mardi 25 décembre 2018

L’évolution d’Émile Wetterlé sur la question arménienne et les Turcs




Émile Wetterlé (1861-1931) était un prêtre et un homme politique français, figure de l’opposition à la domination allemande en Alsace-Moselle puis député de 1919 à 1924.

Émile Wetterlé, allocution du 9 avril 1916, reprise dans Hommage à l’Arménie, Paris, Ernest Leroux, 1919, pp. 37-38 :
« Aujourd’hui, les agents de l’Allemagne sont tout- puissants à Constantinople. Ils auraient dû, eux les représentants de la culture allemande, protéger la vie des Arméniens. Qu’ont-ils fait ? M. Painlevé le disait admirablement: à la barbarie turque, ils ont ajouté la méthode allemande. Et nous connaissons parfaitement bien, nous, Alsaciens-Lorrains, nous connaissons à fond pour l’avoir pratiquée, cette méthode systématique qui consiste à chercher à faire disparaître les peuples dont la civilisation est autrement ancienne que la “koultour” met les nations qui ont donné à l’humanité d’autres poètes et d’autres savants que l’Allemagne.
Je ne retiendrai pas plus longtemps votre attention, après les éloquents discours que vous venez d’entendre. Les deux éminents orateurs qui m’ont précédé ont moissonné tout le champ de l’Arménie et il ne me reste plus rien à glaner. Mais on m’avait prié d’apporter ici à l’Arménie le salut de l’Alsace-Lorraine; je le lui apporte de grand cœur. Tous mes compatriotes ont été aussi victimes — s’ils n’ont pas autant souffert que les Arméniens, ce n’est pas l’envie qui en manquait à l’Allemagne — de la barbarie allemande. »

« M. [Émile] Wetterlé. Quant à nos œuvres d’Orient [écoles, hôpitaux, etc.], jamais personne n’a dit qu’elles fussent en danger. Toutes ont été créées tandis que les Turcs étaient les maîtres absolus du pays, et qu’elles fussent établies en Cilicie ou en Anatolie. Pourquoi les Turcs en compromettraient-ils maintenant l’existence ?
Jusqu’à présent, les Turcs ont toujours témoigné beaucoup de bienveillance envers toutes les œuvres françaises. C’est pendant l’occupation [française de la région de Çukurova, ou « Cilicie » ; grecque en Anatolie occidentale ; britannique à Istanbul] que nos œuvres ont été en péril. »

