vendredi 26 novembre 2021

Question prioritaire de constitutionnalité déposée devant la cour d'appel de Paris, contre la loi « portant reconnaissance du génocide arménien »


 

 



À Monsieur le Président et à Mesdames et Messieurs les conseillers composant la Chambre 7 Pôle 2 de la Cour d’appel de Paris

 

 

Affaire 21/02286

 

 

Audience du 18 novembre 2021 à 13 heures 30

Parquet n°16252000332

 

 

 

MEMOIRE A L’APPUI D’UNE

QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

 

 

 

En application des dispositions de l’article 61-1 de la Constitution et de la loi organique
2009-1523 du 10 décembre 2009, la partie civile a l’honneur de soulever la question prioritaire de constitutionnalité ci-après exposée relative à la constitutionnalité de l’interprétation jurisprudentielle de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 et, ensemble, les dispositions de cet article.

 

 

POUR :                       Monsieur Maxime Gauin,

né le 9 avril 1985 à Agen, de nationalité française, demeurant, chercheur demeurant [...]

 

Partie civile

Demandeur à la question prioritaire de constitutionnalité

 

Ayant pour avocat

Maître Olivier Pardo

Selas OPLUS

Avocats au barreau de Paris

74, avenue de Wagram - 75017 Paris

Tel : 01 46 22 56 56 - Fax : 01 46 22 56 66

Palais K. 170

Elisant domicile à son cabinet.

 

 

 

Dans l’instance l’opposant à :

 

                                    Monsieur Laurent Leylekian

né le 11 aout 1967 à Lyon, de nationalité française, ingénieur, demeurant [...]

Prévenu

Ayant pour avocat

Maître Frédéric Forgues

Avocat au Barreau de Paris

70 rue Jean de la Fontaine – 75016 Paris

Tél. : 01.87.37.37.12 - Fax : 09.89.02.07.55

Toque : E 2135

 

 

ET :                             Monsieur Jean-Marc Toranian

né le 20 février 1954, à Boulogne-Billancourt, de nationalité française, gérant de société, demeurant [...]

Prévenu

Ayant pour avocat

 

Maître Lucille Vidal

Avocat au Barreau de Paris

5 rue Cassette – 75006 Paris

Tel : 01 .44.39.06.30 - Fax : 01.44.39.06.31

Toque : P110

 

 

 


 

PLAISE A LA COUR

 

 

Avant d’en venir aux motifs d’inconstitutionnalité, un bref rappel des faits et de la procédure s’impose.

 

 

I-                   LES FAITS A L’ORIGINE DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

 

Le 5 juin 2016, Monsieur Carlo Sommaruga, un parlementaire Suisse, a publié le propos suivant sur son compte Twitter :

« @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir turc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit ! »

 

Ce tweet a fait l’objet d’une capture d’écran et a été publié, le 5 juin 2016, sur le site « Armenews » dont Monsieur Jean-Marc Toranian est le directeur de la publication.

 

Le tweet litigieux a également été publié le 5 juin 2016 par Monsieur Laurent Leylekian sur son compte twitter « @Eurotopie ».

 

Le 2 septembre 2016, Monsieur Maxime Gauin a déposé plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique envers un particulier pour les propos suivants :

 

 « @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir turc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit ! »

 

Une information judiciaire a été ouverte le 10 février 2017.

 

Les 16 et 19 octobre 2017, Messieurs Toranian et Leylekian ont été mis en examen du chef de diffamation publique envers un particulier.

 

Par ordonnance du 10 avril 2018, Messieurs Toranian et Leylekian ont été renvoyés devant le Tribunal correctionnel.

 

Le 24 mai 2018, Monsieur Toranian a été cité à comparaître devant le Tribunal correctionnel pour avoir:

 

«  à Paris et à Boulogne Billancourt, le 05 juin 2016 et en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription étant le directeur de publication du site www.armenews.com commis le délit de diffamation publique envers un particulier par un moyen de communication au public par voie électronique en mettant en ligne sur ledit site à l’adresse : http://www.armenews.com/article.pbp3?idarticle=127444 «  un article intitulé ‘Carlo Sommaruga tacle Maxime Gauin » et contenant les propos suivants :

« @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir truc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit »

Lesdits propos contennt des allégations ou des imputations de faits portant atteinte à l’honneur ou à la considération de Maxime Gauin.

 

Faits prévus et réprimés par les articles 23 alinéa 1, 29 alinéa 1, 32 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 et l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 »

 

Le 24 mai 2018, Monsieur Leylekian a également été cité à comparaître devant le Tribunal correctionnel pour avoir :

«  à Paris et Orsay, le 05 juin 2016 et en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription étant le directeur de publication du compte twitter « @Eurotopie » commis le délit de diffamation publique envers un particulier par un moyen de communication au public par voie électronique en mettant en ligne sur ledit site à l’adresse : « https://twitter.com/eurotopie/status/739497023972466688 » «  un article intitulé « Et pan dans l’gauin. Alors @MaximeGauin vite un procès ? » et contenant les propos suivants :

« @maximegauin lorsque la remarque vient d’un suppôt du pouvoir truc, d’un négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit »

Lesdits propos contenant des allégations ou des imputations de faits portant atteinte à l’honneur ou à la considération de Maxime Gauin.

