mardi 7 avril 2020

Question prioritaire de constitutionnalité déposée contre la « loi portant reconnaissance du génocide arménien »





TGI PARIS - 17 ème Ch. Correctionnelle
Parquet n°16252000332
Audience du 10 décembre 2019 à 13h30

MEMOIRE A L’APPUI D’UNE
QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE


En application des dispositions de l’article 61-1 de la Constitution et de la loi organique
2009-1523 du 10 décembre 2009, la partie civile a l’honneur de soulever la question prioritaire de constitutionnalité ci-après exposée relative à la constitutionnalité de l’interprétation jurisprudentielle de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 et, ensemble, les dispositions de cet article.

POUR :                      Monsieur Maxime Gauin, né le 9 avril 1985 à Agen, de nationalité française, demeurant, chercheur, demeurant [...]
Partie civile
Demandeur à la question prioritaire de constitutionnalité

Représenté par :
Maître Olivier Pardo
Selas Pardo Sichel & Associés [Devenu OPLUS en février 2020]
Avocats au barreau de Paris
74, avenue de Wagram - 75017 Paris
Tel : 01 46 22 56 56 - Fax : 01 46 22 56 66
Palais K. 170
Elisant domicile à son cabinet.

Dans l’instance l’opposant à :

                                    Monsieur Laurent Leylekian
né le 11 aout 1967 à Lyon, de nationalité française, ingénieur, demeurant [...]
Prévenu
Ayant pour avocat

Maître Frédéric Forgues
Avocat au Barreau de Paris
70 rue Jean de la Fontaine – 75016 Paris
Tél. : 01.87.37.37.12 - Fax : 09.89.02.07.55
Toque : E 2135

ET :                             Monsieur Jean-Marc Toranian
né le 20 février 1954, à Boulogne-Billancourt, de nationalité française, gérant de société, demeurant [...]
Prévenu
Ayant pour avocat

SCP Henri LECLERC & ASSOCIES
Avocat au Barreau de Paris
5 rue Cassette – 75006 Paris
Tel : 01 .44.39.06.30 - Fax : 01.44.39.06.31
Toque : P110

Avant d’en venir aux motifs d’inconstitutionnalité, un bref rappel des faits et de la procédure s’impose.


I-                   LES FAITS A L’ORIGINE DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

Le 5 juin 2016, Monsieur Carlo Sommaruga, un parlementaire Suisse, a publié le propos suivant sur son compte Twitter :
« @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir turc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit ! »
Ce tweet a fait l’objet d’une capture d’écran et a été publié, le 5 juin 2016, sur le site « Armenews » dont Monsieur Jean-Marc Toranian est le directeur de la publication.
Le tweet litigieux a également été publié le 5 juin 2016 par Monsieur Laurent Leylekian sur son compte twitter « @Eurotopie ».
Le 2 septembre 2016, Monsieur Maxime Gauin a déposé plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique envers un particulier pour les propos suivants :
 « @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir turc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit ! »
Une information judiciaire a été ouverte le 10 février 2017.
Les 16 et 19 octobre 2017, Messieurs Toranian et Leylekian ont été mis en examen du chef de diffamation publique envers un particulier.
Par ordonnance du 10 avril 2018, Messieurs Toranian et Leylekian ont été renvoyés devant le Tribunal correctionnel.
Le 24 mai 2018, Monsieur Toranian a été cité à comparaître devant le Tribunal correctionnel pour avoir :
«  à Paris et à Boulogne Billancourt, le 05 juin 2016 et en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription étant le directeur de publication du site www.armenews.com commis le délit de diffamation publique envers un particulier par un moyen de communication au public par voie électronique en mettant en ligne sur ledit site à l’adresse : http://www.armenews.com/article.pbp3?idarticle=127444 «  un article intitulé ‘Carlo Sommaruga tacle Maxime Gauin » et contenant les propos suivants :
« @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir truc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit »
Lesdits propos contennt des allégations ou des imputations de faits portant atteinte à l’honneur ou à la considération de Maxime Gauin.
Faits prévus et réprimés par les articles 23 alinéa 1, 29 alinéa 1, 32 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 et l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 »

