Mary Caroline Holmes
J’ai
réfuté, en détail, avant-hier, les élucubrations de MM. Ternon
et Duclert
sur la prise de Kars en 1920, et renvoyé à diverses références pour leurs
prudhommeries concernant İzmir. Je voudrais revenir aujourd’hui sur la question
du Pont-Euxin, en 1921.
Mary Caroline Holmes (1859-1927), chevalière de la Légion d’honneur pour
son dévouement envers des prisonniers de guerre français, était une
missionnaire américaine, qui fut notamment responsable de la branche du Near
East Relief (NER, Assistance au Proche-Orient) à Urfa de 1918 à 1922. Elle a
tiré de cette expérience un livre, Between
the Lines in Asia Minor, New York-Chicago-Londres, Fleming H. Revell
Company, 1923 — non dépourvu d’intérêt, mais moins favorable aux Turcs et moins
critique vis-à-vis des nationalismes chrétiens que sa correspondance de l’époque,
à cause du lectorat de la littérature missionnaire anglo-saxonne, à ce
moment-là. C’est une de ses lettres qui va être reproduite ici, ainsi qu’un
article de Walter E. Curt, directeur du NER à Elazığ), puis les
déclarations de Julian Gillespie, attaché commercial des États-Unis à İstanbul
(qui s’était rendu sur place), de Florence Billings, responsable du Near East
Relief à Ankara, et de Horace C. Jaquith, directeur général du NER en Turquie ;
mais avant d’en venir à ces sources, il
faut les contextualiser.
Stéphane Yerasimos, « La question du Pont-Euxin
(1912-1923) », Guerres mondiales et
conflits contemporains, n° 153, janvier 1989, pp. 9-34 :
« L’hiver et le printemps 1919, période pendant laquelle les Alliés prennent
progressivement possession des points stratégiques du territoire ottoman, Turcs
et Grecs s’accusent mutuellement d’agressions et les seconds réclament une
occupation alliée. Yakup Çevki Pacha, commandant de l’armée du Caucase, en
cours de démobilisation, envoie des renforts à Samsun pour faire face aux
bandes grecques, mais les effectifs squelettiques et démoralisés de l’armée
régulière sont loin de faire le poids. Les notables turcs de Samsun et des
environs invitent alors les bandes Lazes pour rétablir l’équilibre. Celles-ci
prennent rapidement l'habitude de vivre sur le pays sans trop distinguer les
Grecs des Turcs. De son côté, le métropolite Ghermanos organise à Samsun un comité
des notables grecs qui dispose des sous-comités dans les villages. Ceux-ci se
chargent des collectes locales des fonds, assurent les contacts avec les chefs
des bandes et la coordination en cas d’alerte générale.
La position des Alliés face à cette situation est assez complexe. Pris entre
la tendance à occuper le vide et la peur de l’engrenage, ils sont en même temps
en concurrence. Dans ces conditions, les agents locaux, travaillés par les
populations chrétiennes, sont les plus favorables à l’intervention, tandis que
les gouvernements, effrayés du désordre mondial de l’après-guerre, sont plus
que réticents. Entre les deux, les hauts-commissaires à Constantinople hésitent
et font pression sur le gouvernement ottoman pour maintenir l’ordre.
[…] L’engagement britannique entraîne quasi automatiquement la méfiance
française. [Paul] Lepissier, consul à Trabzon, dénonce le mouvement du Pont qui
« revêt actuellement un caractère presque officiel »*°. Enfin, le gouvernement
grec veut avant tout mesurer les chances d’un soulèvement armé au Pont. Ainsi,
sous couvert de la Croix-Rouge hellénique, une mission arrive avec le vapeur
grec loannina à Samsun en avril 1919. Ghermanos s’y embarque et la mission
continue sa tournée jusqu’à Batoum.
