Présentée au début de 2006 par le député des Bouches-du-Rhône Marius Masse
(celui-là même qui est battu en juin 2007 par Valérie Boyer, une preuve parmi d’autre
quant à l’ingratitude des communautaristes arméniens), la proposition visant à
interdire la « contestation de l’existence du génocide arménien »
échoue devant l’Assemblée nationale en avril de la même année puis est
finalement adoptée en octobre grâce à une abstention massive. À partir de 2007,
le gouvernement Fillon refuse de la transmettre au Sénat. En juin 2010, une
fraction minoritaire du groupe socialiste la soutient, mais ce n’est qu’au printemps
2011 que le Sénat s’en saisit effectivement. Le 4 mai de cette année, la
proposition de loi Masse est rejetée, de la façon la plus sèche possible, c’est-à-dire par l’adoption d’une motion d’irrecevabilité. Aucun groupe, à part le groupe
communiste, ne vote majoritairement pour la proposition de loi.
« Exception d'irrecevabilité
M. le président. Je suis saisi par M. Jean-Jacques Hyest,
au nom de la commission des lois, d'une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare
irrecevable la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de
l'existence du génocide arménien (n° 607, 2009-2010).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du
Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou
son représentant, pour quinze minutes au maximum, un orateur d’opinion
contraire, pour quinze minutes au maximum, le président ou le rapporteur de la
commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée, pour explication de vote, à un
représentant de chaque groupe, pour une durée n’excédant pas cinq minutes.
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre la motion.
M. Jean-Jacques Hyest,
rapporteur. Monsieur le
président, monsieur le ministre, mes chers collègues, certains préfèrent la
simplicité de la passion à la complexité du raisonnement, disait un grand
auteur. C’est peut-être la nature humaine qui le veut, mais une telle attitude
ne saurait fonder les progrès de l’État
de droit, qui garantissent pourtant les libertés publiques, au bénéfice de
l’humanité.
Comme je l’ai déjà brièvement expliqué au cours de la discussion générale,
la commission des lois a décidé, à l’unanimité, d’opposer l’exception
d’irrecevabilité à cette proposition de loi, qui nous paraît notamment
contraire à deux principes reconnus par le Conseil constitutionnel : le
principe de la
légalité des délits et des peines [c’est-à-dire
que les délits et les peines doivent être clairement définis par la loi, et non
laissés à l’appréciation des juges], d’une part, le droit à la liberté
d’opinion et d’expression, d’autre part.
Tout d’abord, il existe un risque de contrariété au principe de la légalité
des délits et des peines.
En effet, bien qu’il s’en inspire, le dispositif de la présente proposition
de loi diffère sensiblement de celui de la loi Gayssot sur la pénalisation de
la négation de la
Shoah.
Le dispositif de la loi Gayssot est adossé à des faits précis, reconnus par
une convention internationale ou par une juridiction nationale ou internationale
au terme de débats contradictoires.
Dans un
arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé que la question de la
contrariété de la loi Gayssot aux principes constitutionnels de la légalité des
délits et des peines et de la liberté d’opinion et d’expression « ne présentait
pas un caractère sérieux dans la mesure où l’incrimination critiquée se réfère
à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon
claire et précise l’infraction […] dont la répression, dès lors, ne porte pas
atteinte aux principes constitutionnels de liberté d’expression et d’opinion ».
[Une autre question prioritaire de
constitutionnalité, formulée différemment, a été transmise en 2015 par la Cour
de cassation, ce qui a conduit le Conseil constitutionnel à juger, le 8
janvier 2016, que la modification de la loi du 29 juillet 1881 par la loi
dite Gayssot est conforme à la Constitution.]
La situation est évidemment différente s’agissant du génocide
arménien de 1915, perpétré bien antérieurement à l’adoption de la
convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de
génocide et dont les
auteurs n’ont jamais été jugés, ni par une juridiction internationale ni
par une
juridiction française. Je rappelle à cet instant que la France était partie
prenante au traité
de Sèvres, qui a reconnu le génocide arménien [affirmation inexacte et probablement destinée à rallier certains
sénateurs socialistes et centristes au vote de la motion d’irrecevabilité],
même s’il n’a jamais été ratifié.
Sur un plan strictement juridique, il n’existe donc pas de définition
précise, attestée par un texte de droit international ou par des décisions de
justice revêtues de l’autorité de la chose jugée, des actes constituant ce
génocide et des personnes responsables de son déclenchement, ce qui conduit à
s’interroger sur le périmètre exact de la notion de « contestation de
l’existence du génocide arménien de 1915 » retenue par la proposition de loi.
