mercredi 10 février 2021

Le procès Gauin c. Toranian et Leylekian vu de la partie civile


 


 D’habitude, j’écris le moins possible sur ce blog, dédié, comme son nom l’indique, aux sources ; mes commentaires visent à les rendre plus facilement intelligibles, quand il y a lieu. À titre exceptionnel, la source est ici mon témoignage.

 

Rappel des faits

J’ai porté plainte en septembre 2016 contre le député suisse Carlo Sommaruga, Jean-Marc « Ara » Toranian, ancien chef de la branche « politique » de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA) en France, directeur des Nouvelles d’Arménie magazine, et Laurent Leylekian, ancien directeur de France-Arménie — contre M. Sommagura pour m’avoir qualifié de « suppôt du pouvoir turc » et de « négationniste du génocide » arménien ; M. Leylekian pour avoir retweeté avec un commentaire aussi agressif contre moi que favorable à l’agression verbale ; M. Toranian pour avoir reproduit cette agression sur son site. Initialement, le procès était prévu pour décembre 2019, mais entretemps, dans une affaire similaire, la cour d’appel de Paris avait justifié des relaxes par la loi inconstitutionnelle du 29 janvier 2001, ce qui m’a conduit à faire déposer par Me Olivier Pardo une question prioritaire de constitutionnalité. Me Henri Leclerc, alors avocat de M. Toranian, avait fulminé en vain : la QPC fut enregistrée.

L’audience suivante fut fixée au 4 février 2021.

 

La QPC

Dans un premier temps, conformément aux règles, la QPC fut débattue : d’abord la plaidoirie de Me Pardo en sa faveur, puis celles de la défense, Mes Frédéric Forgues et Lucille Vidal, cette dernière s’occupant désormais seule des procédures engagées contre M. Toranian, son patron Henri Leclerc ayant récemment pris sa retraite. Mon avocat se centra sur l’applicabilité au litige (le texte législatif que nous contestons est cité pas moins de onze fois du côté de la défense et fonde la demande de relaxe) et sur la normativité ambigüe d’un texte déclaratif, sans sanction, mais prétendant parler au nom de la France. Un habitué du tribunal de Paris, venu, par curiosité, à l’audience, dit à un de mes amis que la défense s’était contentée de dénigrer notre QPC sans vraiment répliquer sur le fond. Je partage cette analyse. Il est vrai que l’inconstitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 est tellement criante que la défense était dans une position très inconfortable.

 

Les témoins de la défense

Cette dernière avait fait citer l’ex-urologue Yves Ternon et le spécialiste de l’affaire Dreyfus Vincent Duclert. M. Ternon approchant des 89 ans, la présidente de la 17e chambre correctionnelle (chambre de la presse) proposa que les témoins fussent entendus d’abord ; personne ne fit la moindre objection. Je doute fort que les deux intéressés et ceux qui les ont fait venir aient beaucoup apprécié la double performance ainsi donnée.

M. Ternon — arrivé sans cravate — dut avouer qu’il n’avait jamais rien lu de moi, qu’il me traitait de « négationniste » sans me connaître, et ce, après avoir revendiqué une expertise en matière de « négationnisme ». Ce jour-là, chacun put voir qui était cet homme, notamment lorsqu’il prétendit que j’avais été « condamné », ce qui est absolument faux. M. Ternon n’est même pas un menteur professionnel : c’est un menteur maladroit. Il s’est proclamé expert de la Shoah, de la médecine nazie, du « génocide arménien », du génocide des Rwandais tutsis et du « négationnisme » (ce terme incluant même, selon lui, ceux qui ne contestent pas l’existence du génocide des Rwandais tutsis mais qui utilisent cette qualification juridique pour les massacres de centaines de milliers civils hutus par les ethno-nationalistes tutsis). Il ne manquait plus que le Japon médiéval et l’Espagne franquiste. Me Pardo fit observer que cela faisait tout de même beaucoup pour un seul homme. M. Ternon ne trouva rien à répondre, sinon la prétention d’avoir passé toutes ses vacances à travailler sur l’histoire. Pour soutenir son intime conviction sur la tragédie de 1915-1916, il ne trouva comme référence que le manipulateur de sources Taner Akçam, dont les méthodes frauduleuses ont été démontées par divers historiens, dont moi.

