mercredi 21 juillet 2021

L’amitié liant le fasciste Philippe Henriot au dirigeant nationaliste arménien Léon Guerdan, dans les années 1930


  

François Korber (historien qui préparait alors une thèse de doctorat sur Philippe Henriot), « Il y a trente ans, Philippe Henriot », Le Monde, 1er juillet 1974 :

« “J'ai entendu Mussolini parler à trente mille jeunes hommes dans le Colisée, sous un ciel incandescent sillonné d'avions. J'ai vu Hitler soulever, comme à bras tendus, l'enthousiasme de trente mille fanatiques, au Palais des sports à Berlin. J'affirme que le dynamisme oratoire de Philippe Henriot dépasse le leur Dieu me garde de lui prédire, ni de lui vouloir, pas même de lui souhaiter le destin de ces deux hommes ou de l'en croire ambitieux : sans doute vise-t-il ailleurs...” Datées du 16 décembre 1933, ces phrases de François Le Grix (la Revue hebdomadaire) semblent d'autant plus prophétiques qu' Henriot n'est alors qu'un simple député de la quatrième circonscription de Bordeaux — approximativement celle de M. Chaban-Delmas aujourd'hui. […]

Ténor de la Fédération républicaine de Louis Marin, il se présente de 1932 à 1940 comme un député nationaliste, parlementaire antiparlementaire qui, semblable à beaucoup d'hommes de droite, voit dans les assemblées d'alors le reflet des divisions du pays légal, opposé à l'unité nécessaire du pays réel.

 

L'affaire Stavisky

 

L'affaire Stavisky lui donne l'occasion d'exercer ses talents d'inquisiteur et de polémiste, ses dénonciations entraînant, au cours du débat sur le scandale la chute du ministère Chautemps. Déçu par l'échec du 6 février, dégoûté des jeux politiciens, durci par la victoire du Front populaire, il apparaît souvent dans les années 1936-1940, comme un ultra, la violence de ses attaques préfigurant la période d'occupation. Sans doute éprouve-il alors, comme beaucoup d'intellectuels, la “tentation fasciste”, saluant en Benito Mussolini — qu'il a rencontré en Italie — “l'homme qui, à l'heure où les capitulations, les concessions et les lâchetés tenaient lieu de doctrine à tant de peuples, montra aux siens l'altière noblesse de certaines intransigeances” (1). 

(1) Conférence aux Ambassadeurs [sic : il s’agit de la conférence des ambassadeurs, dirigée par son ami Léon Guerdan, et qui, contrairement à ce que son nom pompeux pourrait faire penser, n’était pas liée au ministère des Affaires étrangères], le 15 décembre 1934. »

 

Pascal Ory, Les Collaborateurs, Paris, Le Seuil, « Points-histoire », 1980, pp. 81-82 :

« Philippe Henriot (1889) a suivi un itinéraire plus complexe avant d’atteindre une renommée supérieure. […] Sans doute sa virulence antisémite et antirépublicaine surprend-elle parfois [dans les années 1930], mais elle peut passer pour des excès de tribune, intempérance de plume coutumière à un collaborateur attitré de Gringoire [journal de droite musclée ayant viré à l’extrême droite fascisante et xénophobe en 1934, antisémite à partir de 1936]. »

 

Léon Guerdan, Je les ai tous connus, New York, Bretano’s, 1942, pp. 76-78 :

« Philippe Henriot tint parole. Vers la mi-janvier [1934], à la rentrée des Chambres [c’est-à-dire du Parlement], il prononça un violent réquisitoire contre la collusion d’une certaine finance véreuse et de la politique (affaire Stavisky) et provoqua la chute du cabinet Camille Chautemps. Son nom fut aussitôt connu à travers la France. Dans l’espace de vingt-quatre heures, la feuille de location de la Conférence [dite « des ambassadeurs »] fut couverte et, devant l’affluence d’autres demandes, il fut annoncé que l’Envers du décor au Palais-Bourbon serait répété le 7 février 1934.