Le 24 mai 2018, Monsieur Leylekian a également été cité à comparaître devant le Tribunal correctionnel pour avoir :
«  à Paris et Orsay, le 05 juin 2016 et en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription étant le directeur de publication du compte twitter « @Eurotopie » commis le délit de diffamation publique envers un particulier par un moyen de communication au public par voie électronique en mettant en ligne sur ledit site à l’adresse : « https://twitter.com/eurotopie/status/739497023972466688 » «  un article intitulé « Et pan dans l’gauin. Alors @MaximeGauin vite un procès ? » et contenant les propos suivants :
« @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir truc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit »
Lesdits propos contenant des allégations ou des imputations de faits portant atteinte à l’honneur ou à la considération de Maxime Gauin.
Faits prévus et réprimés par les articles 23 alinéa 1, 29 alinéa 1, 32 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 et l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 »

Pour exciper de leur bonne foi et solliciter leur relaxe, les prévenus font tous deux valoir en s’appuyant sur la jurisprudence que le génocide arménien de 1915 ayant été reconnu publiquement par la France par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 aux termes d’un article unique, il ne saurait être contesté qu’il s’agit d’un “sujet politico-historique important » et « d’un débat d’intérêt général ».

II-                DISPOSITIONS LEGISLATIVES FAISANT L’OBJET DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE
L’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de l’article 1er de la loi n2001-70 du 29 janvier 2001, aux termes duquel « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », porte-t-elle atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution en tant que cette disposition éclairée par ladite interprétation :

-       Fonde des décisions juridictionnelles antérieures sur lesquelles les prévenus s’appuient pour solliciter les demandes de relaxe de la poursuite des faits de diffamation publique dont est victime le plaignant, sans pour autant lui permettre, en violation de son droit à un recours effectif garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de contester cette base légale par voie de question prioritaire de constitutionnalité au motif que l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 serait, selon cette interprétation, « dépourvue de portée normative » ;
-       Introduit une rupture d’égalité devant la loi pénale, contraire à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme, en distinguant, d’une part, les diffamations de droit commun et, d’autre part, les diffamations couvertes par la loi du 29 janvier 2001 ;
-       Méconnaît par là même les exigences inhérentes à la liberté d’expression garanties par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en autorisant un « abus », au sens dudit article, pourtant réprimé par la loi.
-       Revêt par conséquent une portée normative ambiguë contraire au principe de normativité de la loi garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et par l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi ?

III-             DISCUSSION
III-1. FONDEMENTS LEGISLATIFS

A) L’article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose :

« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ».

B) L’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution prévoit que la juridiction saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité statue « sans délai par une décision motivée » sur sa transmission au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

« 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. »

Le présent mémoire démontre que les trois conditions précitées sont remplies et justifient de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité sans délai à la Cour de Cassation afin que le Conseil constitutionnel en soit saisi.

III-2. APPLICATION DES CRITERES A LA QUESTION POSEE


III-2.1. La disposition législative visée est applicable au litige

En droit, les articles 23-2 et 23-4 de l’ordonnance n58-1067 du 7 novembre 1958 conditionnent le renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel à l’applicabilité de la disposition législative, soit au litige, soit à la procédure, étant entendu que la disposition litigieuse est a fortiori applicable au litige lorsqu’elle constitue le fondement de poursuites. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l’applicabilité au litige s’entend, d’une part, de « l’existence d’un lien réel entre la disposition législative critiquée et l’objet de la demande du justiciable » et, d’autre part, de « l’incidence qu’aurait une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité sur la solution du litige » (Cass., Rapport 2012, Livre 4, p. 493). Quant à la notion même de « disposition législative », s’il est admis qu’elle ne saurait recouvrir les « constructions jurisprudentielles » (3e Civ., 30 mars 2017, QPC n16-22.058), la Cour de cassation a néanmoins précisé, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel (2010-39 QPC, 6 octobre 2010),  que tout justiciable peut contester « la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative », à condition que l’interprétation émane d’une juridiction suprême, qu’elle porte sur une disposition précise et qu’elle soit effectivement constante (Cass., Rapport 2017, Livre 3, p. 295-296).

En l’espèce, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 est applicable au litige en tant qu’il fonde la défense des prévenus poursuivis pour des faits de diffamation publique (A), qu’il entretient par conséquent un lien réel et étroit avec l’objet de la demande de Maxime Gauin, de telle sorte que son inconstitutionnalité aura inévitablement une influence sur la solution du litige (B), sans que puisse être invoqué, au soutien du non-renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, le motif tiré de l’hypothétique défaut de normativité de la loi du 29 janvier 2001, étant donné que la présente question prioritaire de constitutionnalité porte précisément sur l’interprétation constante que le Conseil d’état donne de cette disposition (C).
             
A – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 est applicable au litige en tant qu’il fonde la défense des prévenus du chef de faits de diffamation

Le raisonnement suivi par les prévenus, fondée sur la jurisprudence révèle que l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 constitue le fondement de leur demande de relaxe.
Monsieur Leylekian soutient que même lorsque le bénéfice de la bonne foi est refusé au prévenu, il convient d’écarter le caractère diffamatoire des propos litigieux si leur teneur « ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression sur le sujet d’intérêt général constitué par le débat relatif à (…) un évènement ayant eu un retentissement mondial » (Cass. Crim, 10 septembre 2013, pourvoi n°12-81.990).
Monsieur Leylekian prétend que le sujet relatif au « génocide arménien de 1915 qui a été reconnu par une loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 est un « sujet politico-historique important, comme l’a retenu la 17ème chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris dans un jugement du 28 novembre 2017 et confirmé par la Cour d’appel de Paris. 
Les décisions antérieures rendues dans ces affaires ayant opposés les mêmes parties ont en effet décidé que « les propos tenus par Laurent Leylekian sont sans conteste des « faits précis […] et attentatoires à l’honneur ou à la considération, en ce qu’il est imputé [à Maxime Gauin] un comportement manifestement contraire à la probité intellectuelle d’un chercheur et à l’éthique d’un historien, puisqu’il mènerait ses travaux sur commande, sans indépendance et au mépris de toute recherche de la vérité ». Toutefois, la Cour d’appel relève, après avoir visé explicitement la loi du 29 janvier 2001, que « compte tenu de ce contexte […], la vivacité des termes utilisés ne dépasse pas les limites autorisées de la liberté d’expression dans une société démocratique », puisque « le message poursuivi concerne un sujet d’intérêt général et un débat d’intérêt public portant sur la qualification de génocide des faits subis par les Arméniens de l’Empire ottoman de 1915 » et « qu’une particulière liberté de ton peut en outre être admise dès lors que [le prévenu] s’exprime dans le cadre d’une polémique historique et politique vive et douloureuse ». En d’autres termes, l’adoption de la loi du 29 janvier 2001 a contribué à élever la question de la qualification de « génocide » au rang de sujet d’intérêt général et de débat d’intérêt public, l’ensemble formant un « contexte » permettant de faire jouer l’exception de bonne foi.
En conclusion sur ce point, la condition générale d’applicabilité au litige fixée par le législateur organique est automatiquement remplie, en matière pénale, lorsque la disposition législative constitue « le fondement des poursuites ». Il va de soi que cette éventualité, réservée au cas où le demandeur de la question prioritaire de constitutionnalité est le prévenu, serait contraire au principe d’égalité des armes si elle n’impliquait pas corollairement, dans le cas où le demandeur est la victime, que la disposition constituant le fondement d’une éventuelle relaxe soit automatiquement applicable au litige. Par conséquent, en tant qu’il fonde le « contexte » ayant permis, dans des décisions antérieures opposant soit les mêmes parties, soit portant sur des propos identiques, de faire bénéficier les prévenus de l’exception de bonne foi, alors même que le caractère diffamatoire des propos est reconnu, il est à ce titre nécessairement applicable au litige.

B – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 entretient un lien réel et étroit avec l’objet de la demande si bien que son inconstitutionnalité déterminera la solution du litige

Si l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 est applicable au litige en tant qu’il fonde la demande de relaxe des poursuites des faits de diffamation, cette applicabilité est confortée par l’existence d’un lien réel et étroit unissant la disposition législative et l’objet de la demande du plaignant, lien qui révèle l’influence qu’une déclaration d’inconstitutionnalité aurait sur la solution du litige.

Le lien réel et étroit entre l’article 1er de la loi de 2001 et l’objet de la demande. Les deux critères jurisprudentiels dégagés par la Cour de cassation en matière d’applicabilité au litige sont amenés à jouer « tantôt cumulativement, tantôt alternativement » (Cass., Rapport 2012, Livre 4, p. 493). Quoique le plus souvent ce lien soit clairement constaté lorsque la disposition législative dessert les droits de la défense, de l’auteur du dommage, ou du prévenu, la juridiction suprême de l’ordre judiciaire reconnaît qu’un tel lien existe lorsque la disposition législative visée dessert les droits du plaignant ou du demandeur : pour ne prendre qu’un exemple, dans un arrêt du 21 février 2012, la chambre commerciale a ainsi reconnu qu’était applicable au litige une disposition législative qui conduisait à regarder des demandeurs comme irrecevables à agir (Com., 21 février 2012, QPC no 11-23.097). En d’autres termes, le lien réel entre la disposition législative et l’objet de la demande peut être constaté lorsque la disposition législative dessert l’action intentée par le demandeur. Au surplus, la Cour de cassation affirme elle-même que les rejets des questions prioritaires de constitutionnalité ne portent pas principalement sur la question de l’applicabilité au litige des dispositions législatives (« Les cas de non-lieu à renvoi de la QPC pour défaut d’applicabilité au litige des dispositions législatives contestées restent peu nombreux en 2017 », Cass., Rapport 2017). Dans le cadre de la présente question, puisqu’il a conduit, d’une part, à des décisions antérieures de relaxe des prévenus et, d’autre part, à l’absence de reconnaissance de faute civile, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 a desservi l’action intentée par Maxime Gauin, révélant par là même le lien réel et étroit qu’il entretient avec l’objet actuel de la demande qui est identique aux précédentes : il est donc applicable au litige.