M. Duclert se présenta avec encore plus d’assurance — mais pas pour de meilleures raisons. Son interrogatoire par Me Pardo fut un supplice qui dut lui paraître durer des heures. Dans sa déposition, M. Duclert s’en était — notamment — pris aux trois lettres de soutien que m’avaient adressées, respectivement, Michael M. Gunter, professeur de sciences politiques à l’université technique du Tennessee, Edward J. Erickson, ancien professeur d’histoire à la Marine Corps University et auteur d’une quinzaine de livres sur la Turquie et l’Empire ottoman ; et Pamela Dorn Sezgin, professeur d’histoire à l’université de Géorgie du nord. Me Pardo commença son interrogatoire en demandant à M. Duclert comment il avait pu avoir connaissance de ces lettres. La réponse fut fort étonnante : « Par mon avocat. »  Comment cela, par son avocat ? Nul n’a porté plainte contre M. Duclert. Se rendant compte de l’erreur monumentale qu’il venait de commettre, le témoin se mit à expliquer qu’il connaissait l’existence de ces lettres, mais qu’il n’en connaissait pas le contenu jusqu’à l’audience (Me Vidal lui en avait lu des extraits, au terme de sa déposition, pour l’interroger là-dessus). M. Duclert était tout de même très bien préparé pour quelqu’un qui découvrait le contenu sur le moment. Il dut finalement admettre avoir discuté avec la défense de M. Toranian et même lui avoir envoyé des articles pour parution dans Les Nouvelles d’Arménie magazine. La 17e chambre correctionnelle a dû voir comparaître, dans le passé, des témoins plus détachés.

Néanmoins, les souffrances de M. Duclert ne se sont pas arrêtées là — il s’en faut, il s’en faut de beaucoup. En effet, il avait cru pertinent de citer la page « Remerciements » de ma thèse, où j’exprimais ma gratitude envers Sümeyye Hoşgör (historienne) pour m’avoir traduit quelques documents ottomans et Monika Manişak-Paksoy (traductrice) pour m’avoir permis de comprendre un article en arménien ; il en déduisait cette critique : « M. Gauin ne sait pas lire l’osmanli et l’arménien. » Je me rappellerai toujours de cet instant, où, me tournant vers Me Olivier Pardo, je lui ai murmuré : « Mais lui non plus ! » D’où, évidemment, le moment venu, cette question : « Vous avez reproché à mon client de ne pas lire l’arménien et l’osmanli ; c’est donc que vous, vous comprenez ces langues ? » J’ai rarement assisté, dans ma vie, à un tel moment de gêne.

La gêne s’est presque transformée en suicide intellectuel quand M. Duclert a dû avouer : « Je ne suis pas spécialiste du génocide arménien. » Que venait-il donc faire dans cette galère ?

 

Les parties

M. Leylekian fut à la hauteur de sa performance lors du procès devant la même chambre (autrement composée), en 2013, et qui lui valut d’être condamné pour diffamation (une condamnation confirmée l’année suivante en appel). Il se surpassa même, lorsqu’il avoua candidement qu’il ignorait, jusqu’à ce jour, que la Cour européenne des droits de l’homme était composée de magistrats professionnels.

M. Toranian est un meilleur acteur, mais comme tant d’autres comédiens sexagénaires et possédant un demi-siècle d’expérience, il peine à sortir de son rôle favori. Sa déclaration fut on ne peut plus politisée, mêlant des sujets divers, jusqu’à des accusations absurdes contre la Turquie, à propos de la guerre arméno-azerbaïdjanaise de l’automne dernier — elle aurait envoyé « deux mille djihadistes » sunnites se battre pour un pays laïque à majorité chiite, allié d’Israël et trois plus peuplé que le voisin contre lequel il entamait une opération de reconquête territoriale (les territoires illégalement occupés depuis 1992-1993). La présidente lui expliqua aimablement que le tribunal préférait entendre des déclarations en rapport avec l’affaire, mais M. Toranian mit un certain temps à bien le comprendre. Interrogé par Me Pardo à mon sujet, M. Toranian avoua du « mépris » — sans expliquer précisément ce qui pousse ce titulaire d’un baccalauréat à me mépriser, moi qui ai un doctorat en histoire, et sans jamais apporter de contradiction spécifique.

Puis, ce fut mon tour de parler. Je me suis présenté aussi brièvement que possible. La présidente du tribunal m’a demandé des précisions sur les motifs de ma plainte, sur ma thèse de doctorat et sur les universités en Turquie. Mes réponses lui ont attiré ce commentaire : « C’est intéressant, ce que vous dites » ; et une autre question, pour aller plus loin sur le même sujet. Une des juges assesseurs m’a demandé ce qu’était l’AVIM, la boîte à idées où je travaille, et ce que j’y faisais. J’ai bien volontiers répondu. L’autre juge assesseur m’a demandé ce que j’avais publié sur la question arménienne : pour des raisons évidentes, j’ai répondu en donnant des exemples de publications hors de Turquie, notamment mon chapitre pour un ouvrage dirigé par Edward J. Erickson et paru chez le grand éditeur londonien Bloomsbury en décembre 2019. Cela m’a donné l’occasion de préciser que trois des quatre universitaires ayant lu le manuscrit ont nettement approuvé la parution de mon chapitre — le premier d’entre eux, Matthew Hugues, professeur d’histoire militaire, a même écrit : « c’est un chapitre fort — puissant ». Je me suis alors demandé, à voix haute : « Si j’étais vraiment le marginal que la défense décrit, comment aurais-je eu l’approbation de trois universitaires britanniques sur quatre ? » Je n’obtins pas de réponse.

