jeudi 30 décembre 2021

Les Arméniens et la croyance en la calomnie antisémite des « crimes rituels » à l’époque ottomane tardive


 

 

Henri Nahum, « Portrait d’une famille juive de Smyrne vers 1900 », dans Paul Dumont et François Georgeon (dir.), Vivre dans l’Empire ottoman : Sociabilités et relations intercommunautaires (XVIIIe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 166-167 :

« Périodiquement, aux alentours de la Pâque juive, la communauté juive est accusée d’avoir assassiné un enfant chrétien pour mêler son sang au pain azyme. Des émeutiers grecs et arméniens font irruption dans le quartier juif, molestent les passants, cassent les devantures des magasins, pillent les marchandises. On a beau retrouver quelques jours plus tard l’enfant disparu qui en général a fait une fugue, rien n’y fait : la calomnie de meurtre rituel renaît l’année suivante. À Smyrne, il y a eu des incidents analogues en 1888, 1890, 1896. Quelques mois après la photographie qui fait l’objet de cet article, en mars 1901, un jeune Grec disparaît. La foule envahit le quartier juif, conspue l’archevêque orthodoxe qui essaye de calmer les émeutiers, monte au clocher de l’église et sonne le tocsin. Le vali (gouverneur) rétablit le calme et ordonne un procès. On retrouve le jeune garçon disparu qui était allé passer quelques jours à Tchechmé chez des amis. »

 

« VI. Fausses accusations », Bulletin de l’Alliance israélite universelle, 1887, pp. 41-42 :

« 1. Un journal de Constantinople, le Stamboul, dans son numéro du 4 avril, prétendait que deux Juifs s’étaient emparés, dans cette ville, d’une jeune fille arménienne, âgée d’environ huit ans, et l’avaient mise dans un sac pour la tuer. Interrogés par deux passants au sujet du contenu de leur sac, les deux Juifs se seraient sauvés en abandonnant leur charge, les passants auraient alors ouvert le sac et trouvé l’enfant à demi asphyxiée. Un des deux Juifs aurait été arrêté et l’autre serait parvenu à s’échapper. Cette histoire émut la population chrétienne, plusieurs colporteurs juifs furent maltraités dans divers quartiers de Constantinople. Sur la prière du grand rabbin, une enquête fut immédiatement ordonnée par S[on] A[ltesse] le grand vizir. Elle prouva qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans toute cette histoire, si ce n’est l’arrestation du Juif et les faits de violences contre les Israélites. Le colporteur juif, qui se nommait Semaria, fut immédiatement remis en liberté et le procureur général de Stamboul fit publier dans les journaux turcs du 26 avril le communiqué suivant :

“L’homme qui aurait sauvé la petite fille de Semaria et de son complice n’a pu être découvert, bien qu’étant arménien, d’après les affirmations de l’enfant, il ait eu intérêt à se présenter pour témoigner de la véracité des déclarations de la petite victime, qui est arménienne comme lui. Or, ce sauveur inconnu n’ayant pas donné signe de vie, il est certain que la petite fille a récité une fable qu’on lui a peut-être racontée jadis pour la divertir ou pour hâter son sommeil.

Enfin, l’autre Juif, qu’on avait dit être le complice de Semaria, n’a pu être non plus découvert. Par ces motifs, la mise en liberté de Semaria est confirmée.”

Le bruit d’une autre disparition d’enfant a été répandu à Constantinople le 10 avril, dans le quartier de Yéni Mahalle-Haskeuy [Hasköy, où les Juifs et les Arméniens étaient nombreux à l’époque] ; naturellement, les Juifs étaient encore les coupables. Mais la police retrouva bien vite l’enfant, qui se promenait à Stamboul. »

 

L’accusation de « crime rituel » a été abondamment reprise, à partir des années 1920, par le journal nazi Der Stürmer et ce fut l’unique accusation antisémite que son directeur, Julius Streicher, osa maintenir au procès de Nuremberg, ce qui provoqua d’ailleurs une altercation publique avec son propre avocat. Elle n’était d’ailleurs pas le seul prétexte invoqué par des antisémites arméniens et grecs, à la fin de l’époque ottomane, afin de s’en prendre aux Juifs.

 

« IV. Israélites de Turquie », Bulletin de l’Alliance israélite universelle, 2e semestre 1884-1er semestre 1885, pp. 24-25 :

« Voici un autre incident qui prouve avec quelle facilité la population grecque porte contre les israélites, sans preuve aucune, les accusations les plus odieuses :

Samedi matin, 18 avril, un épicier grec nommé Stépan, établi dans le quartier de Haïdar Pacha, où demeurent une centaine de familles juives, trouva sur le seuil de sa boutique une croix couverte d’ordures. Il fit part de sa découverte à ses voisins, la nouvelle se répandit très rapidement et il se forma bientôt un grand rassemblement. Des menaces et des imprécations furent proférées contre les juifs, qu’on accusa d’avoir commis ce sacrilège. Des injures on passa bientôt aux faits, et la foule ameutée brisa les vitres de quelques maisons juives.

La police, avertie, courut sur les lieux ; elle fut impuissante à lutter contre les émeutiers. Une délégation de la communauté [juive] se rendit à Scutari, dont relève Haïdar Pacha, pour demander des renforts ; d’autres coururent chez le grand rabbin, à Couscoundjouk, pour l’informer de ce qui se passait.

Dans cet intervalle, on découvrit les vrais coupables. C’étaient deux gendarmes musulmans d’un corps de garde voisin de l’épicerie de Stépan, qui, s’étant pris de querelle avec l’épicier quelques jours auparavant, lui avaient joué cette farce singulière ; on les jeta immédiatement en prison.

Mais l’agitation ne se calma pas. Le gouverneur de Scutari, fit chercher des soldats. Les éphories des églises grecques et arméniennes cherchèrent de leur côté à apaiser les esprits [ce qui signifie qu’il y avait des Arméniens parmi les briseurs de vitres]. Les Grecs continuèrent à injurier les Juifs et lancèrent contre les passants et les maisons israélites une grêle de pierres. Pendant toute la soirée du samedi, les fenêtres d’un grand nombre de maisons juives furent brisées. Le lendemain, dimanche, la situation devint plus grave. Une foule de gens sans aveu accoururent des quartiers voisins, les désordres augmentèrent et un grand nombre de familles juives, accompagnées de quelques notables grecs et escortées d’un piquet de soldats, quittèrent le village et s’embarquèrent à bord d’un bateau que la police avait mis à leur disposition. Ils se rendirent à Haskeuy et à Balata, où ils passèrent la nuit.

Dimanche soir, M. Barouch Cohen, membre du comité régional de l’Alliance [israélite universelle], s’est rendu auprès de S[on] E[xcellence] Osman Pacha, ministre de la Guerre, qui a promis de prendre les mesures nécessaires pour éviter tout nouveau conflit. MM. Agiman, Félix Bloch et Fernandez Diaz, autres membres du comité, ont également fait des démarches auprès des autorités turques et du Patriarche [orthodoxe], pour empêcher le renouvellement de scènes pareilles.

La police et les autorités ont pris des mesures énergiques contre les émeutiers, une centaine d’arrestations ont été faites, et cette intervention vigoureuse a permis aux israélites de retourner en toute sécurité dans leurs foyers. Il faut ajouter qu’ici encore, comme pour l’incident de Tchorlou, le patriarcat œcuménique [c’est-à-dire orthodoxe] a contribué grandement à apaiser les esprits en blâmant sévèrement les fauteurs de désordre. »

 

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