 

Faits prévus et réprimés par les articles 23 alinéa 1, 29 alinéa 1, 32 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 et l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 »

 

Pour exciper de leur bonne foi, Monsieur Toranian et Monsieur Leylekian font valoir, en s’appuyant sur la jurisprudence récente, que le génocide arménien de 1915 ayant été reconnu publiquement par la France par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 aux termes d’un article unique, il ne saurait être contesté qu’il s’agit d’un « sujet politico-historique important » et « d’un débat d’intérêt général ».

 

Ainsi, Monsieur Gauin avait, à l’occasion de l’audience qui s’est tenue en première instance devant la 17ème chambre correctionnelle, soumis au tribunal la présente question prioritaire constitutionnalité.

 

Le tribunal avait dit n’y avoir lieu à sa transmission par un jugement manifestement contradictoire du 25 mars 2021, considérant à la fois que la loi du 29 janvier 2001 est applicable au litige et que celle-ci est dépourvue de portée normative rendant la question prioritaire de constitutionnalité irrecevable.

 

Dès lors, il sera démontré que ce jugement est contraire à la jurisprudence établie du Conseil constitutionnel, et qu’il revient à la Cour de transmettre la présente question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de Cassation.

 

 

 

 

 

 


 

II-                DISPOSITIONS LEGISLATIVES FAISANT L’OBJET DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

 

L’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de l’article 1er de la loi n2001-70 du 29 janvier 2001, aux termes duquel « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », porte-t-elle atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution en tant que cette disposition éclairée par ladite interprétation :

 

-       Fonde des décisions juridictionnelles antérieures sur lesquelles les mis en cause s’appuient pour faire valoir leur bonne foi et démontrer l’absence de faute civile commise au préjudice de la victime, sans pour autant lui permettre, en violation de son droit à un recours effectif garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de contester cette base légale par voie de question prioritaire de constitutionnalité au motif que l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 serait, selon cette interprétation, « dépourvue de portée normative » ;

-       Introduit une rupture d’égalité devant la loi pénale, contraire à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme, en distinguant, d’une part, les diffamations de droit commun et, d’autre part, les diffamations couvertes par la loi du 29 janvier 2001 ;

-       Méconnaît par là même les exigences inhérentes à la liberté d’expression garanties par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en autorisant un « abus », au sens dudit article, pourtant réprimé par la loi ;

-       Revêt par conséquent une portée normative ambiguë contraire au principe de normativité de la loi garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et par l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi ?

 

 


 

III-             DISCUSSION

 

 

1.      FONDEMENTS LEGISLATIFS

 

 

L’article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose :

 

« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ».

 

L’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution prévoit que la juridiction saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité statue « sans délai par une décision motivée » sur sa transmission au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

 

« 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

 

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

 

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. »

 

Le présent mémoire démontre que les trois conditions précitées sont remplies et justifient de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité sans délai à la Cour de Cassation afin que le Conseil constitutionnel en soit saisi.

 

 


 

2.      APPLICATION DES CRITERES A LA QUESTION POSEE

 

2.1. La disposition législative visée est applicable au litige

 

En droit, les articles 23-2 et 23-4 de l’ordonnance n58-1067 du 7 novembre 1958 conditionnent le renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel à l’applicabilité de la disposition législative, soit au litige, soit à la procédure.

 

Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l’applicabilité au litige s’entend, d’une part, de « l’existence d’un lien réel entre la disposition législative critiquée et l’objet de la demande du justiciable » et, d’autre part, de « l’incidence qu’aurait une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité sur la solution du litige » (Cass., Rapport 2012, Livre 4, p. 493).

 

Quant à la notion même de « disposition législative », s’il est admis qu’elle ne saurait recouvrir les « constructions jurisprudentielles » (3e Civ., 30 mars 2017, QPC n16-22.058), la Cour de cassation a néanmoins précisé, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel (2010-39 QPC, 6 octobre 2010),  que tout justiciable peut contester « la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative », à condition que l’interprétation émane d’une juridiction suprême, qu’elle porte sur une disposition législative précise et que cette interprétation soit constante (Cass., Rapport 2017, Livre 3, p. 295-296 ; 1ère Civ., 14 mars 2019, n°18-21.567).

 

En l’espèce, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 est applicable au litige en ce qu’il fonde la défense de Monsieur Toranian et Monsieur Leylekian, ainsi que des décisions de justice antérieures concernant les mêmes parties ou des faits similaires (A), qu’il entretient par conséquent un lien réel et étroit avec l’objet de la demande de Maxime Gauin, de telle sorte que son inconstitutionnalité aura inévitablement une influence sur la solution du litige (B), sans que puisse être invoqué, au soutien du non-renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, le motif tiré de l’hypothétique défaut de normativité de la loi du 29 janvier 2001, étant donné que la présente question prioritaire de constitutionnalité porte précisément sur l’interprétation constante que le Conseil d’état donne de cette disposition (C).

             

A – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 est applicable au litige en ce qu’il fonde la défense de Monsieur Toranian et Monsieur Leylekian

 

Le raisonnement suivi par Monsieur Toranian et Monsieur Leylekian, fondé sur la jurisprudence récente, révèle que l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 constitue le fondement de leur défense.  

