mercredi 29 septembre 2021

La stratégie de la tension et de la provocation menée par les nationalistes arméniens dans les années 1890

 Emblème du parti Hintchak

 

Comte Armand de Cholet, Arménie, Kurdistan et Mésopotamie, Paris, Plon, 1892, pp. 106-107 :

« Le samedi, dix janvier [1891], malgré la neige et le froid, nous abordons résolument la route d’Erzeroum, et, après avoir long pendant une grande partie de la journée la rive droite de Kizil-Ermak et à travers une région aride et tourmentée, nous arrivons le soir au village de Ghévré. À peine sommes-nous installés dans la maison du moukhtar (maire) et nos gendarmes d’escorte nous ont-ils quittés un instant pour aller soigner leurs chevaux, que les Arméniens qui nous entourent commencent se lamenter de terrible manière sur leur malheureux sort, déplorant les mesures, iniques, disent-ils, que le gouvernement prend leur égard, et finalement nous conjurent de leur venir en aide et de remettre au vali [préfet] une supplique en leur faveur. Ils se jurent innocents de toute conspiration, incapables de méditer quelque rébellion et nous sommes sur le point d’acquiescer à leur demande, quand nous apprenons au contraire qu’ils ont été des plus compromis lors de la dernière tentative d’insurrection, qu’on a trouvé chez eux des armes de guerre soigneusement cachées, des munitions adroitement dissimules, que leurs noms enfin figuraient dans les papiers saisis l’année précédente, qui indiquaient tout au long le grade ou la fonction dévolus à chacun d’eux en cas de révolte. Le propriétaire de la maison que nous habitons est lui-même en prison à Sivas depuis quatre mois, dénoncé par d’autres conjurés, et, en présence de ces nouveaux renseignements, nous ne pouvons que donner à ceux qui nous environnent les meilleurs conseils de sagesse et de prudence, avec la promesse de demander au vali d’user d’indulgence l’égard de ceux qu’il retient prisonniers. »

 

William L. Langer (directeur du département d’histoire de Harvard, directeur adjoint de la CIA de 1950 à 1952), The Diplomacy of Imperialism. 1890-1902, New York, Alfred A. Knopf, 1960 :

« Les ambassadeurs à Istanbul ne mirent pas longtemps à suivre le développement de cette agitation. Dès 1888, le représentant anglais rapporta la présence de révolutionnaires [arméniens] et la saisie d’écrits séditieux. Des affiches révolutionnaires furent placardées dans les villes, et de nombreux Arméniens riches furent soumis au chantage, forcés de contribuer financièrement à la cause [nationaliste].

Les Européens présents en Turquie s’accordaient à dire que le but immédiat des agitateurs était de mettre du désordre, de susciter des représailles inhumaines, et ainsi de provoquer l’intervention des puissances. Pour cette raison, disait-on, ils opéraient dans de préférence dans des régions où les Arméniens étaient une minorité sans espoir, et où les représailles seraient certaines. Un des révolutionnaires dit au Dr Hamlin, fondateur du Robert College, que les bandes hintchakistes attendaient l’occasion propice pour se jeter sur les Turcs et les Kurdes, les tuer, incendier leurs villages et s’enfuir ensuite dans les montagnes. Mis en rage, les musulmans fondraient alors sur les Arméniens sans défense et les massacreraient avec une telle barbarie que la Russie envahirait le pays au nom de l’humanité et de la civilisation chrétienne et en prendrait possession. Quand le missionnaire horrifié s’écria que ce projet était le plus atroce et le plus infernal qui ne se fût jamais vu, la réponse fut : “Assurément, cela peut vous paraître ainsi, mais nous, les Arméniens, nous sommes décidés à conquérir notre liberté. C’est parce qu’elle a entendu parler des atrocités bulgares que l’Europe a libéré la Bulgarie. Quand des millions de femmes et d’enfants auront fait entendre leurs plaintes et versé leur sang, elle finira par entendre aussi notre cri... Nous sommes désespérés. Nous allons le faire.”

