dimanche 3 janvier 2021

La nature du régime instauré par Kemal Atatürk (cible traditionnelle des nationalistes arméniens)


 

Maurice Duverger, Les Partis politiques, Paris, Le Seuil, 1981, pp. 375-377 :

« À l’inverse, certains partis uniques ne sont pas réellement totalitaires, ni par leur philosophie, ni par leur structure. Le meilleur exemple est ici fourni par le Parti républicain du peuple, qui a fonctionné en Turquie, de 1925 à 1946, comme parti unique. Sa première originalité résidait dans son idéologie démocratique. Il ne présentait, à aucun degré, le caractère d’ordre ou d’Église de ses congénères fascistes ou communistes. Il n’imposait pas à ses membres une foi, ni une mystique : la révolution kémaliste fut essentiellement pragmatique. […]

On a parfois comparé la mentalité du Parti républicain du peuple à celle du Parti radical-socialiste français de la grande époque : ce n’est pas absurde. Son nom même de “républicain” l’apparente beaucoup plus à la Révolution française et à la terminologie du XIXe siècle qu’aux régimes autoritaires du XXe. Cette ressemblance s’affirme dans la Constitution turque, qui donne le pouvoir à la Grande Assemblée nationale, à la mode de la Convention, et refuse de créer un exécutif distinct. Ladite Constitution est basée tout entière sur le principe de souveraineté nationale, qu’elle proclame expressément avec une grande vigueur : “La souveraineté appartient à la nation sans aucune restriction.” L’apologie de l’autorité, quotidienne dans les régimes fasciste, était remplacée par l’apologie de la démocratie : non pas une démocratie “nouvelle”, qualifiée de “populaire”, mais de la démocratie politique traditionnelle. Le parti ne déduisait pas son droit à gouverner de son caractère d’élite politique, ou de “pointe avancée de la classe ouvrière”, mais de la majorité qu’il obtenait aux élections.

Que cette majorité fût d’autant plus sûre qu’un seul candidat affrontait les suffrages populaires est un autre aspect du problème. Ce fait n’était d’ailleurs pas présenté comme un idéal, mais comme une nécessité regrettable et provisoire. Ce régime de parti unique n’a jamais reposé sur une doctrine de parti unique. Il n’a pas donné au monopole un caractère officiel, il n’a pas essayé de le justifier par l’existence d’une société sans classe ou la volonté de supprimer les luttes parlementaires et la démocratie libérale. Il a toujours été gêné par le monopole, et presque honteux. Le parti unique turc avait mauvaise conscience ― à la différence de ses congénères communistes ou fascistes, qui se présentaient comme des modèles à imiter. Pour ses chefs, l’idéal restait le pluralisme, le monopole découlant de la situation politique particulière de la Turquie. Plusieurs fois, Kémal s’est efforcé d’y mettre fin, et à lui seul, ce trait est profondément révélateur. Rien de pareil n’était concevable dans l’Allemagne hitlérienne ou dans l’Italie mussolinienne. En 1924, le Parti progressiste de K[azım] Karabékir constituait le premier essai de pluralisme, qui avait pris fin dès 1925 après la révolte des Kurdes, la proclamation de l’état de siège et l’expulsion de députés progressistes de l’Assemblée. En 1930, Kémal fit créer de toutes pièces un Parti libéral par son ami Fatih bey, ambassadeur à Paris, spécialement rappelé pour la circonstance ; mais cette opposition devint le point de ralliement des adversaires du régime, particulièrement des cléricaux et des fanatiques religieux, et le Parti libéral fut dissous. En 1935, on fit élire des personnalités indépendantes, avec l’accord du Parti républicain du peuple. On a souvent raillé ces efforts pour créer une opposition. Ils signifiaient malgré tout que le régime de Kémal reconnaissait la valeur supérieure du pluralisme, et qu’il fonctionnait dans le cadre d’une philosophie pluraliste de l’État.

D’un autre côté, le parti unique turc n’avait rien de totalitaire dans sa structure. Il ne reposait pas sur des cellules ou des milices, ni même sur des sections véritables : on pouvait plutôt le considérer comme un parti de comités, plus important par ses cadres que par ses adhérents. Certes, il multipliait les réunions publiques, les assemblées populaires, les congrès, destinés à l’éducation des masses. Mais les masses elles-mêmes n’étaient pas directement enrégimentées dans le parti, plus proche encore par ce trait du radical-socialisme que du fascisme. Il faut ajouter que l’adhésion était ouverte, que le mécanisme d’expulsion et de purges n’existait pas, qu’il n’y avait ni uniformes, ni défilés, ni discipline rigide. En fait, la démocratie intérieure du parti semble avoir été assez développée. Officiellement, tous ses dirigeants, à tous les degrés, étaient élus ; pratiquement, l’élection ne paraît pas avoir été plus “dirigée” que dans les partis des régimes pluralistes. Il est remarquable aussi que des factions assez nombreuses aient pu se constituer autour de personnalités influentes, sans “liquidations” suivant les méthodes fascistes. Par exemple, la rivalité d’Ismet Inönü et de Celal Bayar a pris naissance à l’intérieur du Parti républicain du peuple, du vivant même d’Atatürk. Ce dernier trait est particulièrement important. Dans la mesure où les factions se développent librement à l’intérieur d’un parti, celui-ci devient un simple cadre qui limite les rivalités politiques sans les détruire : prohibé à l’extérieur, le pluralisme renaît à l’intérieur du parti, où il peut jouer le même rôle. »

 

Lire aussi, sur la période kémaliste :

Le rôle des Arméniens loyalistes en Turquie pendant la guerre de libération nationale et la conférence de Lausanne

Non, il n’y a pas eu de « massacre d’Arméniens » à Kars en 1920 (ce fut le contraire)

Kemal Atatürk et les Arméniens

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Sur le nationalisme arménien et les régimes fascistes :

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La précocité du rapprochement entre la Fédération révolutionnaire arménienne et l’Italie fasciste (1922-1928)

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De l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian

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Après tout, qui se souvient de ce que faisait Vahan Papazian pendant la Seconde Guerre mondiale ? Du maquis des fedai à la collaboration avec le IIIe Reich, en passant par le soutien au Khoyboun : l’engagement de toute une vie au service de la FRA-Dachnak

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L’arménophilie d’Alfred Rosenberg

Sur le nationalisme arménien et le stalinisme :

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