« L’autorisation donnée en juillet à Göhring se référait à un plan incluant la totalité de la sphère d’influence allemande en Europe et datait d’une époque où on comptait encore sur une victoire rapide en Russie. En août, avant qu’un tel plan ait pu être établi et alors que l’espoir d’une victoire proche était encore vivace, Hitler résista aux pressions de Heydrich et Goebbels et s’opposa à la déportation des Juifs d’Allemagne “pendant la guerre”. Le 13 septembre encore, Eichmann annonça de même au ministère des Affaires étrangères qu’il n’était pas possible de déporter les Juifs serbes vers le Gouvernement général ou vers la Russie puisqu’on ne pouvait même pas y loger les Juifs allemands. L’espoir d’une victoire totale dès l’automne s’évanouissant alors rapidement, Hitler semble avoir brusquement changé d’avis. Le 14 septembre, Rosenberg insista auprès de Hitler pour qu’il autorisât la déportation immédiate des Juifs allemands en réponse à la déportation vers la Sibérie des Allemands de la Volga décidée par les Russes. Quatre jours plus tard, Himmler informait Geiser, Gauleiter du Wartheland, que des déportations provisoires avaient lieu vers Lodz parce que le Führer souhaitait voir l’ancien Reich [l’Allemagne dans ses frontières de 1937] et le Protectorat [la République tchèque actuelle, moins les Sudètes] judenrein [c’est-à-dire sans Juifs] aussi rapidement que possible, de préférence avant la fin de l’année. Peu après, Heydrich déclara de même que, dans la mesure du possible, les Juifs allemands fussent déportés vers Lodz, Riga et Minsk avant la fin de l’année. »         

 

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La place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien

Dissolution du groupuscule néonazi « Les zouaves », fervent soutien du nationalisme arménien

 

Sur les amis arméniens de Rosenberg :

La popularité du fascisme italien et du nazisme dans la diaspora arménienne et en Arménie même

La collaboration de la Fédération révolutionnaire arménienne avec le Troisième Reich

Le Hossank, l’autre parti nazi arménien

La Fédération révolutionnaire arménienne rend encore hommage à son ex-dirigeant Garéguine Nejdeh (nazi)

Le racisme aryaniste, substrat idéologique du nationalisme arménien

Les massacres de Juifs par les dachnaks en Azerbaïdjan (1918-1919)

 

Sur la prégnance du complotisme antisémite dans ces milieux :

Aram Turabian : raciste, antisémite, fasciste et référence du nationalisme arménien en 2020

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

L’antijudéomaçonnisme de Jean Naslian, référence du nationalisme arménien contemporain

L’antisémitisme de Mevlanzade Rifat, nationaliste kurde, menteur et référence du nationalisme arménien contemporain

Le soutien d’Arthur Beylerian à la thèse du « complot judéo-maçonnico-dönme » derrière le Comité Union et progrès

Le soutien de Vahakn Dadrian à la thèse du « complot judéo-maçonnico-dönme » derrière le Comité Union et progrès

Patrick Devedjian et le négationniste-néofasciste François Duprat

Jean-Marc « Ara » Toranian semble « incapable » de censurer la frénésie antijuive de son lectorat

La signature du très soralo-compatible Jean Varoujan Sirapian réapparaît sur armenews.com

L’obsession des nationalistes arméniens pour le « complot judéo-maçonnique derrière le CUP » : un exemple en octobre 2022

L’évolution de Jean Jaurès sur la question arménienne et l’Empire ottoman

  Madeleine Rebérioux, « Jaurès et la Turquie » , Bulletin de la Société d’études jaurésiennes , n° 109, avril-juin 1988, pp. 8-9 : « La t...

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