Michel Leymarie, « THARAUD
(Jérôme et Jean) », dans Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français,
Paris, Le Seuil, 2009, pp. 1342-1343 :
« Frères jumeaux en écriture, Jérôme et Jean Tharaud détiennent sans
doute un record mondial de collaboration littéraire et journalistique :
près de cinquante œuvres communes, depuis leur journal d’adolescence, Les Deux Pigeons, jusqu’à leur dernier
livre, La Double Confidence (1951). Nés
respectivement le 18 mai 1874 et le 9 mai 1877 à Saint-Junien dans la Creuse,
ils sont tôt orphelins de père et poursuivent à Paris des études commencées à
Angoulême. Jérôme devient l’ami de [Charles]
Péguy à l’École normale supérieure et
signe la pétition de L’Aurore en
faveur de Dreyfus [capitaine de
l’armée française injustement condamné pour espionnage et finalement réhabilité
en 1906]. […]
De l’intérêt ambigu qu’ils portent aux milieux juifs d’Europe centrale, ils passent après la guerre à un
antisémitisme sensible notamment
dans Quand Israël est roi
(1921), Petite histoire des Juifs
(1927) et surtout Quand Israël n’est plus
roi (1933), où les menaces hitlériennes sont minimisées. […] Élus à l’Académie française, l’aîné
en 1938, le cadet en 1946, ils sont proches de Pétain mais non
collaborationnistes. […] Les jeunes gens aux sympathies dreyfusardes sont
devenus des gens de lettres conformistes et conservateurs. Jean meurt à Paris
le 8 avril 1952, Jérôme à Varengeville le 28 janvier 1953. »
Jérôme et Jean Tharaud, La
Bataille à Scutari d’Albanie, Paris, Émile-Paul Frères, 1913, pp.
118-120 :
« Tout l’Orient catholique assiste avec angoisse à la débâcle turque [fin
1912]. Cet effroi de l’avenir, cette horreur de l’Orthodoxie, cette immense
inquiétude, c’est tout cela que révélait confusément la réflexion courageuse et
naïve du Frate sicilien. Mais la voici plus amplement exprimée dans une lettre,
qu’au même moment un Frère des Écoles chrétiennes écrivait de Constantinople,
et que je donne sans y rien changer :
“Vous me trouvez turcophile chers parents. Comment ne le serais-je pas!
Voilà vingt- trois ans que je vis au milieu des Turcs, que j’apprends à
connaître l’âme de ce peuple, ses qualités de cœur, sa large tolérance, sa foi
profonde en Dieu, son respect de l’autorité, sa vaillance son patriotisme. Tous
les journaux catholiques de France peuvent parler de Croix contre le Croissant,
ils négligent d’ajouter que cette croix est tout ce qu’il y a de plus grecque.
Et vraiment ils oublient trop que depuis des années déjà la Turquie donne à nos
religieux le pain que la France leur refuse...
Les mensonges d’une presse vénale ou mal informée n’y changeront rien : les
Turcs font la guerre en soldats ; les Balkaniques la font en bandits. Les
journaux peuvent parler des atrocités turques, mais les atrocités des États
orthodoxes dépassent en horreur tout ce qu’ont fait les Turcs dans le passé.
Des lettres écrites par nos frères de Salonique et de Chio ; d’autres lettres
adressées par des parents aux enfants de nos écoles pourraient vous édifier sur
la soi-disant civilisation de ces petits peuples prétendus chrétiens. Les
nombreux religieux établis en Turquie, jésuites, lazaristes, capucins, franciscains
déplorent cette campagne anti-turque de nos feuilles catholiques et y voient
dans l’avenir un obstacle au progrès de notre religion dans ces contrées. Où
pénètre le slavisme, guerre au catholicisme. Les Bulgares sont un peuple athée,
les Grecs voleurs, dépravés, hypocrites, n’ont de religion que la surface.
Quant aux Serbes, ils prohibent notre culte chez eux. On ne trouve dans toute
la Serbie que deux prêtres catholiques, dont l’un est aumônier du ministre
d’Autriche à Belgrade, et l’autre à l’hôpital autrichien. A Sophia, nos
coreligionnaires sont cantonnés dans un quartier spécial comme les juifs dans
un ghetto. En Grèce, ils sont soumis à toutes sortes de vexations. Tracasseries
aussi dans le Monténégro, où l’on doit former des régiments séparés de catholiques
et d’orthodoxes. La voilà bien cette fameuse croix libératrice des alliés
balkaniques ! Tous ces schismatiques ont péché contre le Saint-Esprit ; ils ont
sucé avec le lait de leur mère la haine des catholiques, des Latins en
particulier.” »
Jérôme et Jean Tharaud,
préface à Paul
du Véou (Paul de Rémusat), Le
Désastre d’Alexandrette, Paris, Baudinière, 1938, pp. VII-VIII :
« Nous avons espéré éviter cette triste aventure par une suite
d'abandons désastreux et irraisonnés. Une première fois, en 1921, par l'accord
d’Angora, et bien que nous eussions emporté des victoires qui réduisaient à
rien tous les efforts des Turcs [affirmation
foncièrement inexacte : la zone d’occupation française s’était contractée à
la suite d’offensives turques, et la protection de cette zone pourtant réduite était
devenue ruineuse pour les finances publiques françaises], nous leur avons
cédé le Taurus [Adana, Tarsus, Mersin] ;
aujourd'hui, c'est l’Amanus [Hatay].