Pour entrer plus précisément sur le fond, j’ai présenté plusieurs arguments contre la qualification de « génocide arménien » : l’échec des enquêteurs britanniques à trouver des preuves, ne fût-ce que contre un seul des 144 ex-dignitaires ottomans internés à Malte, de 1919 à 1921, ou contre l’État ottoman en tant que tel ; la nature contre-insurrectionnelle de la décision de déplacement forcé ; l’exemption pour environ 500 000 Arméniens ottomans et l’absence de tout équivalent des lois nazies de Nuremberg, du statut des Juifs sous Vichy ou des lois raciales (1938 et 1939) de l’Italie fasciste ; la répression, par l’État ottoman, des agissements criminels contre des Arméniens (1 397 condamnations entre octobre 1915 et janvier 1917) ; l’autorisation donnée aux missionnaires et humanitaires américains de distribuer des rations alimentaires, en plus de la nourriture déjà donnée par les fonctionnaires ottomans. Les trois juges prirent des notes. Les avocats de la défense ne tentèrent aucune objection là-dessus.

Toutefois, ayant parfaitement compris que son confrère Pardo allait utiliser la réponse de M. Toranian à mon sujet (le « mépris ») pour plaider plus aisément l’animosité personnelle (un critère qui exclut la bonne foi en matière de diffamation), Me Vidal me demanda ce que je pensais de son client. Je répondis que, pour ma part, je refusais de juger la personne, me centrant sur les faits et les actes. N’ayant pas renoncé à me déstabiliser — et, ce faisant, elle était dans son rôle de défenseur —, elle me demanda aussi de m’expliquer sur le tweet où j’écrivais : « Je ne doute pas un instant que Patrick Devedjian reste dans l’histoire du terrorisme antifrançais. » Ce fut donc pour moi l’occasion de rappeler, comme je l’ai déjà fait ici, que Patrick Devedjian avait annoncé, le 19 janvier 1983, l’attentat d’Orly, perpétré le 15 juillet de la même année et qu’encore en 1985, il osait qualifier de « résistance » les attentats de l’ASALA. Il n’y eut pas de relance sur ce sujet. J’eus, en revanche, droit à une autre question sur M. Toranian et sur le terme terroriste que j’emploie à son sujet. Une telle question appelait une réponse étayée par des faits précis, que j’ai donnés : l’article de M. Toranian expliquant que « les Mouvements nationaux et populaires pour l’ASALA [dont le sien] permettent d’engager une dialectique Peuple/Armée, Armée/Peuple[1] » (ce qui revient à admettre que son groupe était une vitrine de l’ASALA) ; sa déclaration de juin 1983, selon laquelle « nous ne nous désolidarisons pas de l’ASALA et nous reconnaissons toujours son rôle d’avant-garde de la lutte armée[2] » ; son éditorial de 1985, expliquant, à propos du verdict rendu pour l’attentat d’Orly, que « ces trois condamnations constituent un nouveau coup porté à la cause arménienne[3] » ; et son article en ligne du mois dernier, où les terroristes de l’ASALA étaient qualifiés de « combattants de la liberté ». Là, encore, il n’y eut pas de relance.

Après que j’eus fini, ce fut aux avocats de plaider. L’affaire a été mise en délibéré au 25 mars. Il est déjà possible de savoir comment cette audience a été perçue par les nationalistes arméniens en lisant le long cri de rage publié sur sa page Facebook par le fils de M. Toranian, et dont j’extrais ces lignes :

« J’ai vu la mort.

Hier, au tribunal de Paris, ce qui devait être un procès pour diffamation contre Ara Toranian s’est transformé en une plaidoirie de 9h consécutive [sic !] des attaquants visants à prouver qu’il n y a jamais eu de génocide des Arméniens. […]

On nous demande si « nous avons la haine ? » . On nous regarde comme des bêtes curieuses. On jette du sel sur des plaies ouvertes pour analyser notre niveau d’affect, comme des cobayes dans un laboratoire d’un mauvais film d’horreur. Tout ça, je l’ai vu hier.

Il me semble que ce qui se joue dans les tribunaux en France aujourd’hui est peut être la question la plus importante pour les arméniens de diaspora. »

 

Lire aussi :

Question prioritaire de constitutionnalité déposée contre la « loi portant reconnaissance du génocide arménien »

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La Cour constitutionnelle belge rejette les prétentions liberticides du Comité des Arméniens de Belgique

Quand la police française enquêtait sur le financement de l’ASALA, elle entendait le nom de Jean-Marc « Ara » Toranian

Quand Jean-Marc « Ara » Toranian menaçait d’attentats la France de la première cohabitation (1986)

Un nostalgique de l’ASALA menace de mort des journalistes français

 



[1] Jean-Marc « Ara » Toranian, « Stratégie — Entre les Justiciers et l’ASALA, quelle politique ? », Hay Baykar, 29 septembre 1982, p. 6.

[2] « La direction du Mouvement national arménien s’explique sur neuf questions », Hay Baykar, 30 juin 1983, p. 4.

[3] « Éditorial », Hay Baykar, 11 mars 1985.

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