mardi 11 août 2020

La popularité du stalinisme dans la diaspora arménienne

 

Un peu de contexte, pour commencer. Mise à part l’utilisation, par Moscou, de la Fédération révolutionnaire arménienne contre les indépendantistes turciques d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale, en 1918-1919, le rapprochement du gouvernement soviétique avec des nationalistes arméniens commence en 1923, pendant la conférence de Lausanne, et se confirme après la signature du traité (qui ne satisfait que médiocrement les Bolcheviques, puisqu’ils n’en sont pas signataires).

Toutefois, à l’exception de la crise en 1928-1929, due au contexte beaucoup plus général de la croyance stalinienne dans un effondrement prochain des pays capitalistes, ce n’est qu’à partir de 1936 que les relations turco-soviétiques commencent à se détériorer sérieusement, à cause de la convention de Montreux, qui permet à la Turquie de placer tous les soldats qu’elle veut sur les Détroits, du rapprochement d’Ankara avec Londres, la même année (hostilité commune à l’expansionnisme mussolinien)[1], du choix fait par Staline, en 1937 au plus tard, de s’allier avec Hitler contre les démocraties[2], de l’alliance hitléro-stalinienne, signée en août et septembre 1939, et en sens inverse, de l’alliance franco-anglo-turque, conclue en octobre de la même année, après l’annexion du Hatay par la Turquie[3].

D’où une triple action des nationalistes arméniens envers au moins une partie de l’extrême droite française (en invoquant l’hostilité à l’annexion du Hatay par la Turquie et les liens de tel ou tel avec les fascistes géorgiens, eux-mêmes liés à la Fédération révolutionnaire arménienne dans l’Union arméno-géorgienne), envers les puissances de l’Axe (l’Italie fasciste étant déjà courtisée par la FRA depuis 1922 et le Troisième Reich comptant des arménophiles militants, comme Johann von Leers) ainsi qu’envers l’URSS, les possibles tensions entre ces deux dernières options étant largement résolues par la conclusion de l’alliance totalitaire entre Moscou et Berlin, à l’été 1939.

Dès 1943-1944, les dirigeants de la FRA aux États-Unis se disent que le soutien massif à l’Axe pourrait se payer très cher, cependant que ceux du Ramkavar et plus encore du Hintchak (très favorables au stalinisme depuis les années 1920) pensent que l’heure va venir, qu’ils ont bien eu raison de favoriser les relations avec Moscou (contrairement à la FRA, restée fidèle aux régimes fascistes après l’invasion de l’URSS, en juin 1941), d’où l’enthousiasme extatique pour les revendications staliniennes sur Kars et Ardahan (en attendant mieux) et pour le régime stalinien lui-même. La branche américaine de la FRA (mais non la branche française) se détache de ce consensus en 1946, pressentant l’échec de Staline face à une Turquie soutenue par les Anglo-Saxons : elle est la seule. L’échec est consommé en 1947-1948.

 

Télégramme de René Massigli, ambassadeur de France à Ankara, au ministère des Affaires étrangères, 20 octobre 1939, Centre des archives diplomatiques de Nantes, 36PO/1/111 :

« Je ne saurais trop attirer l’attention sur la nécessité de surveiller les agissements des milieux arméniens, soit au Levant, soit ailleurs.

Il importe, en effet, de ne pas perdre de vue que les Arméniens ont toujours été, contre la Turquie, les instruments de la politique russe : dans la mesure même où l’impérialisme russe renaît et où la Turquie se rapproche de nous, nous devons compter avec l’exploitation, par les agents soviétiques, de la haine tenace des Arméniens pour leurs anciens persécuteurs. Je suis déjà informé que le gouvernement soviétique utilise à Istanbul, contre le gouvernement turc, des agents arméniens. Il n’est pas exclu que, chez d’autres réfugiés, les sentiments d’hostilité envers la Turquie l’emportent sur la reconnaissance qu’ils devraient avoir à l’égard de la France, et ne les entraîne à se faire, contre nous, les agents de Berlin et de Moscou. »

 

Télégramme du ministère des Affaires étrangères à l’ambassade de France à Ankara et au haut-commissariat à Beyrouth, 27 octobre 1939, même carton :

« Il importe, en effet, que la surveillance à laquelle sont soumis les milieux arméniens ne risque, à aucun moment, de se trouver en défaut. Les clans qui ont gardé des liens avec la République d’Erivan doivent avoir le sentiment que nous ne tolérerons, de leur part, aucune intrigue antiturque. Veuillez, à cette fin, prescrire des mesures énergiques, tant à Kessab, à Alep et à Beyrouth que dans les colonies [au sens de : communautés] qui sont égrenées le long de la frontière [avec la Turquie].