L’influence d’une inconstitutionnalité sur la solution du litige. Pour se prononcer sur la plainte de Maxime Gauin, le Tribunal aura à connaître de moyens dont le sort dépend de l’éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001. Si l’article 1er de ladite loi est jugé contraire à la Constitution, alors le régime de droit commun de la diffamation s’appliquera au litige.

En conclusion sur ce point, en desservant l’action intentée par Maxime Gauin et en conditionnant la solution au fond, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 entretient un lien réel et étroit avec l’objet de la présente demande, si bien que son inconstitutionnalité aura une influence directe sur la solution du litige : il est donc nécessairement applicable au litige.

C – Le motif tiré de l’hypothétique défaut de normativité de la loi du 29 janvier 2001 ne saurait être invoqué au soutien du rejet de la question prioritaire de constitutionnalité

Une conception étroitement normativiste a conduit le Conseil d’état, par deux décisions relatives à des questions prioritaires de constitutionnalité dirigées contre la loi du 29 janvier 2001, à refuser de soumettre ladite disposition au contrôle du Conseil constitutionnel et a regardé la loi du 29 janvier 2001 comme, par nature, inapplicable au litige en raison de son présumé défaut de normativité. Une telle motivation ne peut ici être opposée, car c’est précisément cette interprétation constante de la disposition de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001, émanée de la juridiction suprême de l’ordre administratif qu’est le Conseil d’État, qui fait l’objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité.

L’interprétation de la juridiction suprême est constante et porte sur une disposition précise. Alors même que le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à se prononcer sur la disposition législative litigieuse (cf. III du présent mémoire), le Conseil d’État a jugé, le 19 octobre 2015, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre la loi du 29 janvier 2001, que « les dispositions d’une loi qui sont dépourvues de portée normative ne sauraient être regardées comme applicables au litige […] ; qu’une disposition législative ayant pour objet de “reconnaître” un crime de génocide n’a pas de portée normative ; que, par suite, les dispositions de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 […] ne peuvent être regardées comme applicables au litige » (CE, 19 octobre 2015, req. n392400). Dans ses conclusions, le rapporteur public relevait que la disposition précitée « n’a jamais été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel et, si vous l’estimiez applicable au litige, la question devrait à notre avis être renvoyée », avant toutefois d’affirmer dogmatiquement « qu’une disposition non normative ne peut, par nature, pas être applicable au litige ». Cette interprétation émanée de la juridiction suprême de l’ordre administratif a été confirmée par une autre décision du Conseil d’état rendue le 13 janvier 2017 (CE, 13 janvier 2017, req. n392400) : elle est donc constante, porte sur une disposition législative précise et émane d’une juridiction suprême.

L’interprétation constante peut être contestée devant la Cour de cassation quand bien même elle serait l’œuvre du Conseil d’État. En se fondant sur les conditions posées par le Conseil constitutionnel (décision du 8 avril 2011, n2011-120 QPC), la Cour de cassation rappelle que la contestation doit « concerner la portée que donne à une disposition législative précise l’interprétation qu’en fait la juridiction suprême de l’un ou de l’autre ordre » (Cass., Rapport 2014). En d’autres termes, le justiciable peut contester devant la Cour de cassation l’interprétation constante que le Conseil d’État donne d’une disposition législative, et réciproquement. Ainsi, de la même manière que le Conseil d’État transmet des questions prioritaires dirigées contre l’interprétation retenue par la Cour de cassation (par exemple, CE, 28 février 2019, req. n424993), de la même manière la Cour de cassation a d’ores et déjà pu transmettre des questions dirigées contre l’interprétation d’une disposition législative émanée de la juridiction suprême de l’ordre administratif (Civ. 3e, 28 septembre 2011, QPC n11-14.363 ; décision du Cons. const., 2 décembre 2011, n2011-201 QPC).

