François Korber (historien
qui préparait alors une thèse de doctorat sur Philippe Henriot), « Il
y a trente ans, Philippe Henriot », Le Monde, 1er juillet 1974 :
« “J'ai entendu Mussolini parler à trente mille jeunes hommes dans le
Colisée, sous un ciel incandescent sillonné d'avions. J'ai vu Hitler soulever,
comme à bras tendus, l'enthousiasme de trente mille fanatiques, au Palais des
sports à Berlin. J'affirme que le dynamisme oratoire de Philippe Henriot
dépasse le leur Dieu me garde de lui prédire, ni de lui vouloir, pas même de
lui souhaiter le destin de ces deux hommes ou de l'en croire ambitieux : sans
doute vise-t-il ailleurs...” Datées du 16 décembre 1933, ces phrases de
François Le Grix (la Revue hebdomadaire)
semblent d'autant plus prophétiques qu' Henriot n'est alors qu'un simple député
de la quatrième circonscription de Bordeaux — approximativement celle de M.
Chaban-Delmas aujourd'hui. […]
Ténor de la Fédération républicaine de Louis Marin, il se présente de 1932
à 1940 comme un député nationaliste, parlementaire antiparlementaire qui,
semblable à beaucoup d'hommes de droite, voit dans les assemblées d'alors le
reflet des divisions du pays légal, opposé à l'unité nécessaire du pays réel.
L'affaire Stavisky
L'affaire Stavisky lui donne l'occasion d'exercer ses talents d'inquisiteur
et de polémiste, ses dénonciations entraînant, au cours du débat sur le
scandale la chute du ministère Chautemps. Déçu par l'échec du 6 février,
dégoûté des jeux politiciens, durci par la victoire du Front populaire, il apparaît souvent dans les années
1936-1940, comme un ultra, la violence de ses attaques préfigurant la
période d'occupation. Sans doute éprouve-il alors, comme beaucoup
d'intellectuels, la “tentation
fasciste”, saluant en Benito
Mussolini — qu'il a rencontré en Italie — “l'homme qui, à l'heure où les
capitulations, les concessions et les lâchetés tenaient lieu de doctrine à tant
de peuples, montra aux siens l'altière noblesse de certaines intransigeances”
(1).
(1) Conférence aux Ambassadeurs [sic :
il s’agit de la conférence des ambassadeurs, dirigée par son ami Léon Guerdan,
et qui, contrairement à ce que son nom pompeux pourrait faire penser, n’était
pas liée au ministère des Affaires étrangères], le 15 décembre 1934. »
Pascal Ory, Les Collaborateurs, Paris, Le Seuil, « Points-histoire »,
1980, pp. 81-82 :
« Philippe Henriot (1889) a suivi un itinéraire plus complexe avant d’atteindre
une renommée supérieure. […] Sans doute
sa virulence antisémite et antirépublicaine surprend-elle parfois [dans les années 1930], mais elle peut
passer pour des excès de tribune, intempérance de plume coutumière à un
collaborateur attitré de Gringoire [journal de droite musclée ayant viré à l’extrême
droite fascisante et xénophobe en 1934, antisémite à partir de 1936]. »
Léon Guerdan, Je les ai tous connus, New York, Bretano’s,
1942, pp. 76-78 :
« Philippe Henriot tint parole. Vers la mi-janvier [1934], à la rentrée des Chambres [c’est-à-dire du Parlement], il prononça
un violent réquisitoire contre la collusion d’une certaine finance véreuse et
de la politique (affaire Stavisky) et provoqua la chute du cabinet Camille
Chautemps. Son nom fut aussitôt connu à travers la France. Dans l’espace de
vingt-quatre heures, la feuille de location de la Conférence [dite « des ambassadeurs »]
fut couverte et, devant l’affluence d’autres demandes, il fut annoncé que l’Envers du décor au Palais-Bourbon
serait répété le 7 février 1934.
Son succès, je devrais dire son triomphe, dépassa nos prévisions les plus
optimistes. Un auditoire enthousiaste hacha de ses applaudissements chaque période
de l’orateur, dont l’éloquence, selon les connaisseurs, s’apparentait sur plus
d’un point à celle d’Aristide Briand. Du Pèlerin
de la paix [surnom donné à Aristide Briand dans les dernières années de sa vie],
il possédait, en effet, la voix de violon, chaude et virile ; de plus, il
connaissait l’art de transmettre son émotion au public. Devant son regard brûlé
de fièvre comme celui d’un Savonarole et la passion qu’il mettait en prononçant
des mots tels que patrie, France, probité, devoir, plus d’un,
parmi l’assistance, eut la conviction d’avoir découvert le jeune sauveur
inconnu que toute la France [sic]
attendait.
Le 7 février, tandis que les dernières charges de cavalerie, place de la
Concorde, se faisaient encore entendre jusque dans la salle, à travers les
fenêtres brisées, la veille, au cours de l’émeute [durant laquelle des militants d’extrême droite tentèrent de s’emparer
de la Chambre des députés ; Henriot a évidemment pris leur parti],
une foule encore plus frénétique que la précédente suivit Henriot dans l’avenue
Gabriel, l’acclamant, le pressant contre lui, chantant la Marseillaise, arrêtant le trafic et l’invitant à agir, comme d’autres
foules, jadis, y avaient convié le général Boulanger. Paris, ce jour-là, j’en
suis certain, aurait suivi Henriot à l’Élysée ou ailleurs, si celui-ci eût
possédé, en dehors de sa voix et de son bon vouloir, l’étoffe d’un dictateur.
