mardi 19 mai 2020

Le rôle des Arméniens loyalistes en Turquie pendant la guerre de libération nationale et la conférence de Lausanne




Tufan Türenç, « Berç Keresteciyan Efendi'nin öyküsü », Hürriyet, 1er juin 2001 (traduction française en ligne) :
« En 1919, Istanbul se débattait dans la douleur d’un armistice imposé par les alliés qui avaient envahi le pays. Berç Keresteciyan Efendi travaillait alors comme directeur de la banque ottomane. Mustafa Kemal avait fait sa connaissance à l’époque où il dirigeait l’agence de Salonique, sa ville natale.
Berç (prononcez Berch) Keresteciyan officiait également en qualité de vice-président du Kızılay, le Croissant-Rouge turc.
Dans cette Istanbul occupée, véritable nid d’espions, Berç Keresteciyan s’empressa d’aller voir Sadettin Ferit, l’avocat de Mustafa Kemal, afin de lui confier, en toute hâte, cette information d’une importance capitale :
« Vous êtes, je crois savoir, à la fois l’avocat et l’ami intime de son Estimé Pacha. Le navire qu’il va prendre pour se rendre à Samsun va être coulé par un torpilleur de la marine britannique dès qu’il quittera le Bosphore. Je vous en supplie, veuillez transmettre mon message à son Estimé Pacha afin qu’il prenne des précautions. ».
Malgré l’heure tardive de la nuit, Sadettin Ferit bey accourut dans la demeure de Mustafa Kemal à Şişli pour le prévenir du danger.
Le lendemain, dès que le Pacha mit le pied sur le Bandırma, le bateau qui devait l’emmener à Samsun d’où il lancera la guerre de libération, Mustafa Kemal demanda au capitaine :
« Est-il possible de longer le plus possible la côté, sans nous en éloigner ? ».
Le capitaine avoua, non sans embarras, que c’était la première fois qu’il naviguait en mer Noire et qu’il ne connaissait absolument pas les bas-fonds et les zones rocheuses à éviter.
Sur ce, Mustafa Kemal suggéra : « Nous voguerons alors à l’aide d’une boussole ».
Lorsque le capitaine, extrêmement confus, lui répondit que la boussole était en panne, le Pacha sourit et dit : « Ne vous en faites pas. Allah est tout-puissant. Essayez de suivre la côté autant que possible ».
Ainsi, c’est doucement mais sûrement que le Bandırma atteint la ville de Samsun. La résistance pouvait désormais s’organiser. […]
L’ennemi fut arrêté à côté du fleuve Sakarya, à 100 km d’Ankara. Chaque armée se préparait à cette bataille décisive qui allait déterminer l’avenir du pays. En effet, si les troupes kémalistes venaient à perdre la bataille, les Turcs seraient contraints de signer le traité de Sèvres c’est-à-dire leur acte de décès. En outre, 24 divisions de l’armée russe attendaient patiemment dans le Caucase l’issue de cet affrontement.
 Malheureusement, un effrayant problème surgit inopinément du côté turc. Les mécanismes de mise à feu des canons ramenés sur le champ de bataille étaient manquants. Une partie essentielle de l’artillerie devenait donc inutilisable et la victoire improbable.
Ces mécanismes étaient vendus clandestinement à Istanbul mais il fallait trouver 15 000 livres pour les acheter, une fortune en 1920. Personne ne savait où se procurer une telle somme d’argent. Alors, Mustafa Kemal envoya une épistole à Berç Keresteciyan Efendi pour solliciter des fonds. Sans hésiter, Berç Keresteciyan Efendi demanda aux porteurs de la lettre de venir le rejoindre dans la nuit. Il vida son compte en banque personnel et remit l’argent aux émissaires du Pacha. Ainsi, les mécanismes de mise à feu furent achetés et envoyés en Anatolie. »

Stanford Jay Shaw, From Empire to Republic. The Turkish War of National Liberation, 1918-1923, Ankara, Türk Tarih Kurumu, 2000, tome III-1, pp. 1049-1050 :
« Avec l’aide d’un capitaine de port arménien, Pandikyan Efendi, qui aidait à remplir les papiers administratifs et qui dissimulait ce qui était transporté par navires, ainsi que celle de Charles Kalchi, directeur d’une compagnie française de navigation qui était active à İstanbul depuis un demi-siècle, ils [les partisans de Mustafa Kemal (Atatürk) à İstanbul] envoyèrent régulièrement des cargaisons par leurs propres navires à travers la Mer noire jusqu’au port nationaliste d’İnebolu [on notera au passage que la première livraison de munitions opérée par le corps d’occupation français au bénéfice des nationalistes est contemporaine : décembre 1920. Ce Charles Kalchi a donc pu agir avec les encouragements des officiers en question.]. Le plus grand et le plus important étant le Ararat, avec lequel ils envoyèrent des tonnes de munitions et d’équipements par au moins trois fois, à la fin de 1920 et au début de 1921, cargaisons qui arrivèrent juste à temps pour contribuer de façon majeure aux victoires turques durant les deux batailles menées sur la rivière İnönü [en janvier et mars 1921]. Les paiements étaient effectués par l’intermédiaire de la Banque impériale ottomane, une banque privée à capitaux [majoritairement] français et britanniques, dont le directeur général adjoint [erreur : il était directeur général depuis 1914], Berç Keresteciyan Efendi (Türker) avait fait le nécessaire pour qu’un compte fût ouvert pour Felah [le groupe de kémalistes stambouliotes spécialisé dans le trafic d’armes en 1920-1921], sous le pseudonyme d’Osman, pour faire passer les sommes d’argent, venant principalement de Russie, à Ankara, et ce, afin de payer les dépenses dues au vol et au transports d’armes vers l’Anatolie. »

