« Les combats à Kokand commencent en février 1918 et opposent les
forces armées du soviet de Tachkent aux forces musulmanes composées, entre
autres, de deux mille hommes mais sans véritable expérience de combat. À la
suite des bombardements, des incendies et des pillages, ces forces sont
rapidement mises en déroute par les gardes rouges qui ont recruté des
militaires stationnés au Turkestan ou démobilisés du front, des prisonniers de
guerre allemands et austro-hongrois, ainsi
que des milices arméniennes Dashnak [c’est-à-dire
de la Fédération révolutionnaire arménienne] composées de rescapés du
génocide [affirmation doublement
incorrecte : les massacres d’Arméniens ottomans en 1915-1916 ne
relèvent pas de la catégorie juridique du génocide,
même en laissant de côté de la non-rétroactivité des lois ; et les
volontaires arméniens en question étaient soit des Arméniens russes, soit des Arméniens
ottomans ayant franchi la frontière en
1914 pour s’engager dans l’armée tsariste. Mme Drieu croit d’ailleurs
si peu à cette affirmation qu’elle l’a retirée dans la version
anglaise de son article.]. Un
tiers de la ville a été détruit et il y a eu dix mille victimes. Le 5
février (18 février), le gouvernement autonome de Kokand est renversé. »
Marco Buttino, « Ethnicité et politique dans la guerre civile. À propos du basmačestvo au Fergana », Cahiers du monde russe, vol. 38, n° 1-2, janvier-juin 1997, p. 207 :
« Les premiers affrontements auxquels participèrent les Arméniens se produisirent à Kokand. Les Arméniens y étaient en minorité mais ils jouaient un rôle important dans le commerce urbain. On était à la fin du mois de janvier 1918 et, en ville, la montée des tensions et des provocations armées tendait à signifier que la cohabitation entre le gouvernement autonome musulman et le soviet révolutionnaire russe de la ville touchait à son terme. Les forces du soviet étaient concentrées dans l'Urda, l'ancienne résidence du khan, transformée maintenant en forteresse — elle contenait une petite garnison militaire, un dépôt de munitions et une église orthodoxe (construite sur l'emplacement de l'ancienne salle du trône). Étant donné l'imminence des combats, le soviet fit distribuer des armes à utiliser contre les musulmans : de nombreux Russes et presque tous les Arméniens aptes à combattre s'enrôlèrent dans les détachements des Gardes rouges. D'autres troupes arrivèrent avec des armes lourdes pour venir en aide à Skobelev, Andi/an et Perovsk. Peu de temps après, depuis la forteresse, les canons commencèrent à bombarder les quartiers musulmans de la ville. Une semaine plus tard, alors que la vieille ville était déjà partiellement détruite et que des négociations avaient commencé pour obtenir la reddition du gouvernement autonome, d'autres troupes arrivèrent, équipées elles aussi d'armes lourdes. Il s'agissait de détachements de Gardes rouges qui avaient déjà combattu contre les Cosaques à Orenburg et à Samarkand, et qui avaient pour chef le commissaire militaire du gouvernement de Taškent. Les bombardements recommencèrent, puis les Russes et les Arméniens armés se livrèrent à la violence et au pillage de chaque maison.
“Tous les marchands d'épiecs, de vin, les coiffeurs, les bouchers et les autres commerçants arméniens se métamorphosèrent en 'révolutionnaires' forcenés et, s'alliant au détachement militaire, mirent la ville à sac.”
Ils tuèrent tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin et ils pillèrent les magasins et les maisons. Les quartiers musulmans furent incendiés et un énorme butin fut amassé à la gare pour être emporté comme trophée de guerre. »
Stéphane A. Dudoignon, « Islam et nationalisme en
Asie centrale au début de la période soviétique (1924-1937). L’exemple de l’Ouzbékistan,
à travers quelques sources littéraires », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002 :
« Dans l’un de ces récits de voyage, intitulé tout simplement “Parmi
les ruines” et publié de mars à juin 1924 dans la très officielle revue Farghâna [ce qui signifie que, durant la
période de relative liberté d’expression sur certains sujets en URSS, de 1922 à
1928, le mécontentement était tel que la critique tolérée apparaissait comme
une soupape de sécurité : c’est d’ailleurs cohérent avec le fait que les
insurgés d’Asie centrale continuent de combattre l’Armée rouge dans des
batailles rangées jusqu’en 1926, puis dans des opérations de guérilla jusqu’en
1934 au moins], Čulpân s’étonne de la continuité d’un système de
ségrégation ethnique à l’aube d’une nouvelle ère pourtant censée abolir les
excès de la précédente. Le prétexte de cette dénonciation lui est donné par une
étude sur l’histoire de quelques lieux de villégiature de Crimée, du Caucase et
du Turkestan. L’auteur s’attarde notamment sur la ville de Djalalabad, une
station thermale du Ferghana oriental, dont l’accès était réservé sous l’ancien
régime à la bourgeoisie russe de Tachkent. La construction de cette
station, pendant les dernières décennies de la période impériale, avait
occasionné la migration forcée des populations kirghizes et ouzbèques locales.
Ces dernières, brutalement privées de leurs terres, s’étaient empressées de
rejoindre dès l’été 1916 les bandes armées de “saisonniers” en révolte [contre le régime tsariste], puis celles
des “basmatchis” opposés à l’Armée Rouge.
