Maurice Duverger, Les Partis politiques, Paris, Le Seuil, 1981, pp. 375-377 :
« À l’inverse,
certains partis uniques ne sont pas réellement totalitaires, ni par leur
philosophie, ni par leur structure. Le meilleur exemple est ici fourni par le
Parti républicain du peuple, qui a fonctionné en Turquie, de 1925 à 1946, comme
parti unique. Sa première originalité résidait dans son idéologie démocratique.
Il ne présentait, à aucun degré, le caractère d’ordre ou d’Église de ses
congénères fascistes ou communistes. Il n’imposait pas à ses membres une foi,
ni une mystique : la révolution kémaliste fut essentiellement pragmatique. […]
On a parfois
comparé la mentalité du Parti républicain du peuple à celle du Parti
radical-socialiste français de la grande époque : ce n’est pas absurde. Son nom
même de “républicain” l’apparente beaucoup plus à la Révolution française et à
la terminologie du XIXe siècle qu’aux régimes autoritaires du XXe.
Cette ressemblance s’affirme dans la Constitution turque, qui donne le pouvoir
à la Grande Assemblée nationale, à la mode de la Convention, et refuse de créer
un exécutif distinct. Ladite Constitution est basée tout entière sur le
principe de souveraineté nationale, qu’elle proclame expressément avec une
grande vigueur : “La souveraineté appartient à la nation sans aucune
restriction.” L’apologie de l’autorité, quotidienne dans les régimes fasciste,
était remplacée par l’apologie de la démocratie : non pas une démocratie
“nouvelle”, qualifiée de “populaire”, mais de la démocratie politique
traditionnelle. Le parti ne déduisait pas son droit à gouverner de son
caractère d’élite politique, ou de “pointe avancée de la classe ouvrière”, mais
de la majorité qu’il obtenait aux élections.
Que cette majorité
fût d’autant plus sûre qu’un seul candidat affrontait les suffrages populaires
est un autre aspect du problème. Ce fait n’était d’ailleurs pas présenté comme
un idéal, mais comme une nécessité regrettable et provisoire. Ce régime de parti unique n’a jamais reposé
sur une doctrine de parti unique. Il n’a pas donné au monopole un caractère
officiel, il n’a pas essayé de le justifier par l’existence d’une société sans
classe ou la volonté de supprimer les luttes parlementaires et la démocratie
libérale. Il a toujours été gêné par le monopole, et presque honteux. Le
parti unique turc avait mauvaise conscience ― à la différence de ses congénères
communistes ou fascistes, qui se présentaient comme des modèles à imiter. Pour
ses chefs, l’idéal restait le pluralisme, le monopole découlant de la situation
politique particulière de la Turquie. Plusieurs fois, Kémal s’est efforcé d’y
mettre fin, et à lui seul, ce trait est profondément révélateur. Rien de pareil
n’était concevable dans l’Allemagne hitlérienne ou dans l’Italie mussolinienne.
En 1924, le Parti progressiste de K[azım] Karabékir
constituait le premier essai de pluralisme, qui avait pris fin dès 1925 après
la révolte des Kurdes, la proclamation de l’état de siège et l’expulsion de
députés progressistes de l’Assemblée. En 1930, Kémal fit créer de toutes pièces
un Parti libéral par son ami Fatih bey, ambassadeur à Paris, spécialement
rappelé pour la circonstance ; mais cette opposition devint le point de
ralliement des adversaires du régime, particulièrement des cléricaux et des
fanatiques religieux, et le Parti libéral fut dissous. En 1935, on fit élire des personnalités indépendantes, avec l’accord du
Parti républicain du peuple. On a souvent raillé ces efforts pour créer une
opposition. Ils signifiaient malgré tout que le régime de Kémal reconnaissait
la valeur supérieure du pluralisme, et qu’il fonctionnait dans le cadre d’une
philosophie pluraliste de l’État.
D’un autre côté, le
parti unique turc n’avait rien de totalitaire dans sa structure. Il ne reposait
pas sur des cellules ou des milices, ni même sur des sections véritables : on
pouvait plutôt le considérer comme un parti de comités, plus important par ses
cadres que par ses adhérents. Certes, il multipliait les réunions publiques,
les assemblées populaires, les congrès, destinés à l’éducation des masses. Mais
les masses elles-mêmes n’étaient pas directement enrégimentées dans le parti,
plus proche encore par ce trait du radical-socialisme que du fascisme. Il faut
ajouter que l’adhésion était ouverte, que le mécanisme d’expulsion et de purges
n’existait pas, qu’il n’y avait ni uniformes, ni défilés, ni discipline rigide.
En fait, la démocratie intérieure du
parti semble avoir été assez développée. Officiellement, tous ses dirigeants, à
tous les degrés, étaient élus ; pratiquement, l’élection ne paraît pas avoir
été plus “dirigée” que dans les partis des régimes pluralistes. Il est
remarquable aussi que des factions assez nombreuses aient pu se constituer
autour de personnalités influentes, sans “liquidations” suivant les méthodes
fascistes. Par exemple, la rivalité d’Ismet Inönü et de Celal Bayar a pris
naissance à l’intérieur du Parti républicain du peuple, du vivant même
d’Atatürk. Ce dernier trait est particulièrement important. Dans la mesure où les factions se
développent librement à l’intérieur d’un parti, celui-ci devient un simple
cadre qui limite les rivalités politiques sans les détruire : prohibé à
l’extérieur, le pluralisme renaît à l’intérieur du parti, où il peut jouer le
même rôle. »
Lire aussi, sur la période kémaliste :
Non,
il n’y a pas eu de « massacre d’Arméniens » à Kars en 1920 (ce fut le contraire)
Kemal
Atatürk et les Arméniens
L’évolution
et les remords de James Barton
Sur le nationalisme arménien et les régimes
fascistes :
La
popularité du fascisme italien et du nazisme dans la diaspora arménienne et en
Arménie même
L’arménophilie
de Lauro Mainardi
L’arménophilie
fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi
De
l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian
Aram
Turabian : raciste, antisémite, fasciste et référence du nationalisme arménien
en 2020
Misak
Torlakian : du terrorisme de Némésis au renseignement du Troisième Reich
L’arménophilie
d’Alfred Rosenberg
Sur le nationalisme arménien et le stalinisme :
La
popularité du stalinisme dans la diaspora arménienne
L’alliance soviéto-nazie (1939-1941) et les projets staliniens contre la Turquie
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