La sollicitude dont nous n’avons cessé de faire preuve envers cette population et, entre autres, les sacrifices que nous nous imposons actuellement pour le recensement des émigrés du Sandjak nous fondent à attendre que tous ceux des Arméniens qui ont accepté notre hospitalité une attitude qui s’harmonise avec les lignes générales de notre politique. »

 



Éditorial d’Hairenik Weekly, 19 mai 1944, cité dans [Arthur Derounian], « John T. Flynn and the Dashnags », The Propaganda Battlefront, 31 mai 1944 :

« La Fédération [révolutionnaire arménienne] elle aussi, comme eux [les Arméniens communistes et philocommunistes] admet que l’Arménie soviétique est le mandataire légitime, en politique, de la cause arménienne. »

 

Gaïdz Minassian, Géopolitique de l’Arménie, Paris, Ellipses, 2005, p. 22 :

« Un vent d'union sacrée souffle sur le monde arménien. Outre la victoire sur le nazisme, Arméniens, communistes et dachnaks, reprennent à leur compte la demande de Moscou qui veut faire payer à la Turquie sa neutralité pendant le conflit. Les anciens frères ennemis se retrouvent au sein du Comité de défense de l'Arménie turque créé en 1946 à Paris. Le général [Drastamat] Dro [Kanayan, principal dirigeant de la FRA et officier de la Wehrmacht de 1941 à 1945], relâché après quelques mois de détention dans les prisons alliées, envoie un télégramme de soutien à Staline pour son initiative en faveur des territoires arméniens de Turquie. Une délégation arménienne, conduite par le dernier Premier ministre de la République d'Arménie, Simon Vratsian [partisan de l’alliance de la FRA avec l’URSS depuis 1923, de préférence à l’Italie fasciste et à l’Allemagne nazie, marginalisé au sein du parti pour cette raison, entre le milieu des années 1920 et 1943], se rend à la conférence de San Francisco en 1945 et rencontre les diplomates soviétiques auxquels elle apporte son soutien au rattachement des deux provinces à l'Arménie soviétique. »

 

Claire Mouradian, « L’immigration des Arméniens de la diaspora vers la RSS d’Arménie, 1946-1962 », Cahiers du monde russe et soviétique, XX-1, janvier-mars 1979, pp. 80-81 :

« À l'unanimité le Congrès élit [en 1945] le locum tenens qui devient le catholicos [chef de l’Église grégorienne : les Arméniens schismatiques] Kévork VI, discute de divers problèmes ecclésiastiques. Mais surtout, au nom de tous les Arméniens, dont il est en quelque sorte l’organe représentatif, il adresse un certain nombre de messages écrits ou oraux à Staline, posant officiellement devant le “Guide suprême”, à la fois :

— le problème du retour des “Arméniens de l'étranger, exilés sous la contrainte”, dans leur patrie, l'Arménie soviétique ;

— le problème des revendications des territoires de l'Arménie turque [expression nationaliste arménienne pour désigner l’Anatolie orientale, où les Arméniens sont minoritaires depuis au moins le XVIe siècle], au nom du droit des peuples et au nom de la justice, en “réparation de la terrible injustice subie pendant la Première Guerre mondiale”.

La lettre suivante, envoyée après la clôture du Congrès, mais signée de tous les participants, y compris le nouveau catholicos, reprend tous ces thèmes :

“Grand Staline, en ces jours glorieux de la victoire de l'héroïque Armée Rouge et des armées alliées, un million et demi d'Arméniens ont leurs yeux tournés, pleins de nostalgie, vers la glorieuse Arménie soviétique, et attendent impatiemment le jour béni où les terres arméniennes, encore sous le joug étranger, seront réunies à la chère République d'Arménie soviétique.

En nous ayant envoyés des quatre coins du monde en RSSA, nos communautés nous ont délégué le pouvoir de vous solliciter pour le règlement du problème des territoires arméniens et pour le retour des Arméniens dans leur patrie.

Le peuple arménien attend et espère qu'au nom de la victoire et du droit des peuples, les Nations Unies soutiendront sa revendication légitime de restitution des terres de l'Arménie turque à l'Arménie soviétique.

Le peuple arménien est fermement convaincu que le grand peuple russe l'aidera à réaliser ses aspirations patriotiques et humaines de recouvrement de son patrimoine national.