Le discours historique de Čulpân sur les origines sociales de la résistance
“bas-matchie” est intéressant dans la mesure où il révèle au nombreux lectorat
de la presse soviétique turkestanaise le caractère éminemment “ethnique” des
conflits territoriaux et économiques de l’Asie centrale coloniale, à une date
où le “basmatchisme” est loin d’avoir disparu du Ferghana. Čulpân accuse le
trait en rappelant les massacres des
populations musulmanes du Ferghana, pendant les quatre premières années du
pouvoir soviétique, par les bandes defedayins arméniens du parti Dachnak (millî
dasnâq), utilisées par l’état-major turkestanais de l’Armée Rouge pour venir à
bout des “basmatchis”, tout en vengeant dans le sang de populations tûrkes les
victimes du génocide
caucasien.
C’est une véritable
“dictature arménienne” (arman dîktâtûrâsî) enveloppée du drapeau rouge dont
Čulpân dénonce l’instauration au Ferghana par le pouvoir soviétique, pour un
nettoyage social et ethnique conduit avec une extrême violence, au prétexte de
la lutte contre la résistance armée (41). Cette mise au jour des facteurs économiques et sociaux de la “révolte
des saisonniers” et de la résistance “basmatchie” replace ces mouvements dans
le prolongement logique des grands soulèvements turkestanais de la période
coloniale.
[…]
Dès le lendemain de la féroce répression de l’Autonomie turkestanaise en
février 1918, le pouvoir soviétique est perçu par les auteurs de la dernière
génération ðadîd comme un
continuateur de l’œuvre d’expropriation territoriale, de ruine économique et de
régression culturelle des communautés musulmanes autochtones. Les soviets
apparaissent en cela comme un simple avatar de l’administration russe de la
période coloniale, défendant les intérêts des colons européens et chrétiens
contre la population « locale » musulmane — alors que l’administration
impériale avait au moins le mérite de permettre l’initiative autochtone en
matière d’organisation communautaire, symbolisée notamment par le rôle du
mécénat privé dans le renouveau des maktab-s et des madrasa-s au tournant du XXe
siècle. »
____________
(41) Pour de rares statistiques sur l’implication de combattants arméniens
du Caucase dans la répression de la résistance ferghanaise, à partir du
printemps 1918 — un sujet tabou de l’historiographie ouzbèque soviétique et
post-soviétique, voir notamment Samagdiev, 1961 : 79-112. »
Yu. A. Lysenko, « National
Units of the Red Army in the Steppe Region and Turkestan During the Civil War »,
Vestnik of Saint Petersburg University.
History, LXIII-4, 2018, p. 1125 :
« Troisièmement, les raisons de la défiance de la population indigène
du Kraï des steppes et du Turkestan envers le gouvernement soviétique et les
bolcheviks, sa participation passive à la mobilisation dans l’Armée rouge
pourraient s’expliquer par ce qui est appelé la “question arménienne”. Avec des
forces limitées au début de 1918, les bolcheviks ont attiré des membres de la
branche régionale du parti arménien Dachnaktsutyun pour vaincre l’autonomie de
Kokand, les ayant armés et ayant créé des unités de combat de l’Armée rouge. La défaite écrasante de l’autonomie [turcique] s’est accompagnée de
massacres de la population musulmane indigène, d’atrocités, de vols et de
violences commises par les Arméniens. La coopération militaire entre les
bolcheviks et le “Dashnaktsutyun” a continué jusqu’au printemps 1919. De 1918 jusqu’au milieu de 1919, la
dictature révolutionnaire et les soviets d’Andijan étaient en fait contrôlés
par les Dachnaks. Sous prétexte de combattre les basmachi, ils ont mené des
raids sur les villages de la population musulmane et les villes de la région à
des fins de réquisition ou de pillage. »
Joseph Castagné, Les
Basmatchis. Le mouvement national des indigènes d’Asie centrale, de la
révolution d’octobre 1917 jusqu’en octobre 1924, Paris, Ernest Leroux,
1925, p. 19 :
« L’incendie de Kokand (30 janvier au 6 février 1918) n’était pas
encore éteint que les troupes bolchevistes [unités
arméniennes incluses] étaient lancées sur la Boukharie [émirat d’Asie centrale, indépendant de fait en 1918-1920, aussi appelé
Boukhara]. Sous aucun prétexte, sinon la soif du pillage, et sans
déclaration de guerre préalable, le 10 mars 1918 l’armée rouge entre en
Boukharie s’empare de Ziaeddine, le 12 elle occupe Kermineh qu’elle pille.
Terrifiés, les habitants s’enfuient vers Boukhara. »
Lire aussi, sur la Fédération révolutionnaire arménienne à la même époque :
L’assassinat
du maire de Van Bedros Kapamaciyan par la Fédération révolutionnaire arménienne
(1912)
1914-1915
: la mobilisation du nationalisme arménien au service de l’expansionnisme russe
Les
massacres d’Azéris par les dachnaks et les divisions entre Arméniens à ce sujet
(1918-1920)
Les
massacres de Juifs par les dachnaks en Azerbaïdjan (1918-1919)
Sur l’utilisation du nationalisme arménien par l’URSS :
L’alliance
soviéto-nazie (1939-1941) et les projets staliniens contre la Turquie
L’agitation
irrédentiste dans l’Arménie soviétique à l’époque de l’alliance entre Staline
et Hitler
La
popularité du stalinisme dans la diaspora arménienne
De
l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian
L’arménophilie
stalinienne de Léon Moussinac
L’Union
générale arménienne de bienfaisance et le scandale des piastres
Le
stalinisme en France et le mythe Manouchian
Sur son héritage contemporain :
Le
consensus poutiniste chez les nationalistes arméniens
L’hostilité
intangible des nationalistes arméniens à l’égard de l’Ukraine
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