mardi 13 avril 2021

L’antisémitisme arménien à l’époque ottomane dans le contexte de l’antisémitisme chrétien


 

 

Paul Dumont, « Jewish Communities in Turkey during the Last Decades of the Nineteenth Century in the Light of the Archives of the Alliance israélite universelle », dans Benjamin Braude et Bernard Lewis (dir.), Christians and Jews in the Ottoman Empire, New York-Londres, Holmes & Meier, 1982, tome I, pp. 222-223 :

« Néanmoins, à y regarder de plus près, l’augmentation des évènements antisémites en Turquie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle est frappante. Bien que le gouvernement ottoman n’ait jamais manqué de punir les coupables, l’antagonisme entre les communautés est resté intense. Dans la plupart des villes de Roumanie, ainsi qu’en Anatolie, musulmans, juifs et chrétiens vivaient en apparente harmonie, souvent mêlés dans le même quartier. Mais la moindre étincelle suffisait pour mettre le feu aux poudres. Chaque fois qu’un jeune chrétien disparaissait à l’approche de la Pâque, les Juifs étaient immédiatement accusés de l’avoir kidnappé pour obtenir le sang nécessaire à la fabrication du pain sans levain [nécessaire selon une calomnie délirante, propagée par des antisémites chrétiens et plus tard islamistes]. Les menaces et la violence ont suivi de près les soupçons et, généralement, les choses se sont terminées par un boycott des magasins et des colporteurs juifs.

C’est surtout avec les Grecs que les communautés juives rencontraient des problèmes. Mais les préjugés antisémites étaient également fréquents parmi les Arméniens et les Bulgares. De plus, en règle générale, lorsqu’un incident se produisait, les chrétiens, sans penser à leur appartenance ethnique ou religieuse, oubliaient leurs propres querelles et formaient un bloc contre les juifs. Dans la région d’İzmir, où la population grecque était particulièrement soudée, les correspondants de l’Alliance, à partir des années 1870, rapportaient pratiquement chaque année des soulèvements antijuifs. Ces soulèvements étaient généralement par l’accusation calomnieuse de crimes rituels. Des troubles similaires étaient fréquents dans certaines villes de Roumélie [Balkans], dans les îles (Crète et Rhodes) et même à Istanbul malgré la présence du gouvernement central.

Souvent, les troubles ne duraient pas plus d’un jour ou deux, mais cela seulement ne faisait qu’ajouter à la violence soudaine de la conflagration. Ainsi, à Haydarpaşa, lors des émeutes d’avril 1885, provoquées par la découverte d’une croix souillée sur le seuil d’un épicier grec, les fenêtres de la plupart des maisons juives furent brisées et les passants furent lapidés dans les rues. Le ministre de la guerre, Osman Paşa, a dû intervenir en personne et ordonner l’arrestation d’une centaine de chrétiens afin de mettre fin aux troubles. Dans certains cas, il a fallu plusieurs semaines pour que la situation redevînt normale. Par exemple, en avril 1872, la découverte du corps d’un enfant chrétien dans un égout a provoqué une telle fureur parmi les Grecs d’İzmir que le vali était obligé de protéger le quartier juif avec la police. Les troubles ont duré plus d’un mois et, par conséquent, plusieurs Juifs ont été tués et d’autres, bien plus nombreux, blessés. […]

Il est frappant de constater que de nombreuses émeutes antijuives se sont accompagnées d’un boycott. Dès qu’un problème survenait, les chrétiens interdisaient aux juifs d’accéder à leurs quartiers et cessaient de faire du commerce avec les marchands juifs du bazar. Un simple phénomène ? Ces “sanctions” étaient, en fait, l’expression directe d’une anxiété croissante chez les Grecs et les Arméniens face à une concurrence permanente. Il serait exagéré de ne voir dans les conflits intercommunautaires de la fin du XIXe siècle que le reflet de rivalités économiques, mais cet aspect de la question doit néanmoins être souligné. »

 

Stanford Jay Shaw, The Jews of the Ottoman Empire and the Turkish Republic, Londres, MacMillan, 1991, p. 203 :

« Les Juifs avaient constamment peur des attaques par des Arméniens ou des Grecs dans les rues de la plupart des villes ottomanes. En Égypte et en Syrie, ce sont généralement les Grecs qui ont ouvert la voie, dans de nombreux cas avec l’aide des Arméniens locaux et des Syriens chrétiens, dont les journaux en grec, en arabes et en français ont souvent publié toutes les rumeurs qu’ils pouvaient trouver sur les juifs, évidemment avec le désir d’inciter à la violence. […]