 

Le 25 mai 2018, Monsieur Leylekian a formulé une offre de preuves à laquelle s’est joint Monsieur Toranian concernant la formule « négationniste du génocide arménien comme vous, tout est dit ». Il ressort de cette offre de preuves que Monsieur Leylekian entend prouver :

 

« Que M. Maxime Gauin est un négationniste du génocide arménien reconnu en France par la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 ».

 

Ainsi, la défense tente de démontrer que Monsieur Gauin serait véritablement un « négationniste du génocide arménien » tel que défini comme tel par la loi du 29 janvier 2001, qui dès lors est incontestablement applicable au litige.

 

Aussi, dans les décisions antérieures rendues dans des affaires similaires ayant opposé les mêmes parties, la loi de 2001 est visée à 5 reprises.

 

Ces décisions antérieures ont jugé que les propos tenus sont sans conteste des « faits précis […] et attentatoires à l’honneur ou à la considération, en ce qu’il est imputé [à Maxime Gauin] un comportement manifestement contraire à la probité intellectuelle d’un chercheur et à l’éthique d’un historien, puisqu’il mènerait ses travaux sur commande, sans indépendance et au mépris de toute recherche de la vérité ».

 

Toutefois, la Cour d’appel avait relevé, après avoir visé explicitement le fait que la loi du 29 janvier 2001 reconnaissance le génocide arménien, que « compte tenu de ce contexte […], la vivacité des termes utilisés ne dépasse pas les limites autorisées de la liberté d’expression dans une société démocratique », puisque « le message poursuivi concerne un sujet d’intérêt général et un débat d’intérêt public portant sur la qualification de génocide des faits subis par les Arméniens de l’Empire ottoman de 1915 » et « qu’une particulière liberté de ton peut en outre être admise dès lors que [le prévenu] s’exprime dans le cadre d’une polémique historique et politique vive et douloureuse ». En d’autres termes, l’adoption de la loi du 29 janvier 2001 a contribué à élever la question de la qualification de « génocide » au rang de sujet d’intérêt général et de débat d’intérêt public, l’ensemble formant un « contexte » permettant de faire jouer l’exception de bonne foi au bénéfice des mis en cause.

 

C’est ainsi que la 17ème chambre correctionnelle saisie de la présente question prioritaire de constitutionnalité, avait, le 25 mars 2021, constaté que :

 

« L’article unique de la loi du 29 janvier 2001 est convoqué par les prévenus comme élément de contexte et comme argument pour justifier du caractère d’intérêt général du débat concernant l’existence des arméniens, au titre de la bonne foi au sens du droit de la presse, dont ils se prévalent.

 

Il est produit aux débats des décisions antérieures, émanant de la cour d’appel de Paris, ayant tenu compte de cette disposition législative au titre de l’analyse de la bonne foi de prévenus devant répondre de faits de diffamation publique envers un particulier dans le contexte général d’un conflit opposant les membres de la communauté arménienne française et les tenants de thèses réfutant l’emploi du terme l’emploi du terme « génocide » pour désigner les massacres commis contre le peuple arménien, par le pouvoir turc, en 1915-1916.

 

Ainsi, sans préjuger des motifs d’une décision sur le fond, le juge n’étant pas lié par la chose jugée dans le cadre d’une autre affaire, il convient de considérer que la loi  n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, de par son objet même, est en rapport direct avec le présent procès et est susceptible d’intervenir, de manière légitime, dans l’analyse des moyens présentés par les parties alors même qu’elle ne serait pas déterminante pour la solution du litige.

 

Dans une acceptation large de la notion d’applicabilité au litige, il y a donc lieu de dire que l’article unique de la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 est applicable au litige. »

 

 

Par conséquent, en tant qu’il fonde le « contexte » ayant permis, dans des décisions antérieures opposant soit les mêmes parties, soit portant sur des propos identiques, de faire bénéficier les prévenus de l’exception de bonne foi, alors même que le caractère diffamatoire des propos était reconnu, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 est nécessairement applicable au litige.

 

 

B – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 entretient un lien réel et étroit avec l’objet de la demande si bien que son inconstitutionnalité déterminera l’issue du litige

 

Si l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 est applicable au litige en tant qu’il fonde la défense des mis en cause, son influence sur le litige est encore démontrée par le fait qu’une déclaration d’inconstitutionnalité de cette disposition aurait une influence déterminante sur son issue. 

 

Traditionnellement, la condition générale d’applicabilité au litige fixée par le législateur est automatiquement remplie, en matière pénale, lorsque la disposition législative constitue « le fondement des poursuites ». Il va de soi que cette éventualité, réservée au cas où le demandeur de la question prioritaire de constitutionnalité est le prévenu, serait contraire au principe d’égalité des armes si elle n’impliquait pas corollairement, dans le cas où le demandeur est la victime, que la disposition constituant le fondement d’un potentiel rejet de ses demandes soit automatiquement applicable au litige.

 

Ainsi, la Cour de cassation reconnaît qu’un lien réel et étroit avec l’objet de la demande existe lorsque la disposition législative visée dessert les droits du plaignant ou du demandeur : pour ne prendre qu’un exemple, dans un arrêt du 21 février 2012, la chambre commerciale a ainsi reconnu qu’était applicable au litige une disposition législative qui conduisait à regarder des demandeurs comme irrecevables à agir (Com., 21 février 2012, QPC n11-23.097).