Émile Wetterlé, En Syrie avec le général Gouraud, Paris, Flammarion, 1924 (récit d’un voyage de 1922) :
« Les Kémalistes ont l'intention de demander une indemnité de réparations s'élevant à un milliard de livres turques, soit 8 milliards de francs-papier environ. C'est là une somme modeste si on prend en considération les destructions systématiques auxquelles les Grecs se sont livrés en Asie-Mineure pendant leur retraite.
Voici, à titre d'exemple, comment ces dignes élèves des Allemands ont procédé. Le rapport que j'analyse a été rédigé par un témoin très respectable, le R. P. Ludovic [nom complet : Ludovic Marseille], supérieur de la maison Sainte-Croix, que le gouvernement de la République vient de nommer chevalier de la Légion d'honneur pour le récompenser des services éminents rendus à la cause française en Asie-Mineure.
Immédiatement après la grande guerre, le Père Ludovic était retourné à Eski-Cheir pour y rouvrir les deux écoles qu'il avait dû abandonner en 1915. 200 garçons et 150 filles en suivaient les cours. Le 19 juillet 1921, les autorités militaires turques faisaient venir le religieux, le priaient de constater, qu'en se retirant, leurs troupes respectaient toutes les propriétés privées et confiaient au Père l'administration de la ville à charge de la remettre au général grec Polimenka, ce qui fut fait.
Le 29 août [1922], on apprit que l'offensive turque venait de se déclencher et que les Grecs avaient été battus à Kara-Hissar. Immédiatement, les occupants d'Eski-Cheir donnaient l'ordre à la population chrétienne [Arméniens inclus, donc] de se replier vers la côte. L'exode dura trois jours. Les religieux firent de vains efforts pour retenir les chrétiens. Tout fut inutile. Le pillage commença. Les soldats grecs parcouraient la ville, défonçaient les devantures et emportaient tout ce qu'ils trouvaient.
Le 31 août, le feu prit dans trois immeubles du quartier de la gare. A midi, les soldats arrosèrent de pétrole des bûchers formés de tables et de caisses. Ce premier incendie fut cependant maîtrisé. Les religieux trouvèrent devant leur porte un amoncellement de chiffons imbibés de benzine. La veille deux soldats grecs avaient dit, pensant ne pas être compris : “Il faudra mettre le feu à la maison des Français.” Vers sept heures du soir, un religieux vit deux soldats grecs enfoncer la porte d'une maison turque. C'est là que l'incendie reprit. Dès huit heures et demie, le feu brûlait. Pendant toute la nuit, les religieux virent le sinistre s'étendre. Le Père Ludovic se rendit à l'état-major [grec]. II n'obtint que de vagues promesses. Rien ne fut entrepris pour combattre l'incendie, qui se propagea bientôt dans les quartiers les plus éloignés du premier foyer. Il était facile de se rendre compte que le feu avait été mis en plusieurs endroits à la fois.
Le 1er septembre, des soldats enfoncèrent la maison des Sœurs [françaises] et dirent à celles-ci de se sauver au plus vite. Religieux et religieuses furent embarqués dans un train qui mit 22 heures à parcourir les 25 kilomètres qui séparent Eski-Chéir de Kara-Keuï. Les officiers vénizélisles ne cachaient pas l'horreur que leur inspirait la conduite de leurs camarades constantiniens. Du train on pouvait voir flamber les dernières maisons de la ville.
Voilà ce que les Grecs ont fait partout. Pour le simple plaisir de satisfaire leur basse vengeance, ils ont tout détruit, aussi bien ce qui appartenait aux chrétiens de la région, que ce qui était propriété des Turcs. Ils ont transformé sauvagement en un désert un pays d’une grande richesse. Ces prétendus civilisés ont été plus barbares que les hordes de Tamerlan. Ajoutez à cela le vol organisé, et les massacres et le tableau sera complet» (pp. 83-86)

« Le général Gouraud et M. Lenail nous quittent pour aller passer quelques minutes dans un camp d’Arméniens, réfugiés à Lataquieh. 500 malheureux vivent là-bas des taudis sous la direction d’un évêque grégorien et d’un avocat. Jusqu’à 20 personnes grouillent dans chacune des misérables chambres en une abominable promiscuité. Le général Billotte leur a offert d’excellents terrains de culture et proposé de leur faire des avances pour la construction de demeures définitives. Ils ont obstinément refusé. Pourquoi ? Nul ne saurait le dire ; car ces Arméniens ne peuvent pas entretenir l’espoir de rentrer en Cilicie. Qu’attendent-ils, dès lors, pour se créer un domicile fixe dans une région pacifiée où la population leur témoigne une vive sympathie ?
Curieuse mentalité que celle de ce peuple, qui a beaucoup souffert, mais dont la méfiance  systématique semble toujours prévoir et, en quelque sorte, appeler de nouvelles catastrophes ! Lorsque, après la signature de l’accord d’Angora, les Français engagèrent les Arméniens de Cilicie à rester chez eux, les assurant qu’il ne serait porté aucune atteinte à leurs personnes et à leurs biens, la propagande antiturque des missionnaires anglo-américains affola les infortunés chrétiens qui, en masse, se replièrent sur les ports de la Méditerranée. Or qu’arriva -t-il ? Les Anglais refusèrent de recevoir les réfugiés à Chypre et en Égypte, et ce fut de nouveau la France qui, après les avoir recueillis en Syrie, dépensa 40 millions pour les sauver de la misère et de la famine.
Les Arméniens de Lataquieh ont organisé une loterie. Ils offrent des billets à leurs visiteurs. Toujours généreux, le général Gouraud [haut-commissaire en Syrie et au Liban] en prend 500 ; mais combien il est excédé par la mendicité de ces gens qui pourraient, avec un peu de bonne volonté, se suffire à eux-mêmes. » (pp. 189-191)

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