En outre, le terme « contestation », dont le champ est plus large que celui
du terme « négation », soulève un problème : la « contestation » peut en effet
porter sur l’ampleur, les méthodes, les lieux, le champ temporel du génocide,
sans forcément nier l’existence même de celui-ci.
Au total, le champ de l’infraction créée par la proposition de loi nous
paraît présenter un risque sérieux de contrariété au principe de la légalité
des délits et des peines.
Je rappelle que le Conseil constitutionnel considère
que ce principe est respecté dès lors que l’infraction est définie « dans des
conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose
d’interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son
appréciation puisse encourir la critique d’arbitraire ».
Par ailleurs, il existe un risque de contrariété au principe de liberté
d’opinion et d’expression. [C’est
exactement ce qu’a jugé
le Conseil constitutionnel le 28 février 2012, après l’adoption d’une autre
proposition de loi, celle de Valérie Boyer ; et cinq ans après, aux
paragraphes 191 à 197 de sa décision
n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017.]
Corrélativement, la création d’une infraction pénale paraît contraire au
principe de liberté d’opinion et d’expression, protégé par l’article XI de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que par l’article 10 de
la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales. [Affirmation confirmée
depuis par les décisions Perinçek c. Suisse, en 2013
et 2015, et Mercan et autres c. Suisse
en 2017.]
M. Michel Mercier, garde des
sceaux. Oui !
M. Jean-Jacques Hyest,
rapporteur. Sans doute
cette liberté n’est-elle pas absolue et admet-elle des restrictions, destinées
à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi : respect de la
vie privée, maintien de l’ordre public, interdiction des discriminations, etc.
Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées au regard des
objectifs visés.
Ainsi, si la loi Gayssot paraît compatible
avec le principe de liberté
d’opinion et d’expression, c’est notamment parce qu’elle tend à prévenir
aujourd’hui la résurgence d’un discours
antisémite. C’est ce qu’a considéré la Cour européenne des droits de
l’homme dans la décision
Garaudy du 24 juin 2003 : « La négation ou la révision de faits historiques
de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le
racisme et l’antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre
public. »
Tel est également l’objectif qui a guidé le législateur communautaire lors
de l’élaboration de la décision-cadre du 28 novembre 2008 relative à la lutte
contre certaines formes et manifestations de
racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.
L’article 1er de ce texte dispose que « chaque État membre prend
les mesures nécessaires pour faire en sorte que […] soient punissables
l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de
génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux
articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe
de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à
la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou
ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter
à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre
d’un tel groupe ». La finalité de cette décision-cadre est donc non pas de
protéger la mémoire, mais de lutter contre la discrimination.
M. Michel Mercier, garde des
sceaux. Bien sûr !
M. Jean-Jacques Hyest,
rapporteur. Le Parlement
sera prochainement saisi d’un projet de loi de transposition de cette
décision-cadre. [Il ne l’a jamais été.]
En l’espèce, aucun discours de nature comparable à celui de l’antisémitisme
ne paraît viser aujourd’hui en France nos compatriotes d’origine arménienne :
de ce fait, la création d’une incrimination spécifique de contestation de
l’existence du génocide
de 1915 paraît excéder les restrictions communément admises pour justifier
une atteinte à la liberté d’expression.
Au vu de l’ensemble de ces éléments et des risques de censure qu’encourrait
la présente proposition de loi dans le cas où elle serait adoptée – je remercie
M. Badinter d’avoir cité le doyen Vedel –, la commission des lois propose au
Sénat de lui opposer l’exception d’irrecevabilité, conformément aux dispositions
de l’article 44 de notre règlement. (Applaudissements sur les travées de l’UMP
et sur certaines travées de l’Union centriste. –M. Richard Yung [sénateur socialiste, rallié depuis à La
République en marche] applaudit également.)
Jean-Jacques Hyest au Sénat
[…]
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer l'exception
d'irrecevabilité, présentée par M. Jean-Jacques Hyest, au nom de la commission
des lois.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet de la
proposition de loi.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission des
lois.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56
du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du
scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 200 :
Nombre de votants 290
Nombre de suffrages exprimés 270
Majorité absolue des
suffrages exprimés 136
Pour l’adoption 196
Contre 74
Le Sénat a adopté.
En conséquence, la
proposition de loi est rejetée.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux pour
quelques instants.
La séance est suspendue. »
Lire aussi :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire