Émile Wetterlé (1861-1931) était un prêtre et un homme politique français, figure de l’opposition à la domination allemande en Alsace-Moselle puis député de 1919 à 1924.
Émile Wetterlé, allocution du 9 avril 1916, reprise dans Hommage
à l’Arménie, Paris, Ernest Leroux, 1919, pp. 37-38 :
« Aujourd’hui, les agents de l’Allemagne sont tout- puissants
à Constantinople. Ils auraient dû, eux les représentants de la culture
allemande, protéger la vie des Arméniens. Qu’ont-ils fait ? M. Painlevé le disait
admirablement: à la barbarie turque, ils ont ajouté la méthode allemande. Et
nous connaissons parfaitement bien, nous, Alsaciens-Lorrains, nous connaissons à
fond pour l’avoir pratiquée, cette méthode systématique qui consiste à chercher
à faire disparaître les peuples dont la civilisation est autrement ancienne que
la “koultour” met les nations qui ont donné à l’humanité d’autres poètes et d’autres
savants que l’Allemagne.
Je ne retiendrai pas plus longtemps votre attention, après
les éloquents discours que vous venez d’entendre. Les deux éminents orateurs
qui m’ont précédé ont moissonné tout le champ de l’Arménie et il ne me reste
plus rien à glaner. Mais on m’avait prié d’apporter ici à l’Arménie le salut de
l’Alsace-Lorraine; je le lui apporte de grand cœur. Tous mes compatriotes ont
été aussi victimes — s’ils n’ont pas autant souffert que les Arméniens, ce n’est
pas l’envie qui en manquait à l’Allemagne — de la barbarie allemande. »
Journal
officiel de la République française. Débats parlementaires, Chambre des députés,
28 octobre 1922, p. 2868 :
« M. [Émile] Wetterlé. Quant à nos œuvres d’Orient
[écoles, hôpitaux, etc.], jamais personne n’a dit qu’elles fussent en danger.
Toutes ont été créées tandis que les Turcs étaient les maîtres absolus du pays,
et qu’elles fussent établies en Cilicie ou en Anatolie. Pourquoi les Turcs en
compromettraient-ils maintenant l’existence ?
Jusqu’à présent, les Turcs ont toujours témoigné beaucoup de
bienveillance envers toutes les œuvres françaises. C’est pendant l’occupation
[française de la région de Çukurova, ou « Cilicie » ; grecque en Anatolie occidentale ; britannique à Istanbul] que nos œuvres ont
été en péril. »
Émile Wetterlé, En Syrie avec le général
Gouraud, Paris, Flammarion, 1924 (récit d’un voyage de 1922) :
« Les Kémalistes ont l'intention de demander une
indemnité de réparations s'élevant à un milliard de livres turques, soit 8
milliards de francs-papier environ. C'est là une somme modeste si on prend en
considération les destructions systématiques auxquelles les Grecs se sont livrés
en Asie-Mineure pendant leur retraite.
Voici, à titre d'exemple, comment ces dignes élèves des
Allemands ont procédé. Le rapport que j'analyse a été rédigé par un témoin très
respectable, le R. P. Ludovic [nom complet : Ludovic Marseille], supérieur
de la maison Sainte-Croix, que le gouvernement de la République vient de nommer
chevalier de la Légion d'honneur pour le récompenser des services éminents
rendus à la cause française en Asie-Mineure.
Immédiatement après la grande guerre, le Père Ludovic était
retourné à Eski-Cheir pour y rouvrir les deux écoles qu'il avait dû abandonner en
1915. 200 garçons et 150 filles en suivaient les cours. Le 19 juillet 1921, les
autorités militaires turques faisaient venir le religieux, le priaient de
constater, qu'en se retirant, leurs troupes respectaient toutes les propriétés
privées et confiaient au Père l'administration de la ville à charge de la
remettre au général grec Polimenka, ce qui fut fait.
Le 29 août [1922], on apprit que l'offensive turque venait
de se déclencher et que les Grecs avaient été battus à Kara-Hissar.
Immédiatement, les occupants d'Eski-Cheir donnaient l'ordre à la population chrétienne
[Arméniens inclus, donc] de se replier vers la côte. L'exode dura trois jours.
Les religieux firent de vains efforts pour retenir les chrétiens. Tout fut inutile.