Pendant près d’un an, Henriot fut l’idole de Paris et de la Province (bien
entendu, je parle des milieux de l’ordre, à l’exception de leurs chefs jaloux
qui, au lieu d’utiliser ce merveilleux
instrument, usèrent des pires méthodes pour le discréditer). Il parla un
millier de fois ou davantage. Chaque
fois que je me rendais chez lui, je voyais augmenter sur la carte de France
le nombre de petits drapeaux indiquant les villes où il s’était fait entendre.
Le gouvernement de Gaston Doumergue, auquel participèrent quelques-uns des
hommes qu’Henriot avait attaqués, et qui ne faisait rien pour revigorer la
maison France, s’émut aussi de son activité. Plusieurs de ses réunions furent
interdites, provoquant des bagarres sanglantes entre la police et ses partisans
ou entre ceux-ci et les éléments de gauche déchaînés contre lui.
[…]
On peut lui reprocher, certes, ses imprudences oratoires, ses attaques
souvent sans fondement contre d’excellents patriotes, ses emballements en
faveur de dictateurs qui détestaient la France [remarque qui ne manque pas d’audace venant de Guerdan : voir
ci-dessous], aussi dangereux que ses ostracismes, mais on ne pouvait lui
dénier sa sincérité et sa probité. En tout cas, ce n’est pas lui qui créa sa
légende. Il connaissait trop bien la limite de ses forces et son incapacité d’offrir
un programme constructif, pour avoir jamais aspiré à un autre rôle que celui de
critique. S’il fut grisé (qui ne l’eût pas été devant un aussi prodigieux
succès ?), il ne perdit pas la tête.
[…]
Ce régime [la Troisième République]
était amendable, et Philippe Henriot s’apercevra, un jour, qu’en tout état de
cause, il valait mieux que la révolution à rebours dont se fait le champion l’hebdomadaire
[Gringoire] auquel il collabore
toujours.
[…]
L’amitié qui me liait à
Philippe Henriot souffre
cruellement de le voir associé à des méthodes aussi abominables et je tremble à
la pensée du sort qui l’attend. »
A. Meliksetian, « Léon Guerdan », Armenian Affairs, I-2, printemps 1950, pp. 204-205 :
« Léon Guerdan (né Goumouchguerdan), écrivain, journaliste et
conférencier, en Amérique et en France, est mort à New York, le 15 décembre
1949. Né à Constantinople (Istanbul), il commença ses études supérieures au
Robert College, puis partit à Paris pour les terminer. […]
Au moment de sa mort, M. Guerdan était vice-président du directoire de l’Union
générale arménienne de bienfaisance (UGAB), dont il avait été trésorier pendant
vingt ans. Quand ce directoire partit du Caire à Paris, Boghos Nubar, le fondateur
de l’UGAB, l’invita à rejoindre cet organe dirigeant. […] En 1947, il [Léon Guerdan] présida la campagne de l’UGAB
visant à collecter un million de dollars pour le rapatriement [en Arménie d’Arméniens de la diaspora, à la
demande de
Staline]. […]
De 1919 à 1922, M. Guerdan fut conseiller de la Délégation
[nationale] arménienne à la
conférence de la paix. Il fut alors étroitement associé à Boghos Nubar, et
se consacra à faire connaître les revendications et les aspirations des
Arméniens dans les milieux intellectuels et politiques de France. Plus tard,
lorsque K.
Noradungian devint président de la délégation arménienne, M. Guerdan resta
son conseiller et, après la dissolution de la délégation, servit comme membre
du comité central consacré aux intérêts des immigrants arméniens. »
Commentaires :
1) Il apparaît à l’évidence que l’amitié entre Léon Guerdan et Philippe
Henriot n’était pas seulement personnelle mais aussi, dans le contexte des
années 1930, politique. Même en 1942, quand Henriot a choisi la collaboration
enthousiaste avec l’Allemagne nazie, à la différence de Guerdan (exilé
volontaire à New York depuis 1941 et futur rédacteur en chef, de 1943 à 1944,
du journal publié par la France libre aux États-Unis), ce dirigeant Ramkavar ne
peut pas s’empêcher d’écrire que le Henriot déjà fasciste de 1934-1935 était un
« merveilleux instrument », dont la droite et l’extrême droite françaises auraient dû se servir. Guerdan va même jusqu’à exposer sans déplaisir la
possibilité (ratée) d’un coup d’État d’extrême droite en février 1934, ce qui
prouve que sa phrase sur la Troisième République (« régime amendable »)
est, sinon hypocrite, du moins marquée par une certaine évolution entre les
années 1930 et 1942 ;
2) Cette amitié politique n’a rien d’une aberration : Guerdan s’est
rapproché de Charles Maurras en 1936 et, vers la même époque
(1936-1939), ce dirigeant Ramkavar animait le Comité de la Méditerranée aux
côtés de Paul
de Rémusat, alias Paul du Véou, agent d’influence de l’Italie fasciste (ce
qui se voyait dans ses livres comme le nez au milieu de la figure) et des
frères Tharaud, passés du centre droit et de la turcophilie à une droite
réactionnaire, antisémite, antiturque et favorable, jusqu’à un certain point du
moins, au nationalisme arménien ;
3) Son ralliement à Staline après 1944 n’est pas isolé non plus, mais représentatif
du Ramkavar, et notamment de l’autre animateur de ce parti en France à l’époque,
Archag Tchobanian.
Lire aussi, sur le Ramkavar :
De
l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian
Le
modèle grec des nationalistes arméniens
Les
réserves de René Le Conte quant au nationalisme d'Archag Tchobanian
L’Union
générale arménienne de bienfaisance et le scandale des piastres
La
remarquable complaisance d’Aurore Bruna pour l’antisémitisme visant Kemal
Atatürk
Et sur le contexte :
L’arménophilie-turcophobie
du pétainiste Henry Bordeaux
L’arménophilie
de Paul Rohrbach
L’arménophilie
de Lauro Mainardi
L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi
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