 

Dès lors, le lien réel et étroit entre la disposition législative et l’objet de la demande peut être constaté lorsque la disposition législative dessert l’action intentée par le demandeur.

 

En l’espèce, puisqu’il a conduit, d’une part, à des décisions antérieures de relaxe des prévenus et, d’autre part, à l’absence de reconnaissance de faute civile, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 a desservi l’action intentée par Maxime Gauin, révélant par là même le lien réel et étroit qu’il entretient avec l’objet actuel de la demande qui est identique aux précédentes : il est donc applicable au litige.

 

Pour se prononcer sur la plainte de Maxime Gauin, le Tribunal aura à connaître de moyens dont le sort dépend de l’éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001. Si l’article 1er de ladite loi est jugé contraire à la Constitution, alors le régime de droit commun de la diffamation s’appliquera au litige.

 

Par conséquent, en desservant l’action intentée par Maxime Gauin et en conditionnant la solution au fond, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 entretient un lien réel et étroit avec l’objet de la présente demande, si bien que son inconstitutionnalité aura une influence directe sur la solution du litige : il est donc nécessairement applicable au litige.

 

C – Le motif tiré de l’hypothétique défaut de normativité de la loi du 29 janvier 2001 ne saurait être invoqué au soutien du rejet de la question prioritaire de constitutionnalité

 

Une conception étroitement normativiste a conduit le Conseil d’état, par deux décisions relatives à des questions prioritaires de constitutionnalité dirigées contre la loi du 29 janvier 2001, à refuser de soumettre ladite disposition au contrôle du Conseil constitutionnel et à regarder la loi du 29 janvier 2001 comme, par nature, inapplicable au litige en raison de son présumé défaut de normativité.

 

La 17ème chambre correctionnelle a, dans son jugement manifestement contradictoire du 25 mars 2021, maladroitement tenté de faire application de cette jurisprudence du Conseil d’Etat en jugeant, après avoir déclaré la loi du 29 janvier 2001 applicable au litige, que celle-ci serait finalement dépourvue de portée normative et que par conséquent la question prioritaire de constitutionnalité serait irrecevable.

 

Pourtant, une telle motivation ne peut en l’espèce être opposée, car c’est précisément cette interprétation constante de la disposition de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001, émanant de la juridiction suprême de l’ordre administratif qu’est le Conseil d’État, qui fait l’objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité.

 

i.                    L’interprétation de la juridiction suprême est constante et porte sur une disposition précise.

 

Alors même que le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à se prononcer sur la disposition législative litigieuse (cf. III du présent mémoire), le Conseil d’État a jugé, le 19 octobre 2015, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre la loi du 29 janvier 2001, que « les dispositions d’une loi qui sont dépourvues de portée normative ne sauraient être regardées comme applicables au litige […] ; qu’une disposition législative ayant pour objet de “reconnaître” un crime de génocide n’a pas de portée normative ; que, par suite, les dispositions de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 […] ne peuvent être regardées comme applicables au litige » (CE, 19 octobre 2015, req. n392400).

 

Dans ses conclusions, le rapporteur public relevait que la disposition précitée « n’a jamais été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel et, si vous l’estimiez applicable au litige, la question devrait à notre avis être renvoyée », avant toutefois d’affirmer dogmatiquement « qu’une disposition non normative ne peut, par nature, pas être applicable au litige ».

 

Cette interprétation émanée de la juridiction suprême de l’ordre administratif a été confirmée par une autre décision du Conseil d’état rendue le 13 janvier 2017 (CE, 13 janvier 2017, req. n392400) : elle est donc constante, porte sur une disposition législative précise et émane d’une juridiction suprême.

 

ii.                  Une interprétation jurisprudentielle constante émanant du Conseil d’Etat peut être contestée devant la Cour de cassation

 

En se fondant sur les conditions posées par le Conseil constitutionnel (décision du 8 avril 2011, n2011-120 QPC), la Cour de cassation rappelle que la contestation peut « concerner la portée que donne à une disposition législative précise l’interprétation qu’en fait la juridiction suprême de l’un ou de l’autre ordre » (Cass., Rapport 2014).

 

Dès lors, les justiciables peuvent contester devant la Cour de cassation l’interprétation constante que le Conseil d’État donne d’une disposition législative, et réciproquement.

 

Ainsi, de la même manière que le Conseil d’État transmet des questions prioritaires dirigées contre une interprétation jurisprudentielle retenue par la Cour de cassation (par exemple, CE, 28 février 2019, req. n424993), la Cour de cassation a d’ores et déjà pu transmettre des questions dirigées contre l’interprétation d’une disposition législative émanant de la juridiction suprême de l’ordre administratif (Civ. 3e, 28 septembre 2011, QPC n11-14.363 ; décision du Cons. const., 2 décembre 2011, n2011-201 QPC).

 

iii.                L’application du critère de normativité par la Cour de cassation

 

Enfin, il convient de rappeler que la chambre criminelle ne retient pas la conception étroite de la normativité promue par le Conseil d’état et a une conception plus pragmatique du « droit souple ».