Son succès, je devrais dire son triomphe, dépassa nos prévisions les plus optimistes. Un auditoire enthousiaste hacha de ses applaudissements chaque période de l’orateur, dont l’éloquence, selon les connaisseurs, s’apparentait sur plus d’un point à celle d’Aristide Briand. Du Pèlerin de la paix [surnom donné à Aristide Briand dans les dernières années de sa vie], il possédait, en effet, la voix de violon, chaude et virile ; de plus, il connaissait l’art de transmettre son émotion au public. Devant son regard brûlé de fièvre comme celui d’un Savonarole et la passion qu’il mettait en prononçant des mots tels que patrie, France, probité, devoir, plus d’un, parmi l’assistance, eut la conviction d’avoir découvert le jeune sauveur inconnu que toute la France [sic] attendait.

Le 7 février, tandis que les dernières charges de cavalerie, place de la Concorde, se faisaient encore entendre jusque dans la salle, à travers les fenêtres brisées, la veille, au cours de l’émeute [durant laquelle des militants d’extrême droite tentèrent de s’emparer de la Chambre des députés ; Henriot a évidemment pris leur parti], une foule encore plus frénétique que la précédente suivit Henriot dans l’avenue Gabriel, l’acclamant, le pressant contre lui, chantant la Marseillaise, arrêtant le trafic et l’invitant à agir, comme d’autres foules, jadis, y avaient convié le général Boulanger. Paris, ce jour-là, j’en suis certain, aurait suivi Henriot à l’Élysée ou ailleurs, si celui-ci eût possédé, en dehors de sa voix et de son bon vouloir, l’étoffe d’un dictateur.

Pendant près d’un an, Henriot fut l’idole de Paris et de la Province (bien entendu, je parle des milieux de l’ordre, à l’exception de leurs chefs jaloux qui, au lieu d’utiliser ce merveilleux instrument, usèrent des pires méthodes pour le discréditer). Il parla un millier de fois ou davantage. Chaque fois que je me rendais chez lui, je voyais augmenter sur la carte de France le nombre de petits drapeaux indiquant les villes où il s’était fait entendre. Le gouvernement de Gaston Doumergue, auquel participèrent quelques-uns des hommes qu’Henriot avait attaqués, et qui ne faisait rien pour revigorer la maison France, s’émut aussi de son activité. Plusieurs de ses réunions furent interdites, provoquant des bagarres sanglantes entre la police et ses partisans ou entre ceux-ci et les éléments de gauche déchaînés contre lui.

[…]

On peut lui reprocher, certes, ses imprudences oratoires, ses attaques souvent sans fondement contre d’excellents patriotes, ses emballements en faveur de dictateurs qui détestaient la France [remarque qui ne manque pas d’audace venant de Guerdan : voir ci-dessous], aussi dangereux que ses ostracismes, mais on ne pouvait lui dénier sa sincérité et sa probité. En tout cas, ce n’est pas lui qui créa sa légende. Il connaissait trop bien la limite de ses forces et son incapacité d’offrir un programme constructif, pour avoir jamais aspiré à un autre rôle que celui de critique. S’il fut grisé (qui ne l’eût pas été devant un aussi prodigieux succès ?), il ne perdit pas la tête. […]

Ce régime [la Troisième République] était amendable, et Philippe Henriot s’apercevra, un jour, qu’en tout état de cause, il valait mieux que la révolution à rebours dont se fait le champion l’hebdomadaire [Gringoire] auquel il collabore toujours.

