dimanche 16 août 2020

L’alliance soviéto-nazie (1939-1941) et les projets staliniens contre la Turquie

Signature du premier pacte germano-soviétique (23 août 1939) 

 

Stanford Jay Shaw et Ezel Kural Shaw, History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, tome II, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1978, p. 397 :

« La Turquie tenta [au lendemain du premier pacte germano-soviétique, signé le 23 août 1939] de s’assurer une garantie russe pour son intégrité territoriale, afin que ses accords signés précédemment avec la Grande-Bretagne [12 mai 1939] et la France [23 juin 1939] pussent devenir des alliances explicites. Mais l’Allemagne, faisant face à un encerclement au sud à la suite des accords signés par la Grande-Bretagne et la France avec la Roumanie et la Grèce (avril 1939) s’employa à l’empêcher et aussi à s’assurer l’amitié, ou du moins la neutralité de la Turquie, afin que la Grande-Bretagne ne pût pas envoyer d’aide à la Roumanie en passant par le territoire turc. La Russie soutint la politique allemande et continua de menacer la Turquie, afin de tenir les Alliés hors des Balkans. Elle demanda l’accord de la Turquie pour fermer les Détroits aux navires de guerre étrangers et de les garder avec troupes russes, après signature d’un pacte d’assistance mutuelle (2 octobre 1939). Les Turcs ne pouvaient accepter cette proposition, ne serait-ce que parce que, appliquée, elle aurait violé la convention de Montreux et pouvait mener à une guerre avec les Alliés.

Le 19 octobre 1939, la Turquie signa un accord d’assistance mutuelle avec la Grande-Bretagne et la France. »

 

Karl Schnurre (négociateur en chef avec les Soviétiques), Mémorandum du 26 février 1940 sur l’accord commercial germano-soviétique signé le 11, reproduit dans Raymond James Sontag et James Stuard Beddie (éd.), Nazi-Soviet Relations, 1939-1941. Documents from the German Foreign Office, Washington, State Department, 1948, p. 134 :

« Malgré toutes ces difficultés, au cours des longues négociations [de septembre 1939 à février 1940], le désir du gouvernement soviétique d’aider l’Allemagne et de consolider solidement l'entente politique en matière économique aussi devint de plus en plus évident.

L'Accord signifie pour nous une porte grande ouverte vers l'Est. Les achats de matières premières à l’Union soviétique et aux pays limitrophes de l’URSS peuvent encore être considérablement augmentés. Mais il est essentiel de respecter les engagements allemands dans la mesure requise.

Compte tenu du volume important, cela nécessitera un effort particulier. Si nous réussissons à étendre et à développer les exportations vers l'Est dans le volume requis, les effets du blocus anglais seront affaiblis de manière décisive par l’arrivée de matières premières [exportées ou réexportées par l’URSS vers l’Allemagne]. »


Ivan Maïski, Journal 1932-1943. Les révélations inédites de l’ambassadeur russe à Londres, Paris, Perrin, 2019, pp. 555-556 :

« 7 juillet [1940]

[…] J’appris les détails suivants sur la conversation de [l’ambassadeur britannique à Moscou Richard Stafford] Cripps avec S [Staline] en présence de M [Molotov], le 1er juillet.

Cripps a abordé quatre questions au nom du gouvernement britannique.

1) Politique générale. L’Allemagne s’est emparée de la plus grande partie de l’Europe et est sur le point d’y établir sa suprématie. Elle avale les nations les unes après les autres. C’est dangereux à la fois pour l’Angleterre et pour l’Union soviétique. Les deux pays ne pourraient-ils pas établir une ligne commune de défense pour rétablir un équilibre en Europe ?

Réponse de Staline : l’Union soviétique suit l’évolution de la situation avec le plus grand intérêt, car là se posent les questions centrales en matière de politique internationale, qui devront être résolues en Europe dans un futur proche, du fait des hostilités. Mais le gouvernement soviétique ne voit aucun danger dans l’hégémonie d’un seul État en Europe, et encore moins dans l’ambition de l’Allemagne d’absorber d’autres nations. […] Ces relations cordiales ne sont pas fondées sur des considérations provisoires et opportunistes, mais sur les intérêts nationaux vitaux des deux États. S’agissant du rétablissement de “l’équilibre” en Europe, cet “équilibre” n’étouffait pas seulement l’Allemagne, mais aussi l’URSS. C’est pourquoi le gouvernement soviétique fera tout ce qu’il peut pour que l’ancien “équilibre” ne soit pas restauré. […]

L’Union soviétique est opposée à ce que la Turquie prenne le contrôle unilatéral des Détroits, tout comme elle est opposée à ce que la Turquie dicte ses conditions en Mer Noire. Le gouvernement turc a été informé de la position de l’URSS. »


André Rossi, Physiologie du Parti communiste français, Paris, Self, 1948, pp. 107-109 :

« Le discours prononcé par M. Molotov [ministre soviétique des Affaires étrangères] devant le Soviet suprême de l’U.R.S.S., le 1er août 1940, est en partie consacré aux nouvelles annexions, dont il fournit l’explication officielle, celle qui est adoptée par les communistes de tous les pays. Mais ce discours est important surtout par ses affirmations au sujet des rapports germano-soviétiques :

“Nos relations avec l’Allemagne, après le tournant qui s’est opéré il y a près d’un an, continuent à se maintenir entièrement comme prévu par l’accord germano-soviétique. Cet accord, que le gouvernement soviétique a observé strictement, a écarté la possibilité de friction dans les relations germano-soviétiques lors de l’application des mesures le long de notre frontière occidentale. En même temps, il assure à l’Allemagne une certitude de calme à l’Est. Le cours des événements en Europe, non seulement n’a pas affaibli l’accord, mais, au contraire, a souligné l’importance de son existence et de son développement ultérieur. Ces derniers temps, la presse étrangère, et surtout la presse anglaise et anglophile, a souvent spéculé sur la possibilité de divergences entre l’Union soviétique et l’Allemagne, cherchant à nous effrayer par la perspective d’un renforcement de la puissance de l’Allemagne. Ces tentatives ont été plus d’une fois dénoncées et rejetées, aussi bien par nous que par l’Allemagne. Nous pouvons seulement confirmer qu’à notre avis, à la base des relations amicales et de bon voisinage qui se sont établies entre l’U.R.S.S. et l’Allemagne, se trouvent non seulement des éléments fortuits de conjoncture, mais des intérêts d’État fondamentaux de l’Union soviétique comme de l’Allemagne.”