 

Dans son étude annuelle de 2018, la Cour note ainsi que « si les principes du droit pénal font mauvais ménage avec le droit souple, il est inévitable cependant qu’on invoque devant la Cour de cassation […] des instruments qui ont en commun, à leur origine, non pas d’obliger leurs destinataires, mais plutôt de contribuer à orienter des comportements. Dès lors que la chambre criminelle de la Cour de cassation les prend en considération, soit pour favoriser la répression ou la réparation, soit au contraire pour épargner les personnes poursuivies, ces normes douces deviennent du droit, qui n’est plus simplement proposé, recommandé, conseillé, mais effectif pour l’espèce abordée et pour d’autres similaires ».

 

Ainsi, une loi, même purement incantatoire, déclaratoire, dont se saisit une juridiction, pour favoriser la répression ou épargner les personnes poursuivies, devient du droit : tel est le cas, en l’espèce, de la loi du 29 janvier 2001 qui a servi à épargner les personnes poursuivies.

 

Par conséquent, l’hypothétique défaut de normativité de la loi du 29 janvier 2001 ne saurait être invoqué pour motiver un non-lieu à renvoi en excipant de l’inapplicabilité au litige de la disposition législative, car :

 

-          1° : C’est précisément cette interprétation constante d’une disposition législative précise qui émane d’une juridiction suprême qui fait l’objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité ;

 

-          2° : Dès lors que la loi du 29 janvier 2001 est, ainsi que l’a constaté la 17ème chambre correctionnelle le 25 mars 2021, « susceptible d’intervenir, de manière légitime, dans l’analyse des moyens présentés par les parties », celle-ci a nécessairement une portée normative bien qu’ambiguë.

 

           


 

2.2. La disposition législative visée n’a pas fait l’objet d’une déclaration de conformité

 

Aux termes de l’article 23-2 de l’ordonnance de 1958 susvisée, auquel renvoie l’article 23-4, il est procédé à la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité « si les conditions suivantes sont remplies : […] 2° [la disposition contestée] n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstance ».

 

Ainsi, sauf changement de circonstances, est irrecevable la question prioritaire de constitutionnalité relative à une disposition législative qui a été « spécialement examinée » par le Conseil constitutionnel (décis. n2010-9 QPC, 2 juillet 2010, Section française de l’Observatoire international des prisons).

 

En l’espèce, il convient en premier lieu de rappeler que l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 n’a fait l’objet d’aucun contrôle a priori sur le fondement de l’article 61 al. 2 de la Constitution : à l’adoption de la loi, les députés et sénateurs se sont refusés à saisir le Conseil constitutionnel, et cette disposition ne figure pas au répertoire des décisions déclarées conformes à la Constitution publié sur le site internet du Conseil constitutionnel.

 

En second lieu, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 n’a fait l’objet d’aucun contrôle a posteriori : depuis l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité en 2010, aucune question relative à la disposition législative contestée n’a été renvoyée au Conseil constitutionnel.

 

En troisième lieu, le Conseil constitutionnel n’a pas eu à connaître de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 au cours d’un contrôle incident au titre de la jurisprudence dite « néo-calédonienne ».

 

En effet, lors de l’examen de la conformité à la Constitution de la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, le Conseil s’est refusé à faire application de cette technique de contrôle incident et a affirmé que « la loi déférée étant censurée, il ne pouvait, en tout état de cause, être considéré qu’était modifié, complété ou affecté le domaine de la loi du 29 janvier 2001 » (commentaire sur décis. n2012-627 DC, 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi). Le communiqué de presse du Conseil constitutionnel relatif à cette décision prend d’ailleurs le soin de préciser que « le Conseil constitutionnel ne s’est ainsi pas prononcé dans cette décision sur la loi du 29 janvier 2001 […]. Cette loi ne lui était pas soumise et, a fortiori, il n’a formulé aucune appréciation sur les faits en cause ».

 

Aussi, le Conseil constitutionnel a rappelé dans sa décision du 8 janvier 2016 Vincent Reynouard (n° 2015-512 QPC) qu’il n’était pas saisi de la loi du 29 janvier 2001 qui figure au visa de la décision précitée : « Vu la loi n2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 […] Considérant que […] l’ANEHTPS demande en outre l’abrogation de la loi du 29 janvier 2001 susvisée dont le Conseil constitutionnel n’est pas saisi ».

 

Enfin, la loi du 29 janvier 2001 ne figure pas parmi les dispositions législatives déclarées conformes par le Conseil le 26 janvier 2017 alors qu’il était saisi par plus de soixante sénateurs et soixante députés de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté dont l’article 173 entendait réprimer la négation de certains crimes n’ayant pas fait l’objet d’une condamnation judiciaire (Décision n°2016-745 DC du 26 janvier 2017).

Par conséquent, il ressort de ce qui précède que la loi du 29 janvier 2001 n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

 

 

2.3. La question posée est à la fois sérieuse et nouvelle

 

 

Aux termes de l’article 23-4 de l’ordonnance de 1958 susvisée, la question prioritaire de constitutionnalité est transmise si elle est « nouvelle » ou si elle « présente un caractère sérieux ». Ainsi, « pour apprécier le caractère sérieux ou non de la QPC, la Cour de cassation se livre à un véritable précontrôle de constitutionnalité, en reprenant les principes dégagés par le Conseil constitutionnel » (Cass., Rapport 2012).