Au surplus, la chambre criminelle n’a pas la même conception de la normativité que le Conseil d’état. Outre que l’interprétation retenue par le Conseil d’état méconnaît la bonne répartition des compétences juridictionnelles – une juridiction n’a le pouvoir du motif (constater le défaut de normativité d’une disposition législative) qu’à condition d’avoir le pouvoir du dispositif (déclarer inconstitutionnelle ladite disposition, étant donné que le défaut de normativité est un vice de constitutionnalité) –, la chambre criminelle ne retient pas la conception étroite de la normativité promue par le Conseil d’état et a une conception davantage pragmatique du « droit souple ». Dans son étude annuelle de 2018, la Cour note ainsi que « si les principes du droit pénal font mauvais ménage avec le droit souple, il est inévitable cependant qu’on invoque devant la Cour de cassation […] des instruments qui ont en commun, à leur origine, non pas d’obliger leurs destinataires, mais plutôt de contribuer à orienter des comportements. Dès lors que la chambre criminelle de la Cour de cassation les prend en considération, soit pour favoriser la répression ou la réparation, soit au contraire pour épargner les personnes poursuivies, ces normes douces deviennent du droit, qui n’est plus simplement proposé, recommandé, conseillé, mais effectif pour l’espèce abordée et pour d’autres similaires ». Ainsi, une loi, même purement incantatoire, déclaratoire, dont se ressaisirait une juridiction, pour favoriser la répression ou épargner les personnes poursuivies, deviendrait du droit : tel est le cas, en l’espèce, de la loi du 29 janvier 2001 qui a servi à épargner les personnes poursuivies.

En conclusion sur ce point, l’hypothétique défaut de normativité de la loi du 29 janvier 2001 ne saurait être invoqué pour motiver un non-lieu à renvoi en excipant de l’inapplicabilité au litige de la disposition législative, car : 1° c’est cette interprétation constante d’une disposition précise émanée d’une juridiction suprême qui fait l’objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité ; 2° dès lors que les juridictions judiciaires précédemment saisies ont utilisé l’article 1er de cette loi pour « épargner les personnes poursuivies », la disposition législative litigieuse ne saurait pas ne pas être considérée comme du « droit dur ».

           
            III-2.2. La disposition législative visée n’a pas fait l’objet d’une déclaration de conformité

En droit, aux termes de l’article 23-2 de l’ordonnance de 1958 susvisée, auquel renvoie l’article 23-4, il est procédé à la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité « si les conditions suivantes sont remplies : […] 2° [la disposition contestée] n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstance ». La jurisprudence du Conseil constitutionnel éclaire cependant l’étendu du contrôle de cette condition et la concilie avec les considérants balais par lesquels le Conseil constitutionnel juge, au terme d’une décision, qu’il « n’y a pas lieu […] de soulever d’office des questions de conformité à la Constitution s’agissant des autres dispositions de la loi soumises à son examen » (cf., par exemple, décis. n90-274 DC, 29 mai 1990, Loi visant à la mise en œuvre du droit au logement) : sauf changement de circonstances, ne peut être transmise ou est irrecevable la question prioritaire de constitutionnalité relative à une disposition législative qui a été « spécialement examinée » par le Conseil constitutionnel (décis. n2010-9 QPC, 2 juillet 2010, Section française de l’Observatoire international des prisons).

En l’espèce, en premier lieu, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 n’a fait l’objet d’aucun contrôle a priori sur le fondement de l’article 61 al. 2 de la Constitution : à l’adoption de la loi, les députés et sénateurs se sont refusés à saisir le Conseil constitutionnel, et cette disposition ne figure pas au répertoire des décisions déclarées conformes à la Constitution publié sur le site internet du Conseil constitutionnel. En deuxième lieu, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 n’a fait l’objet d’aucun contrôle a posteriori : depuis l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité en 2010, aucune question relative à la disposition législative contestée n’a été renvoyée au Conseil constitutionnel. En troisième lieu, le Conseil constitutionnel n’a pas eu à connaître de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 au cours d’un contrôle incident au titre de la jurisprudence dite « néo-calédonienne » : lors de l’examen de la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, le Conseil s’est refusé à faire application de cette technique de contrôle incident et a affirmé que « la loi déférée étant censurée, il ne pouvait, en tout état de cause, être considéré qu’était modifié, complété ou affecté le domaine de la loi du 29 janvier 2001 » (commentaire sur décis. n2012-627 DC, 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi). Le communiqué de presse sur cette même décision indique que « le Conseil constitutionnel ne s’est ainsi pas prononcé dans cette décision sur la loi du 29 janvier 2001 […]. Cette loi ne lui était pas soumise et, a fortiori, il n’a formulé aucune appréciation sur les faits en cause ».

