vendredi 3 juillet 2020

L’arménophilie-turcophobie du pétainiste Henry Bordeaux




Écrivain bien oublié aujourd’hui, mais auteur à succès de son vivant, Henry Bordeaux (1870-1963) avait commencé, dans sa jeunesse, à s’émanciper des idées réactionnaires qui dominaient dans sa famille, pour finalement y revenir après 1900. Elles se cristallisèrent autour de 1920. Très logiquement, il fut enthousiasmé par Philippe Pétain et sa Révolution nationale.

Henry Bordeaux, « Voyageurs d’orient — IV. Les modernes », Revue des deux mondes, 15 mai 1926, pp. 383-384 :
« Et voici qu’à nouveau l’Europe est menacée par les Turcs, race uniquement guerrière qui a pris le pas sur les Arabes. […]
Quand on nous parle aujourd’hui d’esprit européen, il ne faut pas croire qu’on ait trouvé une formule nouvelle. Cet esprit européen apparait déjà dans le mouvement politique et religieux des Croisades, qui pose déjà le problème d’une défense européenne contre la force de l’Islam et contre l’anarchie intellectuelle venue de l’Orient. »

Henry Bordeaux, « Voyageurs d’orient — V. Le Levant pendant et après la guerre », Revue des deux mondes, 1er juin 1926 :
« Chez nous, on ne peut prononcer certains noms, comme ceux de Verdun et de Notre-Dame de Lorette, sans qu’un frisson de fierté ne nous parcoure; l’Angleterre a l’orgueil de ces opérations d’Égypte et de Palestine, et il le faut comprendre. Cet orgueil n’expliquerait pas cependant la haine du Turc, en Angleterre, si les récits exaltants de la campagne d’Orient n’avaient pas été accompagnés de la publication des documents relatifs aux destructions et aux massacres commis par les Turcs. Depuis la fin de la guerre, le public ne supporte plus de ire des comptes rendus d’atrocités. Je le renvoie donc aux Documents presented to Viscount Grey of Fallodon, secretary of State for Foreign Alfairs, by Viscount Bryce, me contentant de citer ce passage de la préface où est expliquée la valeur des témoignages recueillis « Ces rapports portent le témoignage des massacres et des déportations d’Arméniens, d’autres chrétiens d’Orient habitant l’Asie-Mineure, l’Arménie et le nord-ouest de la Perse qui fut envahi par les Turcs. Ils décrivent ce qui semble être un effort pour exterminer toute une nation, sans distinction d’âge ou de sexe, qui eut le malheur d’être sujette d’un gouvernement dénué de scrupules et de pitié, et la politique qu’ils dévoilent est sans précédent dans les annales, cependant teintes de sang, du Levant. Les témoignages ainsi réunis sont de diverses sources. La plus grande part a été apportée par des neutres, vivant ou voyageant en Turquie d’Asie, quand ces événements se passèrent. Une autre partie vient des naturels du pays, presque tous chrétiens, qui, malgré la censure turque, écrivirent en pays neutre ou gagnèrent la Grèce, la Russie, l’Égypte. La plus petite partie vient de sujets de nations belligérantes qui étaient également en Turquie à cette époque. » (pp. 600-601)
« Pourquoi ignorons-nous presque, en France, la dure campagne de notre armée du Levant ? C’est à la fin de 1919 que notre mandat en Syrie est confié au général Gouraud. Quelle situation y trouve-t-il ? L’ordre est de relever les garnisons anglaises de Syrie et de Cilicie, installées à la suite de la campagne et de l’occupation que j’ai dites, et il ne dispose que d’un petit nombre des bataillons qui lui ont été promis. L’émir Fayçal, installé par les Anglais, intrigue à Damas. Notre haut-commissaire a sur les bras au nord, les troupes régulières turques et les bandes kémalistes au sud et à l’est, Fayçal, Abdallah et les Métoualis à l’intérieur, des rivalités religieuses et politiques et la révolte des Alaouites. Tel est le pays dont l’administration lui est confiée.
Le maréchal Allenby, qui commandait avant notre arrivée l’armée du Levant, avait dit dans un de ses rapports : “L’effectif dont je dispose serait insuffisant en cas d’un mouvement sérieux.” Or, nous étions en pleine démobilisation et devions marchander les troupes à l’armée du Levant. À la place du bloc anglais, il n’y avait qu’une poussière de Français. Le résultat ne se fit pas attendre. À peine nos petites garnisons étaient-elles installées sur l’immense territoire cilicien qui s’étend du port de Mersine, sur la Méditerranée, jusqu’à Ourfa, l’ancienne Édesse, dans la Haute-Mésopotamie, qu’éclate la sédition de Marache. Elle est aussitôt le signal de tout un mouvement kémaliste des troupes régulières passent le Taurus et inondent la Cilicie. Il faut souhaiter que soient écrites un jour les belles défenses de Killis, de Bozanti (par l’héroïque commandant Mesnil), d’Ourfa, surtout d’Aïn-Tab [Gaziantep], où nous fûmes tour à tour assiégés et assiégeants, dont les Turcs ont tenté de faire leur Verdun, et dont le nom n’est glorieux que pour nous. Le général Duffieux [sic : Julien Dufieux] et le général de Lamothe, l’un à l’est, l’autre au sud, par leur énergie, leur habileté et la disposition de leurs colonnes volantes, parvinrent à rétablir une situation bien compromise. Il importe de rappeler que la Cilicie était complètement pacifiée, et que nous en étions les maîtres lorsque l’accord d’Angora intervint. » (p. 603)