 

En l’espèce, outre le fait qu’il serait opportun de faire trancher définitivement par le Conseil constitutionnel une question qui se pose à l’occasion de nombreux litiges et qui soulève de forts enjeux d’opinion, ce qui caractérise sa « nouveauté » au sens de la jurisprudence constitutionnelle, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 introduit une rupture d’égalité devant la loi pénale (A), méconnaît les exigences relatives à la liberté d’expression en autorisant des « abus » pourtant réprimés par la loi (B), alors même que l’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de cet article prive le justiciable de son droit à un recours effectif (C) et que l’ensemble des décisions relatives à cet article révèle sa portée normative ambiguë contraire au principe de normativité de la loi et au principe de sécurité juridique (D).

 

 

A – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 introduit une rupture d’égalité devant la loi pénale

 

L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ».

 

Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel rappelle, de jurisprudence constante, que si « le principe d’égalité devant la loi pénale ne fait pas obstacle à ce qu’une différenciation soit opérée par le législateur entre agissements de nature différente » (décis. 7 novembre 1989, n89-262 DC), la loi pénale ne saurait, toutefois, « pour une même infraction, instituer des peines de nature différente, sauf à ce que cette différence soit justifiée par une différence de situation en rapport direct avec l’objet de la loi » (décis. 9 septembre 2011, n2011-161 QPC). De la même manière, la loi ne pourrait « dans l’édiction des crimes ou des délits ainsi que des peines qui leur sont applicables, instituer au profit de quiconque une exonération de responsabilité à caractère absolu, sans par là même porter atteinte au principe d’égalité » (décis. 7 novembre 1989, n89-262 DC). Ainsi, le principe d’égalité s’oppose à une application différenciée de la loi pénale.

 

Dès lors, est contraire au principe d’égalité devant la loi pénale, la disposition qui, soit directement, soit indirectement, conduit à exonérer de responsabilité une catégorie de personnes pour des faits pourtant incriminés sous la prévention d’une même infraction.

 

Pourtant, en l’espèce, la loi du 29 janvier 2001 introduit une application différenciée d’un même régime d’infraction selon que le propos réputé diffamatoire concerne ou non la question du « génocide arménien ».

 

Selon la Cour d’appel de Paris, le fait que la qualification de « génocide » arménien soit consacrée par la loi du 29 janvier 2001 autorise impunément des propos diffamatoires qui, sans cette loi, tomberaient sous le coup du régime de droit commun posé par la loi du 29 juillet 1881.

 

En effet, selon une jurisprudence établie de la Cour de cassation, constituent l’infraction de diffamation, les propos qui attribuent à la personne visée la commission d’un délit ou d’un crime (Crim., 15 octobre 1985, n84-91.598). La Cour de cassation considère que les thèses négationnistes portent incontestablement atteinte à l’honneur et à la considération (Crim. 14 juin 2000, JurisData n°2000-003094). Ainsi, la Cour de cassation a estimé l’imputation de « négationnisme au sens primaire du terme » diffamatoire alors qu’il était fait référence à l’histoire coloniale française (Crim. 9 novembre 2010 n°10-80816).

 

En l’espèce, dans un contexte excluant la loi du 29 janvier 2001, les propos affirmant que Maxime Gauin est un « négationniste du génocide arménien », auraient été constitutifs d’une diffamation publique envers particulier, sans que les mis en cause puissent bénéficier de la bonne foi et jouer de l’atténuation tirée du de la loi du 29 janvier 2001 qui fonde le « cadre d’un sujet d’intérêt public sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 ».

 

Par conséquent, la loi du 29 janvier 2001 introduit une rupture d’égalité devant la loi pénale : une même infraction (la diffamation) reçoit deux traitements différents selon qu’elle porte sur le « génocide » arménien ou non.

 

B – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 méconnaît les exigences relatives à la liberté d’expression en autorisant des « abus » pourtant réprimés par la loi

 

La liberté d’expression est fondée sur l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

 

Selon le Conseil constitutionnel, cette « liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (décis. 28 mai 2010, n2010-3 QPC).

 

Ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel, « il est loisible au législateur d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer ; qu’il lui est également loisible, à ce titre, d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » (décis. 8 janvier 2016, n2015-512 QPC).

 

Plus spécifiquement, les exigences inhérentes à la liberté d’expression doivent se comprendre à l’aune de la définition générale de la liberté posée à l’article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». Sont par conséquent constitutifs d’un abus de liberté d’expression les propos qui nuisent à autrui et qui sont, à ce titre, incriminés par la loi.

 

En l’espèce, la loi du 29 janvier 2001 autorise les abus de cette liberté.

 

Les articles de la loi du 29 juillet 1881 relatifs à la diffamation ont pour finalité de déterminer les exigences inhérentes à l’exercice de la liberté d’expression, en vue de garantir le maintien de l’ordre public, les droits des tiers et les bornes « qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ».

 

Ainsi, en contribuant à soumettre les propos visés en l’espèce à un régime dérogatoire au droit commun, exorbitant des incriminations prévues précisément pour garantir la protection des droits de chacun, la loi du 29 janvier 2001 autorise des abus contraires à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

 

C – L’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 prive le justiciable de son droit au recours effectif

 

Sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution », le Conseil constitutionnel a dégagé le « droit au recours » (décis. 13 août 1993, n93-325 DC) ou, plus précisément, « le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif » (décis. 16 février 2018, n2017-691 QPC). Ce droit au recours effectif s’oppose à ce qu’un justiciable soit privé d’accès au juge.