Le pillage commença. Les soldats grecs parcouraient la ville, défonçaient les
devantures et emportaient tout ce qu'ils trouvaient.
Le 31 août, le feu prit dans trois immeubles du quartier de
la gare. A midi, les soldats arrosèrent de pétrole des bûchers formés de tables
et de caisses. Ce premier incendie fut cependant maîtrisé. Les religieux
trouvèrent devant leur porte un amoncellement de chiffons imbibés de benzine. La
veille deux soldats grecs avaient dit, pensant ne pas être compris : “Il faudra
mettre le feu à la maison des Français.” Vers sept heures du soir, un religieux
vit deux soldats grecs enfoncer la porte d'une maison turque. C'est là que
l'incendie reprit. Dès huit heures et demie, le feu brûlait. Pendant toute la
nuit, les religieux virent le sinistre s'étendre. Le Père Ludovic se rendit à
l'état-major [grec]. II n'obtint que de vagues promesses. Rien ne fut entrepris
pour combattre l'incendie, qui se propagea bientôt dans les quartiers les plus
éloignés du premier foyer. Il était facile de se rendre compte que le feu avait
été mis en plusieurs endroits à la fois.
Le 1er septembre, des soldats enfoncèrent la maison
des Sœurs [françaises] et dirent à celles-ci de se sauver au plus vite. Religieux et religieuses
furent embarqués dans un train qui mit 22 heures à parcourir les 25 kilomètres
qui séparent Eski-Chéir de Kara-Keuï. Les officiers vénizélisles ne cachaient pas
l'horreur que leur inspirait la conduite de leurs camarades constantiniens. Du
train on pouvait voir flamber les dernières maisons de la ville.
Voilà ce que les Grecs ont fait partout. Pour le simple
plaisir de satisfaire leur basse vengeance, ils ont tout détruit, aussi bien ce
qui appartenait aux chrétiens de la région, que ce qui était propriété des
Turcs. Ils ont transformé sauvagement en un désert un pays d’une grande richesse.
Ces prétendus civilisés ont été plus barbares que les hordes de Tamerlan.
Ajoutez à cela le vol organisé, et les massacres et le tableau sera complet. »
(pp. 83-86)
« Le général Gouraud et M. Lenail nous quittent pour
aller passer quelques minutes dans un camp d’Arméniens, réfugiés à Lataquieh.
500 malheureux vivent là-bas des taudis sous la direction d’un évêque grégorien
et d’un avocat. Jusqu’à 20 personnes grouillent dans chacune des misérables
chambres en une abominable promiscuité. Le général Billotte leur a offert d’excellents
terrains de culture et proposé de leur faire des avances pour la construction de
demeures définitives. Ils ont obstinément refusé. Pourquoi ? Nul ne saurait le
dire ; car ces Arméniens ne peuvent pas entretenir l’espoir de rentrer en
Cilicie. Qu’attendent-ils, dès lors, pour se créer un domicile fixe dans une
région pacifiée où la population leur témoigne une vive sympathie ?
Curieuse mentalité que celle de ce peuple, qui a beaucoup
souffert, mais dont la méfiance systématique semble toujours prévoir et, en
quelque sorte, appeler de nouvelles catastrophes ! Lorsque, après la signature
de l’accord d’Angora, les Français engagèrent les Arméniens de Cilicie à rester
chez eux, les assurant qu’il ne serait porté aucune atteinte à leurs personnes
et à leurs biens, la propagande antiturque des missionnaires anglo-américains
affola les infortunés chrétiens qui, en masse, se replièrent sur les ports de
la Méditerranée. Or qu’arriva -t-il ? Les Anglais refusèrent de recevoir les
réfugiés à Chypre et en Égypte, et ce fut de nouveau la France qui, après les
avoir recueillis en Syrie, dépensa 40 millions pour les sauver de la misère et
de la famine.
Les Arméniens de Lataquieh ont organisé une loterie. Ils
offrent des billets à leurs visiteurs. Toujours généreux, le général Gouraud [haut-commissaire
en Syrie et au Liban] en prend 500 ; mais combien il est excédé par la
mendicité de ces gens qui pourraient, avec un peu de bonne volonté, se suffire
à eux-mêmes. » (pp. 189-191)
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