Saro Dadyan, « Osmanlı Hariciye Nezaretinde Ermeniler » (« Des Arméniens au ministère des Affaires étrangères ottoman ») :
« Après Artin [Dadian] Pacha, le deuxième Ottoman de famille arménienne à exercer les fonctions de secrétaire général au ministère des Affaires étrangères fut Manuk Azaryan. Né le 18 mai 1850 à Istanbul, Azaryan était le fils d’un commerçant de Tokat. […] En juillet 1909, il a été nommé membre du Sénat.
Pendant les années d’occupation [d’İstanbul, 1918-1922], Manuk Azaryan a soutenu la lutte nationale [dirigée par Mustafa Kemal, le futur Atatürk] et a organisé diverses réunions ; il est décédé en avril 1922 lors d’un incendie à Beyoglu (İnal, 2061-2063; Ali Rıza – Mehmed Galip, 7-8). »

Édouard Bernier, « La question turque — Dans l’attente d’une solution », L’Europe nouvelle, 28 février 1920, p. 341 :
« La presse française, dans sa quasi-unanimité, opposait un “non possumus” formel aux projets de M. Lloyd George [consistant à dépouiller la Turquie d’İstanbul], et les Turcs pensaient avec raison que la leçon donnée au Premier [ministre] anglais aurait un influence certaine sur les décisions à prendre par M. [Georges] Clemenceau, [s’il s’était] installé à l’Élysée [mais il a perdu]. La position ainsi prise par l'opinion publique française dans la question de Constantinople, a produit dans les milieux turcs la meilleure impression, et nous avons regagné en quelques heures le terrain que des fautes multiples nous avaient fait perdre. Au Sénat, Izzet Pacha, Mahmoud pacha, Abdurahman Cheref bey, président du Conseil d’État m’ont témoigné en termes émus leur vive gratitude, et le sénateur arménien Azarian concluait en paraphrasant les paroles célèbres : “La Turquie c’est Constantinople, et Constantinople c’est la Turquie.” »

Mim Kemal Öke, « The Responses of Turkish Armenians to the ‘Armenian Question’ », in Armenians in the Ottoman Empire and Modern Turkey (1912-1926), Ankara, Boğaziçi University Publications, 1992, p. 73 :
« Alors que la question arménienne était débattue à Lausanne [en décembre 1922], les Arméniens vivant en Turquie fondèrent, à İstanbul, une organisation nommée l’Association pour l’amitié turco-arménienne (Türk-Ermeni Teali Cemiyeti, AATA). Cette association annonçant qu’elle était le “seul représentant” du peuple arménien en Turquie, elle envoya deux télégrammes, le premier au chef de l’État, Mustafa Kemal Paşa [Atatürk] et le second au chef de la délégation turque à la conférence de Lausanne, İsmet Paşa [İnönü]. L’AATA informa İsmet Paşa que les Arméniens de Turquie lui avaient conféré la prérogative de défendre la nation arménienne à Lausanne et qu’ils le remerciaient d’avoir accepté de la remplir à Lausanne.
La création de l’AATA remontait à 1919, l’année même où le combat national turc démarra en Anatolie, sous la direction de M[ustafa] Kemal [Atatürk]. L’association était connue à l’époque sous le nom de Société Karabetian. Elle avait été créée dans une école arménienne portant ce nom. Karabetian, le directeur de l’école en question, a expliqué plus tard qu’il ne pouvait pas retenir ses larmes en voyant İstanbul occupée. Rassemblant un certain nombre d’Arméniens turcs autour de lui, Karabetian créa sa société à İstanbul et coopéra activement avec la Société Karakol, l’organisation de résistance nationaliste, dans son aide aux kémalistes. Il apparaît que, malgré les menaces des comités arméniens, la Société Karabetian fut active dans le trafic d’armes, de munitions et d’argent au bénéfice des forces nationalistes en Anatolie. […] Après l’envoi des télégrammes [de 1922], l’Association prépara un mémorandum destiné à être soumis à la conférence de Lausanne. »