 

Pourtant, en l’espèce, l’interprétation de la loi du 29 janvier 2001 prive le justiciable d’accès au juge constitutionnel.

 

En affirmant de façon constante que la loi du 29 janvier 2001 est, par nature, dépourvue de portée normative, les juridictions suprêmes – plus précisément le Conseil d’État – procèdent à une interprétation qui aboutit au paradoxe suivant : les justiciables se voient appliquer, soit devant les juridictions, soit devant l’administration, les significations que les juges du fond ou les autorités administratives prêtent à la loi du 29 janviers 2001, laquelle emporte donc des effets juridiques et des effets pratiques, alors même qu’est refusée à ces justiciables la voie de la question prioritaire de constitutionnalité, au motif que cette loi serait dépourvue de portée normative, et lors même que le défaut de normativité des lois est un grief d’inconstitutionnalité qui implique, dans un état de droit, une censure.

 

Cette interprétation de la loi du 29 janvier 2001 prive donc les justiciables d’accès au juge, en violation du droit à un recours effectif.

 

 


 

D – L’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 revêt une portée normative ambiguë contraire au principe de normativité de la loi

 

Sur le fondement de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose que « la loi doit être la même pour tous », ainsi que sur le fondement de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi, notamment l’article 34 de la Constitution, le Conseil constitutionnel considère « l'accessibilité et l'intelligibilité de la loi » comme un « objectif de valeur constitutionnelle » (décis. 16 décembre 1999, n° 99-421 DC). Il en a déduit « qu'il appartient au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie l'article 34 de la Constitution » et qu’une disposition législative dont « la portée normative est incertaine » est dès lors inconstitutionnelle (décis. 24 juillet 2003, n° 2003-475 DC).

 

Le Conseil est ensuite allé plus loin, posant le principe selon lequel « sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative » et que dès lors, « une portée normative incertaine » viole l’article 34 de la Constitution (décis. 29 juillet 2004, n° 2004-500 DC).

 

Dès lors, les lois dépourvues de portées normatives sont contraires à la Constitution et systématiquement censurées par le Conseil constitutionnel.

Ainsi, depuis 2005, le Conseil constitutionnel censure systématiquement les dispositions législatives dépourvues de toute portée normative, en se fondant sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et sur « l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi » :

-          Décision n°2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école :

« Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale... » ; qu'il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ; 

Considérant qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; qu'à cet égard, le principe de clarté de la loi, qui découle du même article de la Constitution, et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ;

(…) Considérant que ces dispositions sont manifestement dépourvues de toute portée normative ; que, dès lors, le II de l'article 7 de la loi déférée est contraire à la Constitution ; (…). »

 

-          Décision n°2016-741 DC du 8 décembre 2016, Loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique :

« L'article 134 complète l'article L. 225-18 du code de commerce afin d'indiquer que l'assemblée générale ordinaire d'une société anonyme peut désigner un administrateur chargé du suivi des questions d'innovation et de transformation numérique.

Les sénateurs requérants soutiennent que cet article est dépourvu de portée normative et, par suite, inconstitutionnel.

Selon l'article 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale... ». Il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative.

Les dispositions de l'article 134 de la loi déférée, qui se bornent à conférer à l'assemblée générale ordinaire d'une société anonyme le pouvoir de confier à un administrateur la charge de suivre des évolutions technologiques, sont dépourvues de portée normative. Dès lors, cet article est contraire à la Constitution. »

 

-          Décision n°2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté :

« L'article 68 de la loi déférée se borne à prévoir : « La Nation reconnaît le droit de chaque jeune atteignant à compter de 2020 l'âge de dix-huit ans à bénéficier, avant ses vingt-cinq ans, d'une expérience professionnelle ou associative à l'étranger ». Dépourvu de portée normative, cet article est contraire à la Constitution. »

 

-          Décision n°2018-766 DC du 21 juin 2018, Loi relative à l’élection des représentants au Parlement européen :

« Selon l'article 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale ... ». Il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative. 

(…) Il résulte de tout ce qui précède que, sans que le Conseil constitutionnel ait à se prononcer sur le bien-fondé des dispositions contestées, celles-ci, qui, d'ailleurs, ont pour effet de nuire à l'intelligibilité du reste du premier alinéa de l'article 9, sont dépourvues de portée normative. Elles sont donc contraires à la Constitution. »

 

C’est ainsi que dès le 29 novembre 2006, un collectif de 56 juristes de renom avait lancé un appel contre les lois mémorielles au motif que « la loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution. Or ces lois, que les autorités compétentes se gardent bien de soumettre au Conseil constitutionnel, violent à plus d’un titre la Constitution :

-          Elles conduisent le législateur à outrepasser la compétence que lui reconnait la Constitution en écrivant l’histoire. Les lois non normatives sont ainsi sanctionnées par le Conseil constitutionnel. Telle est le cas des lois dites « mémorielle ».

-          (…) Par leur imprécision quant à la nature de l’infraction, ce dont témoignent les décisions de justice qui s’y rapportent, le législateur attente au principe constitutionnel de la légalité des peines et à la sécurité juridique en matière pénale » (Pièce n°1).