Au surplus, le Conseil constitutionnel a rappelé dans sa décision du 8 janvier 2016 Vincent Reynouard (n° 2015-512 QPC) qu’il n’a jamais été saisi de l’article premier de la loi du 29 janvier 2001 et que cette loi, qui figure aux visas de la décision précitée, n’a été nullement abrogée non plus que neutralisée : « Vu la loi n2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 […] Considérant que […] l’ANEHTPS demande en outre l’abrogation de la loi du 29 janvier 2001 susvisée dont le Conseil constitutionnel n’est pas saisi ».


            III-2.3. La question posée est tout à la fois sérieuse et nouvelle

En droit, aux termes de l’article 23-4 de l’ordonnance de 1958 susvisée, la question prioritaire de constitutionnalité est transmise si elle est « nouvelle » ou si elle « présente un caractère sérieux ».
Ø  S’agissant de la nouveauté, le Conseil constitutionnel a donné l’interprétation suivante de cette condition : « le législateur organique a entendu, par l’ajout de ce critère, imposer que le Conseil constitutionnel soit saisi de l’interprétation de toute disposition constitutionnelle dont il n’a pas eu l’occasion de faire application ; que, dans les autres cas, il a entendu permettre au Conseil d’État et à la Cour de cassation d’apprécier l’intérêt de saisir le Conseil constitutionnel en fonction de ce critère alternatif ; que, dès lors, une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être nouvelle au sens de ces dispositions au seul motif que la disposition législative contestée n’a pas été examinée par le Conseil constitutionnel » (décis. no 2009-595DC, 3 décembre 2009, Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution). Par conséquent, est nouvelle la question qu’il est « opportun de faire trancher définitivement par le Conseil constitutionnel », ce qui réserve aux hautes juridictions « un véritable pouvoir d’une saisine en opportunité […] même lorsque les critères légaux ne seraient pas remplis » (commentaire sur décis. n2010-92 QPC, 28 janvier 2010, Mmes Corinne C. et Sophie H.). Au surplus, la Cour de cassation note que le critère de la nouveauté est un « moyen d’examen de recevabilité complémentaire, voire subsidiaire, offert aux juridictions suprêmes pour déterminer s’il est ou non opportun de transmettre une question dont le caractère sérieux ne serait pas manifeste mais qui, par exemple, se poserait à l’occasion de nombreux litiges ou qui soulèveraient de forts enjeux d’opinion » (Cass., Rapport 2010, Quatrième partie, p. 483).

Ø  S’agissant du caractère sérieux, au vu du corpus jurisprudentiel, ce critère ne peut s’apprécier que par la négative : s’il est admis que la question sérieuse est celle qui pose une véritable difficulté constitutionnelle, tel n’est cependant pas le cas lorsque l’application de la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel permet d’écarter les griefs d’inconstitutionnalité. Ainsi, « pour apprécier le caractère sérieux ou non de la QPC, la Cour de cassation se livre à un véritable précontrôle de constitutionnalité, en reprenant les principes dégagés par le Conseil constitutionnel » (Cass., Rapport 2012).   Par conséquent, est jugée sérieuse la question dont le « précontrôle de constitutionnalité » ne permet pas de conférer à la disposition législative un brevet de constitutionnalité.


En l’espèce, outre le fait qu’il serait opportun de faire trancher définitivement par le Conseil constitutionnel une question qui se pose à l’occasion de nombreux litiges et qui soulève de forts enjeux d’opinion, ce qui caractérise sa « nouveauté » au sens de la jurisprudence constitutionnelle, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 introduit une rupture d’égalité devant la loi pénale (A), méconnaît les exigences relatives à la liberté d’expression en autorisant des « abus » pourtant réprimés par la loi (B), lors même que l’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de cet article prive le justiciable de son droit à un recours effectif (C) et que l’ensemble des décisions relatives à cet article révèle sa portée normative ambiguë contraire au principe de normativité de la loi et au principe de sécurité juridique (D).


A – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 introduit une rupture d’égalité devant la loi pénale

Le principe d’égalité s’oppose à une application différenciée de la loi pénale. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel rappelle, de jurisprudence constante, que si « le principe d’égalité devant la loi pénale ne fait pas obstacle à ce qu’une différenciation soit opérée par le législateur entre agissements de nature différente » (décis. 7 novembre 1989, n89-262 DC), la loi pénale ne saurait, toutefois, « pour une même infraction, instituer des peines de nature différente, sauf à ce que cette différence soit justifiée par une différence de situation en rapport direct avec l’objet de la loi » (décis. 9 septembre 2011, n2011-161 QPC) et ne pourrait, à plus forte raison, « dans l’édiction des crimes ou des délits ainsi que des peines qui leur sont applicables, instituer au profit de quiconque une exonération de responsabilité à caractère absolu, sans par là même porter atteinte au principe d’égalité » (décis. 7 novembre 1989, n89-262 DC). En d’autres termes, est contraire au principe d’égalité devant la loi pénale, la disposition qui, soit directement, soit indirectement, conduit à exonérer de responsabilité une catégorie de personnes pour des faits pourtant incriminés sous la prévention d’une même infraction.

La loi du 29 janvier 2001 introduit une application différenciée d’un même régime d’infraction selon que le propos réputé diffamatoire concerne ou non la question du « génocide arménien ». La loi du 29 janvier 2001, en élevant, selon la Cour d’appel de Paris, la question de la qualification de « génocide » des événements de 1915 au rang de « sujet d’intérêt public » autorise impunément les propos diffamatoires qui, sans cette loi, tomberaient sous le coup du régime de droit commun posé par la loi du 29 juillet 1881 : selon la jurisprudence, constituent soit une diffamation, les propos qui attribuent à la personne visée la commission d’un délit ou d’un crime, ou qui lui prêtent une condamnation au titre d’un délit ou d’un crime. La Cour de cassation considère qu’est diffamatoire le propos imputant une condamnation judiciaire à la personne visée (Crim., 15 octobre 1985, n84-91.598). En l’espèce, dans un contexte excluant la loi du 29 janvier 2001, les propos affirmant que Maxime Gauin est un « négationniste du génocide arménien », auraient été constitutifs d’une diffamation publique envers particulier, sans que puisse jouer l’atténuation tirée du « cadre d’un sujet d’intérêt public sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 ». La loi du 29 janvier 2001 introduit donc une rupture d’égalité devant la loi pénale : une même infraction (diffamation) reçoit deux traitements contentieux différents.


B – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 méconnaît les exigences relatives à la liberté d’expression en autorisant des « abus » pourtant réprimés par la loi

La liberté d’expression doit s’exercer dans les limites prévues par la loi. La liberté d’expression est fondée sur l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Selon le considérant de principe du Conseil constitutionnel, cette « liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (décis. 28 mai 2010, n2010-3 QPC). Il résulte de la combinaison des deux que la liberté d’expression est d’autant mieux garantie que l’expression ne relève précisément pas d’un abus : ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel « il est loisible au législateur d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer ; qu’il lui est également loisible, à ce titre, d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » (décis. 8 janvier 2016, n2015-512 QPC). Plus spécifiquement, les exigences inhérentes à la liberté d’expression doivent se comprendre à l’aune de la définition générale de la liberté posée à l’article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». Sont par conséquent constitutifs d’un abus de liberté d’expression les propos qui nuisent à autrui et qui sont, à ce titre, incriminés par la loi.

La loi du 29 janvier 2001 autorise les abus de cette liberté. Les articles de la loi du 29 juillet 1881 relatifs à la diffamation ont pour finalité de déterminer les exigences inhérentes à l’exercice de la liberté d’expression, en vue de garantir le maintien de l’ordre public, les droits des tiers et les bornes « qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Ainsi, en contribuant à soumettre les propos visés en l’espèce à un régime dérogatoire au droit commun, exorbitant des incriminations prévues précisément pour garantir la liberté d’expression de tous, la loi du 29 janvier 2001 autorise des abus contraires à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.


C – L’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 prive le justiciable de son droit au recours effectif

Le droit au recours effectif s’oppose à ce qu’un justiciable soit privé d’accès au juge. Sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution », le Conseil constitutionnel a dégagé le « droit au recours » (décis.13 août 1993, no 93-325 DC) ou, plus précisément, « le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif » (décis. 16 février 2018, n2017-691 QPC). Ce principe fait obstacle à ce qu’une disposition législative empêche le justiciable, dans le cadre de l’action qu’il intente, de voir sa cause jugée par une juridiction.