Les hésitations des Alliés et les discussions entre eux entraînent une solution
de compromis. Demander au gouvernement ottoman de maintenir l’ordre, ceci ne
devant être pour les interventionnistes que l’occasion de démontrer son
incapacité et de justifier un débarquement allié, en application de l’article 7
de l’armistice. Conscientes du danger, les autorités turques décident d’envoyer
une mission d’inspection avant à sa tête un jeune général prestigieux, Mustafa
Kémal. » (pp. 18-19)
« En attendant, les bataillons du Pont, qui atteignent les 2 000
hommes, sont envoyés sur le front de Smyme. Cette décision suscite la grogne chez
les officiers et un d’entre eux, le sous-lieutenant Karaïskos, décide, en
accord avec le Comité pontique d’Athènes, de partir pour Samsun afin
d’organiser les bandes dispersées dans la région. Débarqué dans cette ville en
mars 1920, il apprécie le travail de l’évêque de Zilon, qui remplace Ghermanos,
absent à Constantinople, mais reste abasourdi devant l’absence de toute
discrétion. Les chefs de bande entrent ouvertement nuit et jour dans le siège
de l’archevêché et Karaïskos entend un jour l’évêque menacer au téléphone le
gouverneur de la ville de faire descendre 5 000 hommes armés dans Samsun si ce
dernier ne relâchait pas immédiatement un chef de bande.
L'arrivée de Karaïskos donne l’occasion aux notables, inquiets du comportement
de l’évêque, de lui confier l’organisation des bandes. Celui-ci, après avoir
calmé les dissensions entre les bandes, qui semblaient avoir atteint leur
paroxysme, établit également des contacts avec les Circassiens à un moment où
ceux-ci étaient en révolte contre l'autorité de Mustafa Kémal. Mais, quand il
se rend à Constantinople, au mois de mai, pour chercher des armes, le
haut-commissaire hellénique lui interdit d’y retourner. » (pp. 27-28)
« La situation sur le terrain, tout au long de l’année 1920, est
marquée par l’attentisme. Les bandes grecques essaient de contrôler les
environs des villages grecs en attendant une intervention extérieure et le
gouvernement d’Ankara, tout en essayant d’armer les villages turcs, a les mains
liées par les multiples révoltes et par l’avance de l’armée grecque. Le seul
endroit où les bandes turques imposent leur présence est la région de Giresun
où sévit Topal Osman [combattant irrégulier, finalement tué, en 1923, par des
militaires turcs qui tentaient de l’arrêter en raison de sa violence
incontrôlée]. Celui-ci, tout en terrorisant également les Turcs, semble
procéder à une élimination systématique des notables grecs.
[…]
La première action officielle du gouvernement d’Ankara contre le mouvement
du Pont date du 8 novembre 1920, quand 72 citoyens grecs de Samsun sont arrêtés
et expulsés le lendemain. Le pas décisif est franchi avec la création, par
décret du 9 décembre, de Tannée du Centre, destinée à réprimer le mouvement du
Pont. Toutefois, cette force ne sera opérationnelle qu’à partir de l’automne 1921.
Le 4 février 1921, 72 notables grecs de Samsun et 11 de Bafra sont arrêtés.
Parmi eux se trouve l’évêque de Zilon, Euthymios, et une perquisition à
l’évêché conduit à la saisie des listes des contributions financières des
notables au mouvement. Le 12 février, un enseignant turc du collège américain
de Merzifon est assassiné. Le collège est perquisitionné le 16, quatre
professeurs et deux étudiants grecs arrêtés. Sur ordre du ministère de
l’Intérieur, le collège sera fermé le 22 mars et les Américains, à l’exception
de deux personnes, seront expulsés.
La progression grecque [en Anatolie occidentale], reprise le 23 mars, est
arrêtée le 30 à la bataille d’Inônü. Le 5 avril, l'Armée du Centre commence ses
premières opérations contre les bandes grecques de la région de Bafra. Le
résultat fut sans doute médiocre puisqu’il a encore fallu faire appel à Topal Osman,
qui n’a pu intervenir qu’à partir du mois de juin, puisque avant cette date il
était occupé par la répression de la révolte kurde de Koçgiri, avec une
violence qui attirera les protestations de l’Assemblée d’Ankara.
Topal Osman attaque directement les villages, aussi bien pour couper les
bases arrière des bandes que pour motiver ses troupes. Ainsi, ce sont les
non-combattants qui subissent les effets et les sources grecques n’omettent
aucun détail d’une large série de massacres dans les villages grecs des régions
de Bafra et de Niksar, là précisément où l’armée régulière avait échoué le mois
précédent.