 

Encore récemment, le Conseil constitutionnel a eu, à l’occasion de sa saisine relative à des lois mémorielles, à rappeler le principe constitutionnel de normativité de la loi que violent les lois mémorielles : « Considérant qu'une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi (…) » (Décision n°2012-647 DC du 28 février 2012).

 

Ainsi, loin d’accorder une forme d’immunité aux dispositions législatives non normatives qui les protégerait de tout contrôle de constitutionnalité, le Conseil censure systématiquement celles qui lui sont soumises.

 

Aussi, au-delà du défaut de normativité des lois, le Conseil constitutionnel juge contraire à la Constitution toute loi qui présente une normativité ambiguë :

 

-          Décision n°2003-475 DC du 24 juillet 2003, Loi portant réforme de l’élection des sénateurs :

« 23. Considérant, en deuxième lieu, que la portée normative du premier alinéa inséré à l'article L. 52-3 du code électoral est incertaine ; 

(…) Considérant qu'il résulte de ce qui précède que l'article 7 de la loi déférée est contraire tant à l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi qu'au principe de loyauté du suffrage ; 

(…) L'article 7 de la loi portant réforme de l'élection des sénateurs est déclaré contraire à la Constitution. »

 

-          Décision n°2004-500 DC du 29 juillet 2004, Loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales :

« Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale » ; qu'il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ; 

Considérant, de plus, qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; qu'à cet égard, le principe de clarté de la loi, qui découle du même article de la Constitution, et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ;

(…) Considérant que la première des deux conditions prévues par l'article 4 de la loi déférée, relative à la garantie de la libre administration des collectivités territoriales, outre son caractère tautologique, ne respecte, du fait de sa portée normative incertaine, ni le principe de clarté de la loi ni l'exigence de précision que l'article 72-2 de la Constitution requiert du législateur organique ;(…). »  

 

Dès lors, la contrariété au principe de normativité des lois n’implique pas automatiquement l’absence de toute portée normative, mais inclut les cas de normativité ambiguë.

 

Enfin, comme l’indiquait un article extrait des Cahiers du Conseil constitutionnel, « les droits ne sont pas garantis lorsque l’existence de telle ou telle obligation ou de telle ou telle interdiction est incertaine, lorsqu’il appartient au citoyen de déterminer ce qui, dans la loi, relève de la règle, ou seulement de l’orientation, de la déclaration d’intention ou de la croyance. […] Les droits sont menacés par la loi si le caractère normatif de celle-ci est sujet à caution et, plus encore, lorsque la portée normative et son intensité normative sont incertaines. Non seulement une loi qui édicte une règle incertaine est susceptible d’inégale application […] mais encore elle menace la liberté de l’individu en ne définissant pas de manière précise les bornes qui peuvent être assignées à sa liberté » (« La normativité de la loi : une exigence démocratique », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2007, n21).

 

En l’espèce, la loi du 29 janvier 2001 revêt une portée normative ambiguë particulièrement préjudiciable en matière pénale.

 

En effet, ce texte déclaratif est pourtant, ainsi que l’a relevé la 17ème chambre correctionnelle le 25 mars 2021, « applicable au litige » et « susceptible d’intervenir, de manière légitime, dans l’analyse des moyens présentés par les parties ».

 

Il ne fait nul doute que la présence de la loi du 29 janvier 2001 dans l’ordonnancement juridique entraîne des effets normatifs incertains et attentatoires aux droits du plaignant.

 

Dès lors, il n’est d’autre voie de recours, pour clarifier l’application du corpus législatif actuel, que de transmettre la présente question prioritaire de constitutionnalité.

 

 


 

Par ces moyens et tous autres à produire, déduire ou suppléer, au besoin d’office, le plaignant conclut qu’il plaise à la Cour d’Appel de Paris de :  

 

-          Prendre acte que la question prioritaire de constitutionnalité porte, d’une part, sur l’interprétation constante que les juridictions suprêmes donnent de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 et, d’autre part, ensemble, sur les dispositions elles-mêmes de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 ;

 

-          Prendre acte que Maxime Gauin fait grief à cette interprétation et, ensemble, à l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 de :

 

o   Violer le principe d’égalité devant la loi garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 ;

 

o   Violer la liberté d’expression garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et, tout particulièrement, les exigences relatives aux « abus » de cette liberté ;

 

o   Violer le droit à un recours effectif garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en tant que l’interprétation précitée rend inapplicable à tout litige, pour défaut de normativité, l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 ;

 

o   Violer le principe de normativité des lois garanti par l’article 34 de la Constitution ;

 

-          Constater que les conditions de transmission sont remplies ;

 

-          Transmettre, dans les conditions prévues par l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, à la Cour de Cassation sans délai la question prioritaire de constitutionnalité soulevée afin que celle-ci procède à l’examen qui lui incombe en vue de sa transmission au Conseil constitutionnel pour qu’il relève l’inconstitutionnalité de la disposition contestée, prononce son abrogation et fasse procéder à la publication qui en résultera.

 

 

Fait à Paris, le 16 novembre 2021

 

 


 

Bordereau de pièces

 

Pièce n°1 :       Appel des professeurs de droit


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