« En face d’un adversaire aussi redoutable [İsmet İnönü] et dont la victoire de 1922 avait fait oublier qu’il était l’un des vaincus de 1918, ce n’était pas trop du bloc des puissances occidentales, si elles voulaient maintenir leur influence en Orient, si elles avaient souci d’un esprit européen hérité des Croisades. Le traité de Sèvres, qui aboutissait à un démembrement de l’Empire ottoman, était sans doute excessif, mais fallait-il le détruire sans en garder quelques morceaux ? Que restait-il aussi des fameux principes posés par le président Wilson ? L’Amérique avait sa part dans le retard des négociations, elle qui avait prolongé outre mesure l’enquête sur les mandats et spécialement sur la malheureuse Arménie dont il n’était même plus fait mention. Personne ne songeait donc plus à invoquer le droit des peuples à régler leur sort, et le traité de Lausanne serait pareil aux traités les plus critiqués de l’ancien temps où l’on disposait des populations comme de troupeaux d’esclaves. » (p. 606)
ð  Ces passages appellent des commentaires, tant ils sont de mauvaise foi.
a)      Henry Bordeaux renvoie curieusement à la version originale du Livre bleu britannique (1916) et non à une traduction française. Passons. Le plus important, c’est qu’au moment où Bordeaux écrit, Arnold J. Toynbee, principal auteur du Livre bleu, a déjà reconnu que c’est une œuvre de « propagande de guerre[1] », qui contient une « part d’exagération[2] » ; et que l’équipe chargée du Livre bleu sur les Arméniens ottomans s’était précédemment illustrée, en 1915, par un Livre bleu sur l’occupation allemande de la Belgique, mêlant des crimes réels à des accusations fantaisistes, notamment l’histoire restée célèbre des enfants belges aux mains coupées. Bref, le lecteur français de 1926 est suffisamment informé pour savoir que le Livre bleu de 1916 n’est pas une source de première qualité. Il dispose aussi d’une littérature suffisante et bien documentée pour comprendre qu’il est contraire à la plus élémentaire justice de ne parler que des massacres d’Arméniens par des Turcs et autres musulmans, sans jamais évoquer les massacres en sens inverse ;
b)      L’auteur ne dit que du bien du général Henri Gouraud (qui le mérite amplement) mais omet de préciser (ce que beaucoup de ses lecteurs, en 1926, n’ont pas oublié) : le même général Gouraud a joué, dès 1919, et plus encore à partir de 1920, un rôle décisif dans le changement de politique française, en faveur des Turcs (ce changement que Bordeaux déplore, sinon dans son existence même, du moins dans son ampleur) ;
c)       Outre une minimisation infondée des mérites militaires des kémalistes dans le sud de la Turquie, Bordeaux omet de faire la moindre mention des crimes de la Légion arménienne, crimes qu’il n’ignore pas, puisqu’il recommande, dans le même article du 1er juin 1926, les ouvrages de Gustave Gautherot, Maxime Bergès et Roger de Gontaut-Biron, qui tous parlent de ces crimes ;
d)      Les Arméniens étaient, en 1914, minoritaires dans toutes les provinces que le président Woodrow Wilson avait attribuées (alors même que le traité de Gümrü venait de lui retirer tout droit d’arbitrer en ce sens) à l’Arménie ;
e)  utre que Dörtyol (bourgade à majorité arménienne, cas exceptionnel) n’a jamais été « complètement pacifiée » avant les mesures énergiques prises en décembre 1921, lors de l’évacuation (saisie d’armes, expulsion des meneurs et de leurs hommes), la pacification ailleurs était en partie due à la politique d’apaisement du général Gouraud (le rappel du colonel Édouard Brémond à Paris, par exemple) ;
f)     En France, en 1926 (à la différence des États-Unis), la quasi-totalité des partisans de la « cause arménienne » a cessé de s’en mêler. René Pinon a commencé à revenir, au moment de l’accord d’Ankara (octobre 1921) à ses positions d’avant-guerre ; en 1922-1923, il a fait campagne (dans la Revue des deux mondes, justement) pour une paix rapide avec les Turcs, sans se soucier des projets de « Foyer national arménien », puis a considéré que la paix de Lausanne était certes décevante, mais que c’était une réalité, qu’il fallait se tourner vers le futur et s’entendre avec Ankara. Même un arménologue aussi profondément raciste envers les Turcs que Frédéric Macler s’est replié, après la ratification du traité de Lausanne par le Parlement français (1924), sur des sujets non politiques, éloignés de toute polémique.
Il y a donc une spécificité à ce que publie alors Henry Bordeaux. Ce futur pétainiste, déjà d’extrême droite (voir ci-dessous sur ses idées) est le seul en son genre, à ce moment-là.