[…]

L’amitié qui me liait à Philippe Henriot souffre cruellement de le voir associé à des méthodes aussi abominables et je tremble à la pensée du sort qui l’attend. »

 



A. Meliksetian, « Léon Guerdan », Armenian Affairs, I-2, printemps 1950, pp. 204-205 :

« Léon Guerdan (né Goumouchguerdan), écrivain, journaliste et conférencier, en Amérique et en France, est mort à New York, le 15 décembre 1949. Né à Constantinople (Istanbul), il commença ses études supérieures au Robert College, puis partit à Paris pour les terminer. […]

Au moment de sa mort, M. Guerdan était vice-président du directoire de l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), dont il avait été trésorier pendant vingt ans. Quand ce directoire partit du Caire à Paris, Boghos Nubar, le fondateur de l’UGAB, l’invita à rejoindre cet organe dirigeant. […] En 1947, il [Léon Guerdan] présida la campagne de l’UGAB visant à collecter un million de dollars pour le rapatriement [en Arménie d’Arméniens de la diaspora, à la demande de Staline]. […]

De 1919 à 1922, M. Guerdan fut conseiller de la Délégation [nationale] arménienne à la conférence de la paix. Il fut alors étroitement associé à Boghos Nubar, et se consacra à faire connaître les revendications et les aspirations des Arméniens dans les milieux intellectuels et politiques de France. Plus tard, lorsque K. Noradungian devint président de la délégation arménienne, M. Guerdan resta son conseiller et, après la dissolution de la délégation, servit comme membre du comité central consacré aux intérêts des immigrants arméniens. »

 

Commentaires :

1) Il apparaît à l’évidence que l’amitié entre Léon Guerdan et Philippe Henriot n’était pas seulement personnelle mais aussi, dans le contexte des années 1930, politique. Même en 1942, quand Henriot a choisi la collaboration enthousiaste avec l’Allemagne nazie, à la différence de Guerdan (exilé volontaire à New York depuis 1941 et futur rédacteur en chef, de 1943 à 1944, du journal publié par la France libre aux États-Unis), ce dirigeant Ramkavar ne peut pas s’empêcher d’écrire que le Henriot déjà fasciste de 1934-1935 était un « merveilleux instrument », dont la droite et l’extrême droite françaises auraient dû se servir. Guerdan va même jusqu’à exposer sans déplaisir la possibilité (ratée) d’un coup d’État d’extrême droite en février 1934, ce qui prouve que sa phrase sur la Troisième République (« régime amendable ») est, sinon hypocrite, du moins marquée par une certaine évolution entre les années 1930 et 1942 ;

2) Cette amitié politique n’a rien d’une aberration : Guerdan s’est rapproché de Charles Maurras en 1936 et, vers la même époque (1936-1939), ce dirigeant Ramkavar animait le Comité de la Méditerranée aux côtés de Paul de Rémusat, alias Paul du Véou, agent d’influence de l’Italie fasciste (ce qui se voyait dans ses livres comme le nez au milieu de la figure) et des frères Tharaud, passés du centre droit et de la turcophilie à une droite réactionnaire, antisémite, antiturque et favorable, jusqu’à un certain point du moins, au nationalisme arménien ;

3) Son ralliement à Staline après 1944 n’est pas isolé non plus, mais représentatif du Ramkavar, et notamment de l’autre animateur de ce parti en France à l’époque, Archag Tchobanian.

 

Lire aussi, sur le Ramkavar :

De l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian

Le modèle grec des nationalistes arméniens

Les réserves de René Le Conte quant au nationalisme d'Archag Tchobanian

L’arménophilie vichyste d’André Faillet — en osmose avec l’arménophilie mussolinienne et collaborationniste

L’Union générale arménienne de bienfaisance et le scandale des piastres

Le soutien d’Arthur Beylerian à la thèse du « complot judéo-maçonnico-dönme » derrière le Comité Union et progrès

La remarquable complaisance d’Aurore Bruna pour l’antisémitisme visant Kemal Atatürk

 

Et sur le contexte :

L’arménophilie-turcophobie du pétainiste Henry Bordeaux

Camille Mauclair : tournant réactionnaire, antisémitisme, turcophobie, soutien à la cause arménienne, vichysme

Paul Chack : d’un conservatisme républicain, philosémite et turcophile à une extrême droite collaborationniste, antisémite, turcophobe et arménophile

L’arménophilie de Paul Rohrbach

L’arménophilie de Lauro Mainardi

L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi

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