Qu'est-ce qu'ils demanderont demain ? Alep, la Djezireh, le désert syrien et
les pétroles ? Le Turc n'est pas un homme que l'on apprivoise par des reculades
perpétuelles : il ne respecte que l'homme qui se maintient fermement sur son droit
et fait front. Ce qui n'est pas, hélas, notre cas depuis 1921.
Et pourtant, nous devrions être avertis. Le gouvernement de M. Atatürk a
successivement violé tous les engagements qu'il avait pris envers nous. Il a
massacré nos protégés [affirmation
mensongère], profané nos cimetières [les
profanateurs de cimetières ont tous été punis, lorsque la police turque a pu
les arrêter] ; il n’y a plus un commerçant, plus un instituteur, plus un
missionnaire français en Turquie [affabulations].
Demain, dans le Sandjak — pardon ! dans le Hataï — Arabes, Arméniens, Alaouites et Chrétiens seront contraints à l’exil [nul n’a été contraint à l’exil en 1939,
lors de l’annexion : tous les non-Turcs, y compris les Arméniens, qui
acceptaient de vivre en Turquie ont pu rester ; leurs descendants sont
toujours au Hatay ; l’église arménienne est toujours debout et en activité].
Est-ce donc là cette victoire diplomatique dont notre ministre des Affaires
étrangères se vante, et dont il s’apprête à recueillir bientôt, à Angora, les
lauriers ? »
Léon Guerdan (figure du parti nationaliste arménien Ramkavar, en France puis aux États-Unis), Je les ai tous connus, New York, Brentano’s, 1942, p. 209 :
« Dans le Comité de la Méditerranée, créé et animé [dans la seconde moitié des années 1930] par l’ardent Paul de Rémusat, connu en littérature sous le nom de Paul du Véou [et alors agent d’influence de l’Italie fasciste], pour défendre les intérêts de l’Empire français [sic : en servant la propagande de Mussolini ?], j’ai eu pour collègues, à côté d’hommes politiques tels que Louis Marin, le brave et sympathique Louis Rollin, M. Henry-Haye [devenu pétainiste en 1940, approché par l’ambassade d’Allemagne en juillet de cette année-là], notre ambassadeur actuel à Washington [nommé par Philippe Pétain], que les gouvernements antérieurs eurent tort de ne point utiliser notamment en Syrie, dont il connaissait mieux que quiconque les complexes problèmes […], des écrivains comme Jérôme Tharaud et André Demaison […]. »
Ces textes appellent quelques commentaires. À la différence d’Édouard
Herriot et du journaliste Hyacinthe Philouze, ou, bien entendu, des écrivains
turcophiles Pierre Loti et Claude Farrère, les frères Tharaud n’ont pas réitéré,
pendant la guerre de libération nationale turque (1919-1922) leurs prises de
position en faveur des Turcs, or c’est précisément pendant leur séjour en Hongrie (1919) qu’ils
basculent dans l’antisémitisme, en adhérant à la thèse — aussi fausse que
dangereuse — du « judéo-bolchevisme », adhésion publiquement exprimée
dans leur essai Quand Israël est roi,
paru en 1921. Quant au livre qu’ils préfacent en 1938, il est aussi truffé d’énormités
que leur avant-propos, par exemple, p. 121, où de Rémusat, qui signe du Véou,
attribue à Kemal Atatürk une déclaration faite en réalité par un pionnier du
nationalisme kurde, Nemrut Mustafa ; p. 158, où de Rémusat/du Véou,
affirme que la Turquie a construit des forts et une base de sous-marins dans la
baie de Payas, ce qui n’a pas le moindre rapport avec la réalité ; et pp.
58-59, où l’auteur exprime à nouveau ses obsessions antimaçonniques.
Malgré son absence totale de sérieux (c’est le moins qu’on puisse dire), Le Désastre d’Alexandrette est
recommandé sans la moindre réserve par Claude Mutafian (négateur
de massacres et « historien » de référence du nationalisme
arménien) dans « La Cilicie turquifiée par la France (1919-1939) », Historiens et géographes, n° 336,
mai-juin 1992, p. 159.
Lire aussi :
De
l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian
L’arménophilie-turcophobie
du pétainiste Henry Bordeaux
L’arménophilie
du régime de Vichy
Les
naturalisations d’Arméniens sous le régime de Vichy
L’arménophilie
de Lauro Mainardi
L’arménophilie-turcophobie
d’Édouard Drumont, « le pape de l’antisémitisme », et de son journal
Albert
de Mun : arménophilie, antidreyfusisme et antisémitisme
Maurice Barrès : de l’antisémite arménophile au philosémite turcophile
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