M. Molotov se félicite ensuite de la “complète compréhension réciproque” qui a pu s’établir entre l’U.R.S.S. et l’Italie, et réserve son scepticisme aux rapports de l’U.R.S.S. avec la Turquie, l’Angleterre et les États-Unis. 

À première vue, une telle position aurait dû gêner les communistes français dans leur rôle de croisés de la “libération nationale”. Il n’en est rien ; au contraire, ils donnent au rapport de Molotov la plus grande diffusion, en publiant des extraits copieux dans leur presse et le texte intégral dans les Cahiers du bolchevisme et en brochure. […]

Les communistes français, qui ont retenu les affirmations catégoriques du discours de Molotov du 1er août 1940, au sujet de la portée historique et de la durée de l’amitié russo-allemande, se dressent contre tout ce qui pourrait porter ombrage à cette amitié : ainsi l’offre du gouvernement britannique de reconnaître de facto l’adhésion des trois pays baltes à l’U.R.S.S. est dénoncée comme “une manœuvre grossière tendance à provoquer un conflit entre l’U.R.S.S. et l’Allemagne”. »

 

André Rossi, Deux ans d’alliance germano-soviétique. Août 1939-juin 1941, Paris, Fayard, 1949 :

« Molotov approuve les idées générale de Hitler [qu’il rencontre à Berlin les 12 et 13 novembre 1940] sur les rapports germano-soviétiques. Il est lui aussi d’avis que “l’intérêt de l’Allemagne et de l’Union soviétique exige que ces deux pays collaborent et ne luttent point l’un contre l’autre”. Il déclare exprimer sur ce point, comme sur tout le reste, l’opinion de Staline. Mais il n’est point ébloui par les grandes perspectives qu’agite le dictateur allemand. Hitler, habitué à frapper ses interlocuteurs par l’ampleur de ses vues, qu’il s’agisse de Mussolini ou des dirigeants balkaniques, de Franco ou de Laval, n’a pas de prise sur l’envoyé de Staline. […]

Après avoir ébauché dans la première conversation avec Hitler le programme du néo-impérialisme russe [le 12 novembre 1940], Molotov le précise dans la deuxième entrevue, celle de l’après-midi du 13. Certains exigences russes devaient être d’abord satisfaites [pour adhérer au Pacte tripartie Allemagne-Italie-Japon] […] Enfin, elle [l’URSS] voulait résoudre le problème de la sécurité de la Mer Noire, et elle ne pouvait le faire que par des garanties concrètes : seule l’installation de bases dans les Détroits pouvait les fournir.

[…] Quant aux Détroits, l’Allemagne est favorable à une révision des conventions de Montreux [1936] facilitant le transit russe en Méditerranée et interdisant l’accès de la Mer Noire aux bateaux de guerre des puissances non riveraines, mais elle ne peut aller jusqu’à admettre l’installation de bases soviétiques sur le Bosphore et aux Dardanelles. » (pp. 175-177)

« Une dizaine de jours après son retour à Moscou, le 25 novembre 1940, Molotov appelait l’ambassadeur [allemand] von Schulenburg et lui donnait la réponse du gouvernement soviétique aux propositions allemandes.

L’U.R.S.S. était prête à accepter le projet de Ribbentrop [ministre allemand des Affaires étrangères] “sur son adhésion au Pacte tripartite, mais à des conditions déterminées”.

Ces conditions prenaient comme point de départ les deux protocoles secrets suggérés par Ribbentrop le soir du 13 novembre [1940].

[…]

Le second protocole devait être [selon Molotov et Staline] complètement modifié : l’U.R.S.S. recevrait le droit de créer une base terrestre et navale dans les Détroits ; la Turquie serait invitée à rejoindre le Pacte devenu quadripartite [Allemagne-Italie-URSS-Japon] ; si elle acceptait, son intégrité territoriale serait garantie par l’Allemagne, l’Italie et la Russie ; si elle refusait, les trois puissances prendraient “les mesures nécessaires, diplomatiques et militaires” pour faire prévaloir leurs intérêts. » (pp. 179-180)

 

Oleg Khlevniuk, Staline, Paris, Gallimard, 2019, pp. 340-341 :

« Ce programme [présenté par Molotov en novembre 1940], qui reprenait les aspirations séculaires de l’Empire russe, correspondait probablement aux aspirations de Staline lui-même, qui était sans doute prêt à tenter le marchandage. Qu’il ait soumis ces aspirations à Berlin indique vraisemblablement qu’il était prêt à lier son sort à celui des pays agresseurs [Allemagne, Italie, Japon]. »


Tous ces faits prouvent que les revendications staliniennes contre la Turquie, en 1945, si chaudement défendues par les nationalistes arméniens, et en se revendiquant de l’imaginaire « antifascisme » de Moscou, avaient un précédent à l’époque de l’alliance entre les totalitarismes contre les démocraties — l’alliance qui avait, de très loin, la préférence de Staline.

 

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