Eugene Weber, L’Action française, Paris, Hachette, 1990, p. 441 :
« Après la découverte par la police d’importants dépôts d’armes, comprenant des mitrailleuses, des grenades, des postes émetteurs radio, un certain nombre de meneurs de la Cagoule [organisation terroriste d’extrême droite, liée à l’Italie fasciste et à l’Espagne franquiste] furent arrêtés en novembre et en décembre [1937]. […]
On avait fondé, en janvier [1938], un comité pour la défense des “glorieux accusés” ; parmi les premiers à entrer dans celui-ci, figuraient des membres de l’Action française, par exemple le général Clément-Grandcour, et des amis [de cette même Action française], Abel Bonnard, Henry Bordeaux et le chirurgien Thierry de Martel […]. »

« Le jubilé d’Archag Tchobanian », Mercure de France, 1er juillet 1938, p. 249 :
« La cérémonie du 14 mai fut présidée par Henry Bordeaux, de l’Académie française. »
ð  Quant à ceux qui m’objecteraient que Tchobanian, principal dirigeant du parti Ramkavar en Europe de la mort de son fondateur, Boghos Nubar (1930) à sa propre mort, en 1954, avait des amis plus présentables qu’un Henry Bordeaux, défenseur des terroristes fascistes, notamment l’écrivain Georges Duhamel (de l’Académie française, lui aussi), j’attire leur attention sur deux points : d’abord, Duhamel n’a jamais soutenu Tchobanian politiquement, et en particulier a refusé de le rejoindre dans ses croisades contre les Turcs (tout au contraire, Duhamel a publié en 1954, La Turquie nouvelle, puissance d’Occident) ; ensuite, c’est Bordeaux et non Duhamel qui a présidé la cérémonie, ce qui prouve — comme l’évènement organisé, quelques mois plus tard, avec Paul du Véou, alors agent d’influence du régime mussolinien — un choix de se rapprocher de l’extrême droite.