Grand Staline, tu as réalisé, avec la fermeté de l'acier, la réunion des peuples ukrainien, biélorusse, moldave et balte, tu as même délivré du joug étranger les Polonais, les Tchèques, les Autrichiens, les Bulgares et les Yougoslaves, en gagnant le cœur de toute l'humanité et le titre de ‘Sauveur des Peuples’.

Grand Staline, en nous associant à la déclaration du Conseil national des Arméniens des États-Unis, adressée aux délégués de la Conférence de San Francisco et à la presse, au nom d'un million et demi d'Arméniens infortunés et apatrides, nous en appelons à toi, pour réaliser de même la réunion nationale du peuple arménien, en réunifiant les terres de l'Arménie turque et de l'Arménie soviétique, et en organisant le retour des Arméniens dans leur mère-patrie…” »

 

Vazkène Aykouni (directeur de la revue Haï Kir, éditée à Beyrouth), Arméniens, peuple tragique, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1945, p. 87 :

« La journée de travail est fixée [en Arménie soviétique] à sept heures. Les articles 119 et 120 accordent à tous les travailleurs des congés annuels payés, des soins médicaux gratuits et leur octroient des assurances sociales contre les accidents de travail, la vieillesse ou les incapacités physiques.

La propriété et l'héritage sont garantis par l’article 10, l’inviolabilité du domicile et le secret des correspondances sont reconnus par l’article 128 [sic !].

Tous les citoyens jouissent de la liberté de conscience en vertu de l'article 124 qui sépare l’Église de l’État et l’École de l’Eglise.

L’instruction primaire est obligatoire et gratuite pour tous les citoyens des deux sexes (art. 121), qui, d’ailleurs, sont parfaitement égaux sur le niveau social, devant la Loi, dans les élections, dans l'instruction enfin dans tous les domaines (art. 122).

La liberté de la parole, de la presse, des rassemblements et des associations, ainsi que celle des manifestations est accordée travailleurs (art. 126).

Le service militaire dans l’Armée Rouge est un “devoir honorable” pour tous les citoyens (art. 132).

L'Arménie est libre, comme toutes les autres républiques fédératives, de se retirer, quand il lui plaira, de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, suivant les dispositions de l'article 17, mais le régime actuel lui a prodigué tant de bienfaits et de faveurs qu’elle ne pensera pas un instant à se soustraire de la Grande Famille Soviétique à laquelle elle est indéfectiblement attachée et sincèrement dévouée. »

 

Prisonniers du goulag


Union nationale arménienne de France (communiste) et Comité de défense de la cause de l’Arménie turque (présidé par le dirigeant Ramkavar Archag Tchobanian), La Cause nationale arménienne, Paris, 1945, pp. 7-8 :

« Aujourd'hui, les Arméniens n’ont comme Etat national que l'Arménie Soviétique, où, sur un territoire extrêmement exigu de 29 500 kms carrés, vit une population de 1 400 000 habitants, dont 1 200 000 sont des Arméniens. Sous la protection de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, dont elle fait partie, cette République est maintenant la principale garantie du maintien et du développement de la nation et de la culture arméniennes. »

 

Charles Aznakian Vertanes, Armenia Reborn, New York, The Armenian National Council of America (émanation du Ramkavar), 1947, p. 39 :

« Si l’on veut savoir quels progrès la politique soviétique a apportés, qu’il se contente de regarder l’Arménie soviétique et de considérer ses magnifiques réalisations au cours des vingt-cinq dernières années.

Il y a eu plus de progrès accumulés dans ces quelques années, inimaginablement plus, que dans tous les mille ans précédents de l'histoire arménienne.

Avec les nouvelles libertés et les nouvelles sécurités [sic !], la politique de relations amicales avec les peuples voisins, les enthousiasmes qui sont allumés par la conscience d’appartenir à une ère révolutionnaire de reconstruction, les opportunités illimitées de fructueuses et travail créatif, le peuple arménien a connu, pour la première depuis la christianisation de sa terre, le plus puissant mouvement de résurgence dans tous les domaines de l’activité humaine — économique, social, politique, culturel, moral et dernièrement religieux. »


M. Henri Bonnet, ambassadeur de France aux États-Unis, à Son Excellence M. Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, 30 avril 1946, Centre des archives diplomatiques de Nantes, 36PO/1/111 :

« L’Armenian National Committee [affilié à la Fédération révolutionnaire arménienne] est fort opposé à la campagne pro-russe qui a été organisée depuis quelques mois par l’Armenian National Council of America [l’union sacrée n’a donc pas survécu à l’année 1945]. Il est indéniable cependant que c’est ce dernier groupement qui a le plus de prestige parmi les Arméniens d’Amérique. On m’a indiqué toutefois [au Département d’État] que, sur 200 000 citoyens américains d’origine arménienne, un tiers seulement a conservé de l’intérêt pour le pays natal et se montre disposé à financer des organisations telles que l’Armenian National Council of America. »