L’interprétation de la loi du 29 janvier 2001 prive le justiciable de l’accès au juge constitutionnel. En affirmant de façon constante que la loi du 29 janvier 2001 est, par nature, dépourvue de portée normative, les juridictions suprêmes – plus précisément le Conseil d’État – procèdent à une interprétation qui aboutit au paradoxe suivant : les justiciables se voient appliquer, soit devant les juridictions, soit devant l’administration, les significations que les juges du fond ou les autorités administratives prêtent à la loi du 29 janviers 2001, laquelle emporte donc des effets juridiques et des effets pratiques, lors même qu’est refusée à ces justiciables la voie de la question prioritaire de constitutionnalité, au motif que cette loi serait dépourvue de portée normative, et lors même que le défaut de normativité des lois est un grief d’inconstitutionnalité qui implique, dans un état de droit, une censure. Cette interprétation de la loi du 29 janvier 2001 prive donc en tout état de cause les justiciables concernés de l’accès au juge, en violation du droit à un recours effectif.

D – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 revêt une portée normative ambiguë contraire au principe de normativité de la loi

Le Conseil constitutionnel censure systématiquement les lois dépourvues de portée normative. Sur le fondement de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose que « la loi doit être la même pour tous », ainsi que sur le fondement de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi, notamment l’article 34 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a dégagé le principe de normativité des lois. Ce principe implique, « sauf réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution » (décis. 29 juillet 2004, no 2004-500 DC), que la loi « a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative » (décis. 12 mai 2010, n2010-605 DC). Ce principe est un principe autonome et a donné lieu à plusieurs censures : ainsi de l’article 12 de la loi déférée dans le cadre de la décision Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 21 avril 2005 (décis. n2005-512 DC) ou, plus récemment, de l’article 9 de la loi déférée dans le cadre de la décision Loi relative à l’élection des représentants au Parlement européen du 21 juin 2018 (décis. n2018-766 DC). Au surplus, le Conseil constitutionnel contrôle le grief tiré du défaut de normativité de la loi dans le cadre des questions prioritaires qui lui sont soumises (décis. 20 octobre 2015, no 2015-495 QPC).

La loi du 29 janvier 2001 revêt une portée normative ambiguë particulièrement préjudiciable en matière pénale. Comme l’indiquait un article extrait des Cahiers du Conseil constitutionnel, « les droits ne sont pas garantis lorsque l’existence de telle ou telle obligation ou de telle ou telle interdiction est incertaine, lorsqu’il appartient au citoyen de déterminer ce qui, dans la loi, relève de la règle, ou seulement de l’orientation, de la déclaration d’intention ou de la croyance. […] Les droits sont menacés par la loi si le caractère normatif de celle-ci est sujet à caution et, plus encore, lorsque la portée normative et son intensité normative sont incertaines. Non seulement une loi qui édicte une règle incertaine est susceptible d’inégale application […] mais encore elle menace la liberté de l’individu en ne définissant pas de manière précise les bornes qui peuvent être assignées à sa liberté (« La normativité de la loi : uneexigence démocratique », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2007, n21). En l’espèce, il ne fait nul doute que la présence de la loi du 29 janvier 2001 dans l’ordonnancement juridique entraîne des effets normatifs incertains et attentatoires aux droits du plaignant en raison de l’inégale application qui est faite des lois pénales : il n’est d’autre voie de recours, pour clarifier l’application du corpus législatif actuel, que de transmettre la présente question prioritaire de constitutionnalité.




Par ces moyens et tous autres à produire, déduire ou suppléer, au besoin d’office, le plaignant conclut qu’il plaise à la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de Paris 

-          Prendre acte que la question prioritaire de constitutionnalité porte, d’une part, sur l’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 et, d’autre part, ensemble, sur les dispositions elles-mêmes de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 ;

-          Prendre acte que Maxime Gauin fait grief à cette interprétation et, ensemble, à l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 de

o   Violer le principe d’égalité devant la loi garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 ;

o   Violer la liberté d’expression garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et, tout particulièrement, les exigences relatives aux « abus » de cette liberté ;

o   Violer le droit à un recours effectif garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en tant que l’interprétation précitée rend inapplicable à tout litige, pour défaut de normativité, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 ;

o   Violer le principe de normativité des lois garanti par l’article 34 de la Constitution ;

-          Constater que les conditions de transmission sont remplies ;

-          Transmettre, dans les conditions prévues par l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, à la Cour de Cassation sans délai la question prioritaire de constitutionnalité soulevée afin que celle-ci procède à l’examen qui lui incombe en vue de sa transmission au Conseil constitutionnel pour qu’il relève l’inconstitutionnalité de la disposition contestée, prononce son abrogation et fasse procéder à la publication qui en résultera.


Fait à Paris, le 9 décembre 2019



Le 4 février 2021, cette question prioritaire de constitutionnalité a été plaidée. La 17e chambre correctionnelle a ensuite annoncée qu’elle rendrait sa décision sur la transmission le 22 mars. (MG)

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