« Comité franco-arménien », Haïastan (revue dirigée par Armik Djamalian), n° 7, juillet 1939, p. 15 :
« Le Comité franco-arménien que préside M. Louis Marin, député, ancien ministre, a été formé [plus exactement réorganisé] le 16 juin sous l’impulsion de M. A. Faillet, son actif secrétaire. Parmi les personnalités qui ont déjà apporté leur concours au comité, citons MM. Henry Bordeaux, de l’Académie française, le généraux Brécard [décoré de la francisque en 1942], Dufresne et Niessel  […], le sénateur Lémery, ancien ministre [ami personnel de Philippe Pétain, brièvement ministre à Vichy, en 1940] […] »

Maurice Garçon, Journal (1939-1945), Paris, Les Belles Lettres/Fayard, 2015, p. 632 :
« 21 octobre [1944]
[…]
Midi et demi
Et j’au couru chez [Georges] Lecomte [écrivain, membre de l’Académie française et soutien à la candidature de Maurice Garçon à cette académie]. […] Le voilà qui commence le pointage. […]
Nous feuilletons l’annuaire de l’Académie. Les noms défilent. Mon premier adversaire sera Henry Bordeaux.
— Celui-là, dit Lecomte, devrait pourtant se faire oublier. Il a fait des conférences en Allemagne avant guerre. On les lui payait un prix astronomique. Il a trouvé cela naturel. Ah ! Il ne s’estime pas rien. Puis, il a fait une conférence aux Ambassadeurs [cercle coprésidé par le dirigeant du Ramkavar Léon Guerdan, sans lien avec le ministère français des Affaires étrangères] à la gloire de Hitler. Puis, il a célébré le Maréchal. Il a été son louangeur à gages. Et jusqu’à ces derniers temps. Voilà pourquoi on l’avait mis sur la liste d’écrivains épurés… [Georges] Duhamel [secrétaire perpétuel de l’Académie depuis 1942, lié à la Résistance] a eu pitié et l’a fait enlever. Vous croyez qu’il en est reconnaissant ? Ce serait mal le connaître… Cela lui était dû. Méfiez-vous de lui. »


« L’année suivante [1941], [Henry] Bordeaux apporte, avec Images du maréchal Pétain, sa contribution à la légende dorée du Maréchal. Dénonçant la “décadence” du Front populaire qui avait “non officiellement mais sournoisement et activement soutenu le communisme espagnol dans sa lutte contre la révolution nationale du général Franco”, la “révolution anarchique de la Social-Démocratie avant la venue du Chancelier Hitler”, il salue une révolution conservatrice où il voit mises en application les valeurs dont, depuis plus de vingt ans, il s’était fait l’ardent défenseur — la race, la famille, la terre, les hiérarchies “naturelles”, le corporatisme, le paternalisme. Cette vision idyllique du “redressement” mérite d’être citée longuement :
II [Pétain] abattait à grands coups de cognée le bois pourri et supprimait les parasites qui enlacent les beaux arbres et leur prennent leur sève, en frappant la spéculation, en supprimant la franc-maçonnerie, le parlementarisme, en imposant aux Juifs un statut. La terre, la famille, l’école, le travail étaient restaurés. Plus de terres en friche, plus de partage forcé, mais le paysan à l’honneur et son habitation protégée. La famille allégée de ses charges et des droits successoraux, selon le nombre de ses enfants et redevenue la véritable cellule sociale. L’enseignement primaire rapproché des réalités de la vie agricole et ouvrière et l’instruction secondaire revenue aux humanités. […] Le travail devenant un droit et un devoir ensemble, réorganisé dans l’artisanat, la corporation et l’union des classes. C’était là le départ d’un programme de redressement dont l’application peu à peu remettra de l’ordre dans le pays où le laisser-aller était général.”
[…]
En 1948, il [Henry Bordeaux] adhérera au Comité pour la libération du maréchal Pétain (qui sera interdit d’activité). »

Fred Kupferman, Le Procès de Vichy. Pucheu, Pétain, Laval, Bruxelles, Complexe, 2006 (1re éd., 1980), p. 26 :
« […] Henry Bordeaux, pétainiste grand teint, défendra tranquillement la cause du Maréchal [après 1944] […]. »

Lire aussi :














[1] Arnold J. Toynbee, The Western Question in Greece and Turkey, Londres-Bombay-Sidney, Constable & C°, 1922, p. 50.
[2] Arnold J. Toynbee, « The Truth about Near East Atrocities », Current History, July 1923, p. 548.

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