Le 20 juin 1890, ainsi, Sir Evelyn Baring (devenu plus tard Lord Cromer), Haut-Commissaire britannique en Égypte, a reçu le rapport suivant de David et Nissim Ades, du Caire:

“Monsieur,

Je prie monsieur d’attirer votre attention sur les articles violents qui est (sic) apparu dans un journal arabe appelé El Mahroussa et qui ne contenait que des mensonges et de fausses accusations contre les Juifs, en particulier ceux [les numéros] des 14, 17 et 19 de ce mois. Maintenant, Monsieur, devons-nous avoir ici un parti antisémite au milieu du fanatisme grec, arménien, etc. ? Doit-on lui permettre de continuer à empoisonner l’esprit des gens avec des exagérations et des affabulations ? Dans un article, ce journal a affirmé que les Juifs utilisent du sang chrétien pour la Pâque, bien sûr cela a causé beaucoup d’excitation.” »

 

Leon Kontente, L’Antisémitisme grec en Asie mineure. Smyrne, 1774-1924, İstanbul, Libra, 2015, p. 122 :

« Les mouvements provoqués par ces accusations [de « crimes rituels »] peuvent quelquefois prendre des proportions dramatiques, souvent contenues grâce à l’intervention énergique des autorités [ottomanes]. Par exemple, en 1888, à Bayındır, suite à une calomnie de crime rituel, la population grecque marche sur la maison d’un notable juif, Joseph Uziyel ; le kaymakan (sous-préfet), qui n’a pas assez de troupes pour contenir la foule, s’enferme à son tour chez Joseph Uziyel, en attendant les renforts de Smyrne. La foule grecque n’ose pas attaquer une maison dans laquelle le kaymakan s’est barricadé. En 1893, à Magnésie [Manisa], la disparition d’un confiseur grec provoque de violentes émeutes. Kâmil Bey gouverneur de la ville, doit déployer des troupes pour protéger le quartier juif et arrêter les meneurs ; c’est lorsque le soi-disant disparu réapparaît que le calme revient à Magnésie. »

 

Henri Nahum, « Portrait d’une famille juive de Smyrne vers 1900 », dans Paul Dumont et François Georgeon (dir.), Vivre dans l’Empire ottoman : Sociabilités et relations intercommunautaires (XVIIIe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 166-167 :

« Périodiquement, aux alentours de la Pâque juive, la communauté juive est accusée d’avoir assassiné un enfant chrétien pour mêler son sang au pain azyme. Des émeutiers grecs et arméniens font irruption dans le quartier juif, molestent les passants, cassent les devantures des magasins, pillent les marchandises. On a beau retrouver quelques jours plus tard l’enfant disparu qui en général a fait une fugue, rien n’y fait : la calomnie de meurtre rituel renaît l’année suivante. À Smyrne, il y a eu des incidents analogues en 1888, 1890, 1896. Quelques mois après la photographie qui fait l’objet de cet article, en mars 1901, un jeune Grec disparaît. La foule envahit le quartier juif, conspue l’archevêque orthodoxe qui essaye de calmer les émeutiers, monte au clocher de l’église et sonne le tocsin. Le vali (gouverneur) rétablit le calme et ordonne un procès. On retrouve le jeune garçon disparu qui était allé passer quelques jours à Tchechmé chez des amis. »

 

Ömer Turan, « Sharing the Same Fate: Muslims and Jews of the Balkans », dans Michael Laskier et Yaacov Lev (dir.), The Divergence of Judaism and Islam, Gainesville, University Press of Florida, 2011, pp. 51-73 :