 

La question de la représentativité trouve l’essentiel de sa réponse dans la citation d’Henri Bonnet ci-dessus. La question de l’idéologie appelle quelques explications. La simple logique « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ne suffit pas. S’allier à Staline, a fortiori en 1939 et en 1945, n’est pas anodin. Cela prouve un attachement des nationalistes arméniens, non pas à leur peuple, mais à une vision abstraite du pays, sans aucun rapport avec les réalités démographiques, et qui implique le recours à la violence paroxystique pour imposer un changement radical de ces réalités. Cela prouve aussi une adhésion idéologique, partielle dans le cas du Ramkavar et de la FRA, quasi-totale dans le cas du Hintchak, au stalinisme. En effet, l’Arménie, pas plus qu’aucune autre république soviétique (ou la Mongolie soviétisée) n’échappe aux grandes purges de 1936-1938 (750 000 personnes exécutées pendant la période la plus sanglante, qui va d’août 1937 à novembre 1938, sans compter ceux qui meurent à petit feu pendant leur séjour au goulag).

Ces tueries et déportations, qui se prolongent encore avec (notamment) l’exécution, en 1943, de Zabel Essayan (nationaliste arménienne ralliée à Staline, mais jugée suspecte sans que des raisons précises puissent être invoquées), doivent être mises en regard avec l’absence de massacres, de persécution ou de discrimination dans la Turquie kémaliste, où Berç Keresteciyan Türker siège à l’Assemblée nationale à partir de 1935, Agop Martayan Dilaçar à la Société de la langue turque, et où même un nationaliste plus ou moins raciste comme Cevat Rıfat Atilhan (opposant au gouvernement kémaliste, jugé trop libéral politiquement et trop anticlérical) doit son aisance financière à l’excellence de ses relations avec des négociants arméniens de Turquie comme de la diaspora.

Pour finir, un exemple de ce que signifie approuver le stalinisme :


 

Lire aussi, sur le stalinisme et la question arménienne :

La vision communiste du conflit turco-arménien (avant le tournant turcophobe imposé par Staline)

De l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian

L’arménophilie stalinienne de Léon Moussinac

L’engagement (non regretté) d’Henri Leclerc (avocat de terroristes arméniens) au PCF stalinien

L'élimination de Lev Karakhan (Karakhanian) par Staline et le refroidissement des relations turco-soviétiques

Pacte de non-agression germano-soviétique : l'instrumentalisation du nationalisme arménien par Moscou

Agitation irrédentiste en Arménie stalinienne au moment du pacte germano-soviétique

Les "opérations nationales" de "nettoyage" des frontières soviétiques (1935-1937)

 

Et sur d’autres dictatures de l’époque :

La popularité du fascisme italien et du nazisme dans la diaspora arménienne et en Arménie même

La précocité du rapprochement entre la Fédération révolutionnaire arménienne et l’Italie fasciste (1922-1928)

L’arménophilie de Lauro Mainardi

L’arménophilie d’Alfred Rosenberg

L’arménophilie de Johann von Leers

L’arménophilie vichyste d’André Faillet — en osmose avec l’arménophilie mussolinienne et collaborationniste

 


[1] Yuluğ Tekin Kurat, « Anglo-Turkish Relations during Kemal Atatürk’s Presidency of the Turkish Republic », The Journal of Ottoman Studies, IV, 1984, pp. 128-131.

[2] Alexandre Barmine, Vingt ans au service de l’URSS, Paris, Albin Michel, 1939, pp. 28-37, 133, 240 et passim (ouvrage terminé en juin 1938, paru en anglais à Londres à l’automne de la même année, puis en français en janvier 1939 : il est donc antérieur, non seulement aux pactes d’août et septembre 1939 mais aussi au discours de Staline annonçant publiquement son intention de s’entendre avec Hitler, le 10 mars 1939) ; Jean-François Delassus, Hitler-Staline, laisons dangereuses, 2e partie, Pacte avec le diable, France 3, 1996 ; Charles Jacquier, « La gauche française, Boris Souvarine et les procès de Moscou », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XLV-2, avril-juin 1998, p. 465 ; Walter Krivitsky, Agent de Staline, Paris, Coopération, 1940 (ouvrage initialement paru en feuilleton, aux États-Unis, au printemps 1939).

[3] René Massigli, La Turquie devant la guerre. Mission à Ankara, 1939-1940, Paris, Fayard, 1964.

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