Déclaration de Mgr Kévork Arslanian, patriarche grégorien par intérim, décembre 1922, citée dans Yücel Güçlü, Armenians and the Allies in Cilicia. 1914-1923, Salt Lake City, University of Utah Press, 2010, p. 183 :
« Les Arméniens vivant en Turquie ont compris la vérité. Ils sont animés par le désir de vivre fraternellement avec les Turcs. La nation arménienne a perdu tout intérêt dans un Foyer arménien ou toute question de cette nature. »

Haut-commissariat de la République française en Syrie et au Liban — Service des renseignements, Renseignements arméniens, 27 janvier 1923, pp. 1-3, Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, 399 PA-AP 162 :
« Des renseignements reçus jusqu’à ce jour, de source en majorité sûre, il résulte que, à Constantinople, le gouvernement d’Angora [Ankara], tout en sévissant ostensiblement contre un certain nombre d’Arméniens réputés pour leur attachement aux Alliés et leurs sentiments turcophobes (en particulier ceux qui ont coopéré à l’action du contrôle administratif en Cilicie) tenterait de rassurer les autres Arméniens, dont l’attitude, jusqu’ici, a été neutre et qui, cependant, soit en raison de leur situation officielle (membres du clergé, anciens fonctionnaires ottomans), soit en raison de leur situation de fortune, leur paraissent des agents naturellement désignés pour diriger dans le sens de l’apaisement la masse arménienne.
Il convient, à ce sujet, de suivre avec la plus grande attention l’action de Monseigneur [Kévork] Arslanian, locum temens [numéro 2] actuel du patriarcat arménien de Constantinople.
Ce prélat grégorien, ancien évêque d’Adana, chef de la communauté nationale arménienne de Cilicie pendant l’occupation [française] est une personnalité intéressante, dont les avatars nombreux méritent d’être brièvement relatés.
Ayant débuté dans la vie comme “Gamavor”, c’est-à-dire tchété (brigand) arménien, il a longtemps écumé, avec sa bande, les sandjaks [départements] de majorité turque, qui se trouvaient à proximité des centres arméniens de l’Amanus et du Taurus cilicien. Un incendie accidentel survenu dans la maison de Constantinople où habitaient sa femme et ses filles, dont deux périrent, fut pour lui la cause d’un changement radical dans son existence. À la suite de ce deuil, il entra dans les ordres, fut curé de différentes paroisses et, son caractère violent ayant été discipliné par l’exercice du sacerdoce, il mit au service de la cause arménienne les qualités d’allant qui l’avaient jusqu’ici distingué. Il résolut, pendant l’occupation [française] de prendre la tête du mouvement arménien […]. Malheureusement pour lui, des politiciens [la Fédération révolutionnaire arménienne et certains éléments du parti Hintchak] d’Adana […] déterminèrent contre Monseigneur Arslanian un courant d’opinion hostile [en raison de ses déclarations recommandant d’abandonner la lutte contre les Turcs, les trois tentatives de proclamer une République chrétienne à Adana ayant complètement échoué pendant l’été 1920], qui se traduisit par les évènements de novembre 1920, au cours desquels l’évêque, pris à partie par un certain nombre de ses paroissiens de la basse classe, fut attaqué dans l’évêché, au cours d’un Conseil de fabrique, et frappé si violemment [avec la clé de l’église] que nous dûmes le faire entrer à l’hôpital militaire [où il fut trépané]. À la suite de ces évènements, Monseigneur Arslanian partit à Constantinople. Nous le perdîmes de vue depuis lors.
Il est probable que son attitude avait attiré l’attention du gouvernement d’Angora et que, voyant en lui un de ces ecclésiastiques politiciens, si nombreux en Orient, toujours prêts à intriguer sans autre souci que leur bien-être matériel et leur accession aux hautes dignités, quelle que puisse en être le résultat pour leurs coreligionnaires, ils l’avaient amené, par l’intermédiaire de M. Berk Kerestedjian [Berç Keresteciyan, décrit ci-dessus], directeur de la Banque ottomane, et de M. Artin Mosditchian [Mosdiçyan], conseiller près la cour d’appel de Constantinople, tous deux connus pour leurs sentiments turcophiles, à accepter l’intérim du patriarcat arménien.
M. Berj Kerestedjian a, du reste, donné au rédacteur du journal “Tewhid Arefkian” une interview au cours de laquelle il a déclaré que beaucoup d’Arméniens regrettaient sincèrement de ne pas être intervenus plus tôt dans la direction des affaires arméniennes de l’Empire et qu’il userait de toute son influence pour dissiper les malentendus entre Turcs et Arméniens. Il est certain que cette opinion est celle qu’il a réussi à faire partager à Monseigneur Arslanian. »

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