« Le XIXe siècle a été défini comme l’âge du nationalisme dans l’histoire européenne. L’idée du nationalisme est née en Europe occidentale et s’est transportée vers l’Orient. Dans la conception balkanique du nationalisme, “l’autre” avait un rôle important. Dans le nationalisme balkanique, “l’autre” était l’Ottoman, et les Juifs étaient leurs partenaires et ennemis historiques. Les révolutionnaires chrétiens des Balkans percevaient les musulmans et les juifs comme des menaces contre leur existence. De leur point de vue, les musulmans représentaient la domination ottomane. Puisque les Juifs étaient volontairement devenus des sujets de l’Empire ottoman et qu’ils étaient, en conséquence, protégés par les autorités, les nations chrétiennes des Balkans ont généralement adopté une politique négative à leur égard. Ils ont associé les Juifs aux Ottomans [turcs]. Lorsque les révoltés serbes détruisirent les villes ottomanes en 1804, ils ne distinguaient pas les juifs des musulmans. Ils ont qualifié les Juifs de protégés des Turcs et d’espions au service de ces derniers. Pendant la Révolution grecque [1821-1830], les révolutionnaires ont placé les Juifs dans la même catégorie que les Turcs, à savoir les étrangers. Par conséquent, être juif était encore plus dangereux qu’être turc. » (p. 53)

« Pendant la révolte grecque [toujours en 1821-1830], dans de nombreux endroits, tels que Chios et Épire, les Juifs et les Turcs ont coopéré contre les Grecs. Au début de la révolution, en Moldavie, les Juifs étaient aux côtés des Turcs contre les Grecs. Parce que les Turcs et les Juifs étaient la cible des chrétiens, Antonios Miaoulis, l’un des révolutionnaires grecs, a noté que trois à quatre mille Turcs et Juifs dans la ville assiégée de Nauplie ont été tués par les Grecs. Les révolutionnaires ont tué environ dix mille Juifs et Turcs lorsqu’ils sont entrés dans la capitale de la péninsule de Morée [Péloponnèse], Tripoli. Certaines sources affirment que les Grecs détestaient les Juifs plus qu’ils ne détestaient les Turcs. Lors de l’attaque de Tripoli, certains Juifs ont offert une grosse somme d’argent à l’armée grecque pour être libérés. Cependant, comme l’a expliqué le colonel Voutier, “tout l’argent du monde n’a pas pu les sauver de la colère des Grecs, qui les détestent plus que les Turcs”. En raison du soutien juif aux Ottomans, les Grecs d’Odessa ont réagi de la même manière et ont agressé les Juifs locaux. Par conséquent, de nombreux Juifs, comme les Turcs, se sont échappés vers les territoires ottomans pour se sauver. […]

Pendant les révoltes bulgares et la guerre ottomano-russe de 1877-1878, les musulmans et les juifs étaient considérés comme des ennemis à exterminer. Surtout pendant la guerre, les Russes et les Bulgares ont commis des atrocités contre les musulmans et les juifs de Vidin, Nikopol, Ruse, Kazanlik, Stara Zagora, Kiustendil et Plovdiv. Leurs maisons ont été incendiées et ils ont été forcés de quitter ce qui était leur patrie depuis des siècles » (p. 55)

 

Kara Schemsi (Reşit Safvet Atabinen), Turcs et Arméniens devant l’histoire, Genève, Imprimerie nationale, 1919, pp. 58-59 et 63 :

« Rapport du commandant de gendarmerie de Van

Lorsque les Russes passèrent la frontière ottomane, les Arméniens de Van, persuadés que l’occasion qu’ils attendaient depuis si longtemps se enfin, commencèrent à se soulever et à se livrer à des actes révolutionnaires [dans les premiers mois de 1915]. Exécutant un plan préparé de longue date, ils attaquèrent les courriers, les voyageurs et les villages musulmans sans défense, refusèrent les réquisitions et se mirent en embuscade pour piller les convois de ravitaillement militaires. […]

À Tcharpik-Ser, plusieurs personnes ont affirmé sous serment avoir vu un enfant [de famille musulmane] que les révolutionnaires [arméniens] firent rôtir et attacher ensuite à un poteau, à la pointe d’une baïonnette. Les restes de cette créature infortunée nous furent montrés. […]

[…]

Plus de 300 habitants des cazas de Kévache et de Vostan furent exterminés dans la montagne d’Aguiro par le comité de Meksse. Pas un n’échappa.

Près de 300 Israélites qui avaient voulu s’échapper de Hekkiari [Hakkari], furent massacrés [par les nationalistes-révolutionnaires arméniens] au village de Sis et leurs corps entassés les uns sur les autres. Des témoins ayant vu les restes de ces victimes, l’ont affirmé sous serment.

Toutes les mosquées de Van furent détruites et les quartiers musulmans brûlés au point que le centre de la ville et ses environs ne présentent plus qu’un monceau de cendres et de ruines. Quatre-vingt malades que l’on n’avait pu transporter à temps de l’hôpital, ont été brûlés vifs. »

 

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