Les troubles sérieux commencèrent en 1890, à Erzurum, et du sang fut versé. […]

Il n’est pas nécessaire d’avoir une vive imagination pour se figurer la réaction des Turcs face à l’agitation des révolutionnaires. Ils avaient constamment à l’esprit, sinon la révolte des Grecs, du moins l’insurrection [de 1876] en Bulgarie et la désastreuse intervention de la Russie et autres grandes puissances. […]

Ceci, au moins, ne peut pas être nié : les révolutionnaires préparaient une grande conflagration, et qu’ils suscitaient beaucoup d’inquiétude de la part du sultan et de ses ministres. […] Nul ne pourrait blâmer le gouvernement [ottoman] pour avoir anticipé de grands troubles, et pour avoir pris ses précautions. Probablement pour contrecarrer les efforts entrepris afin de rallier les Kurdes au mouvement [révolutionnaire arménien], le sultan organisa, en 1891, les tribus dans les fameux régiments Hamidié, sur le modèle des brigades russes de Cosaques, et qui devaient théoriquement servir à la défense des frontières. […] S’installant à partir de 1892, les régiments Hamidié, quelquefois aidés par des troupes régulières, commencèrent à attaquer les établissements arméniens, à brûler les maisons, à détruire les cultures et à s’en prendre aux habitants.

Et ainsi les révolutionnaires commencèrent à obtenir ce qu’ils désiraient : des représailles. Cela n’avait aucune importance, pour eux, que des gens parfaitement innocents souffrissent ainsi, pour la réalisation d’un programme décidé par un groupe installé à Genève ou Athènes, un groupe qui n’avait jamais reçu aucun mandat de la communauté arménienne. […] [David] Hogarth [archéologue britannique] parle de certains Arméniens, dans les provinces [anatoliennes], qui ont dit qu’ils souhaitaient que les patriotes les laissassent tranquilles. Mais ce gens-là ne furent jamais consultés. Qu’ils le veuillent ou non, ils étaient destinés par d’autres à être sacrifiés ; leurs vies étaient le prix à payer pour la réalisation de l’État national-socialiste fantasmé par les fanatiques. » (pp. 157-160)

« M. Elliot, l’un des consuls britanniques qui visita le camp [de la Fédération révolutionnaire arménienne] en Perse en mai 1897, constata qu’il y avait quelque quinze cents de ces Arméniens vivant avec les habitants. “Il est clair”, rapporta-t-il, que les meneurs de ces hommes ne sont, en aucune manière, des patriotes, mais des voyous téméraires et dissolus.” En août, deux grands groupes [de membres de la FRA] prirent par surprise un camp kurde et tuèrent ou mutilèrent avec barbarie les hommes, les femmes et les enfants. Au même moment, il y eut de nouveaux attentats à la bombe à Constantinople, et les ambassadeurs [des grandes puissances] furent avertis que si les puissances refusaient d’agir, les révolutionnaires [arméniens] mettraient à exécution un projet “qui sera bien plus terrible que celui du grand assassin [surnom donné par ses ennemis au sultan Abdülhamit II], un projet qui les terrifie eux-mêmes.” Mais les puissances ne bougèrent pas. Peut-être commençaient-elles à réaliser que les révolutionnaires [arméniens], qui étaient si généreux quand il s’agissait de sacrifier les autres, exploitaient simplement les intérêts des nations chrétiennes, et peut-être avaient-elles appris plus elles interféraient, plus, côté turc, les massacres et les représailles empiraient. Depuis que la question des réformes avait été mise de côté, les Turcs se comportaient bien. Le vali [préfet] de Van avait réduit à néant tous les efforts de la part des musulmans pour venger le massacre des Kurdes en août [1897]. Progressivement, les révolutionnaires eux-mêmes réalisèrent que l’Europe en avait fini avec eux. On entendit de moins en moins parler de la question arménienne, et, à la fin de 1897, on peut dire que l’orage était passé. » (pp. 349-350)

 

Gaston Auboyneau (directeur général adjoint de la Banque ottomane), La Journée du 26 août à la Banque impériale ottomane, Villeurbanne, Imprimerie Chaix, 1912 (notes prises sur le moment par l’auteur) :

« [Après la fin de la prise d’otages], dans le sous-sol, nous trouvons un sac contenant de la dynamite ; nous le pesons : 11 kg 400 grammes ; des mèches, 45 bombes sphériques hérissées de capsules, 25 cartouches cylindriques de dynamite, et tout un assortiment de cartouches de revolvers. Nous dressons un procès-verbal de notre trouvaille, que nous consignons aux mains d’un officier du génie et qu’un fourgon emporte à Tophané.

Nous avons chez nous trois morts et six blessés, à la Régie deux morts.

Cent quarante personnes étaient enfermées à la Banque.

[…]

À 9 heures du matin, tout est en ordre, tout est propre, les vitres sont remises : la banque ouvre ses portes et l’on a presque oublié le cauchemar d’hier.

 

Jeudi, 27 août

Que s’est-il donc passé pendant mon absence [pendant qu’Auboyneau négociait à l’extérieur, notamment avec le gouvernement ottoman] ? MM. Wulfing et Pangiri, dont la conduite a été admirable, me le racontent par le menu, pendant que l’on met un peu d’ordre partout.

Une certaine tranquillité suivit mon départ et l’on entendit plus de coups de feu. Nos employés, par précaution, s’étaient couchés par terre, de crainte qu’en passant devant les fenêtres, quelque balle ne vînt les atteindre.

Les chefs arméniens eux-mêmes se tenaient tranquilles et l’un d’eux, [Armen] Garo [Garéguine Pasdermadjian], vint s’entretenir avec M. Wulfing. […]

Tout cela avait été bien étudié et bien organisé : pendant qu’il envahissait, lui, la Banque, la révolte avait éclaté sur sept points différents de la capitaine. Le but des Arméniens, ajoutait Garo, était de ruiner Constantinople commercialement et financièrement, en provoquant toujours de nouvelles émeutes. Ils avaient cru devoir s’emparer tout d’abord de la Banque, estimant que celle-ci, par la position qu’elle occupe, intéresse non seulement le gouvernement ottoman mais aussi toutes les puissances. Il prétendait que, maître de la Banque d’État, il pourrait exercer une pression suffisante sur le gouvernement [ottoman] et sur les ambassades et obtiendrait que les ambassadeurs eux-mêmes vinssent à lui pour lui donner par écrit l’assurance que les réformes sollicitées seraient obtenues. Que si ces garanties n’étaient pas données, ses camarades et lui persisteraient dans leur dessein d’anéantir la Banque et tous ceux qui s’y trouvaient.

Comme M. Wulfing signalait à Garo les milliers de victimes que son exploit ferait à Constantinople, l’Arménien répondit avec le plus grand calme : “Plus de victimes il y aura, mieux cela vaudra pour notre cause.” » (pp. 26-28)

« Barker, qui a passé plusieurs heures avec eux, les a trouvés heureux d’apprendre que nombreuses ont été les victimes. “Plus il y aura de morts, plus il y aura de sang versé, plus près nous serons du succès de notre cause, car l’Europe sera obligée d’intervenir.” » (p. 34)




 

« La dynamite à Constantinople », Le Temps, 20 août 1897, p. 2 :

« Hier [Le Temps était un journal de l’après-midi, daté du lendemain : il s’agit donc du 18 août 1897] dans l’après-midi, près de la préfecture de police à Péra, a été lancée une bombe qui n’a pas fait explosion. En même temps, on a arrêté à Galata, près de la Banque ottomane [cette même banque attaquée un an avant…], deux individus suspects vêtus à l’européenne, qui portaient de la dynamite.

Une explosion à la dynamite s’est produite dans une rue adjacente qui conduit du palais du grand vizir au palais du conseil d’Etat ; les fenêtres volèrent en éclats et les projectiles causèrent quelques dégâts. On parle aussi de quelques blessés. On désigne, comme auteurs de l’attentat, des Arméniens.

Une panique a suivi ces incidents. Les magasins se sont fermés puis ils ont été bientôt rouverts. À six heures du soir le calme régnait partout.

L’ambassade ottomane à Paris a reçu une dépêche est dit confirmant la nouvelle de ces explosions. Il y est dit que dans la journée d’hier, les fanatiques arméniens ont lancé des bombes de dynamite sur deux points de Galata ; mais que ces engins n’ont atteint personne. Un des malfaiteurs a été arrêté.

Un autre anarchiste a jeté au même moment, près des bâtiments ministériels, une bombe qui a blessé plusieurs personnes. ·

Les autorités de la capitale ont pris toutes les mesures nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre et la tranquillité publique. »

 

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