Un autre événement va toutefois précipiter les choses. A la veille de la
grande offensive grecque du mois de juillet 1921, le littoral de la mer Noire
acquiert une grande importance en tant que lieu de passage obligé des armes et
des munitions envoyées par la Russie soviétique au gouvernement d’Ankara.
Ainsi, malgré les appréhensions britanniques, le croiseur grec Kilkis bombarde
le 9 juin le port turc d’Inebolu, principale porte d’accès de la Turquie
kémaliste. Le même jour, Nureddin Pacha, le commandant de l’Armée du Centre,
réclame la déportation des Grecs. Le Conseil des Ministres, réuni à Ankara le
12, déclare tout le littoral « zone de guerre » et décide le 16, formellement,
la déportation des hommes valides. » (pp. 29-31)
Walter E. Curt, « Work
in the Harpoot Region », Near East
Relief, 24 décembre 1921, p. 2 :
« À cause du manqué de personnel et de la charge de travail qui a pesé sur
nous pendant l’année qui se termine, l’unité de Harpoot [Elazığ] n’a
pas trouvé un moment pour vous parler de ce qui se passait. Mais le travail de
cette unité a été actif — les milliers d’orphelins sont pris en charge,
instruits et formés pour le commerce utile ; des centaines et des centaines
de pauvres qui n’auraient pas pu trouver un autre travail reçoivent un emploi
en fournissant le nécessaire aux orphelins, en travaillant au lavage, au
peignage, au filage de la laine, au filage du coton, tricoter des chandails et
des bas et des casquettes, au tissage de la laine et du coton brut en tissu, à
la confection de vêtements, etc. ; des milliers des réfugiés, venus des
régions de Konya et d’Eski Shehir [Eskişehir] et de la région de la Mer Noire,
tant arméniens que grecs, ont reçu des soins médicaux et de la nourriture ;
quelques centaines qui ne pouvaient pas être employés ont reçu de petites
sommes d’argent au titre de l’assistance. »
ð
La
campagne de diffamation sur le déplacement forcé de 1921 n’ayant pris de l’ampleur
qu’en mai 1922 (voir ci-dessous), l’article de Walter E. Curt ne peut en aucune
manière être présenté comme une réponse, d’autant moins qu’il s’agit d’un texte
publié dans un bulletin interne.
Lettre de Mary Caroline Holmes (récemment installée à Beyrouth) à l’amiral
Mark Bristol, haut-commissaire américain à İstanbul,
29 mai 1922, National Archive and Records Administration, College Park
(Maryland), RG 59, M 353, bobine 45 (867.4016/708), reproduite dans Hakan
Özoğlu, « Political and Human Landscapes of Anatolia in American
Diplomatic Correspondence after World War I », dans Hakan Yavuz et Feroz
Ahmad (dir.), War and Collapse, Salt
Lake City, University of Utah Press, 2016, pp. 989-990 :
« […] Toute cette introduction ne sert qu’à amener la protestation que
je vous adresse contre les protestations générales lancées par M. [Forrest D.]
Yowell, ex-directeur du Near East Relief à Kharput [Elazığ], telles qu’elles ont
été imprimées dans le Times de
Londres, dans son édition du 5 mai [1922]. Certaines de ses déclarations ne
peuvent être validées par les faits. Ce
faisant, il a mis en danger, non seulement les activités du N.E.R. dans le
“Kemalistan” [la majorité de l’Anatolie, sous contrôle kémaliste] mais aussi le
travail des missionnaires.
M. Yowell a déclaré que les travailleurs humanitaires qui se trouvaient le
long de la route suivie par les déportés grecs ne furent pas autorisés à porter
quelque assistance que ce fût aux agonisants ni à prendre soin des orphelins.
Dans une conversation aujourd’hui avec M. Mackensie, qui fut le trésorier du
N.E.R. à Kharput, j’appris que les autorités de cette ville ont autorisé le
N.E.R. à distribuer du pain aux déportés “par moments”. Il est vrai que les
déportés ont été envoyés à Diyabakır à travers une région montagneuse, dans
le froid et sous la neige, et que beaucoup ont péri, par conséquent, sur le
chemin. Et c’est ce qui est arrivé à plus de mille Arméniens qui tentaient de
quitter Marash [Maraş] quand les
Français ont évacué la ville pendant l’hiver 1920. Ils sont partis avec les
Français, une terrible tempête de neige est arrivée, et pas moins de milles
sont tombés sur le côté de la route.
Ceux qui ont survécu au voyage depuis Kharput et ont atteint Diyarbakır furent tous pris en charge par le N.E.R. à la demande des autorités [souligné dans l’original]. Les adultes
furent habillés, nourris et soignés ; les orphelins furent recueillis dans
notre orphelinat. Non
seulement les responsables civils et militaires ont coopéré avec Mme
Wade, la directrice, mais quand il était prouvé qu’un gendarmes gardant les
déportés se comportait de façon immorale [allusion probable à l’échange de
faveurs sexuelles contre tel ou tel avantage] ou abusive, il était promptement
remplacé à la demande de Mme Wade et souvent renvoyé de la
gendarmerie.
Il est des plus manifestement inéquitable et injuste, pour ne pas dire mal
avisé, de porter des accusations généralisatrices
[mot souligné dans l’original] contre un gouvernement avec lequel le nôtre n’a
pas à ce jour de relations diplomatiques, sur le territoire duquel nous vivons
par courtoisie et, d’après mon expérience, qui a donné toute l’assistance qu’il
était possible aux autorités de fournir. En tant que résidente de longue date
en Turquie, je proteste de tout mon cœur et de toute mon âme contre les
accusations généralisatrices de M. Yowell, dont beaucoup ne sauraient être
vérifiées, comme je l’ai indiqué plus haut.
Je ne prends pas parti pour les nationalistes [turcs]. Ni pour les Grecs et
les Arméniens. Nous, Américains, sommes ici pour soulager la souffrance des
enfants sans foyers. Le chrétien comme le Turc ont commis des atrocités, sans
nul doute. Mais nous travailleurs humanitaires, n’avons pas à juger de la
culpabilité de quiconque. »
ð
Écrivant
cette lettre (non destinée à publication) depuis Beyrouth, Mary Caroline Holmes
ne peut en aucune manière être suspectée de s’exprimer sous la pression des
kémalistes.
Jean Schlicklin, Angora.
L’aube de la Turquie nouvelle, Paris, Berger-Levrault, 1922, pp. 183-185 :
« Ces calomnies furent imprimées dans certains grands journaux anglais
au mois de mai dernier [1922].
Quelques jours plus tard, M. Gillespie, attaché commercial du haut-commissariat
des États-Unis d'Amérique à Constantinople, faisait à un journal turc les
déclarations suivantes :
“Les publications que Yowell a faites par le journal Times ne sont que la répétition des rumeurs non confirmées relatées
par les journaux d'Amérique et de l'Europe il y a plusieurs mois, au sujet de
soi-disant [erreur de traduction : prétendues] persécutions perpétrées à
l'égard des chrétiens d'Anatolie. Yowell avait d'abord essayé de placer son
rapport aux correspondants des éminents journaux américains comme le Chicago Tribune, l’Associated Press, le Chicago Daily News. Mais les correspondants américains, sachant que l’objet de ce rapport
était une invention contraire à la vérité, refusèrent de l'accepter. Sur ce
fait, le rapport fut vendu aux Arméniens, qui le firent publier par le Times.
Les Américains qui connaissent l'Anatolie sont d'accord pour reconnaître
que les imputations contenues dans, ce rapport sont de purs mensonges.
Moi-même, Miss Billings, Mr. McDowell et la regrettée Miss Helen avons constaté
de près combien les Turcs sont nobles, braves et doués de caractère distingué,
et nous nous fîmes les interprètes de ces vérités auprès des départements
intéressés [ministères des Affaires étrangères].
Les Américains qui ont voyagé en Anatolie ainsi que tous les étrangers ont
été de tout temps l'objet de bon accueil soit par les autorités locales, soit
par la population. Les publications faites autour du prétendu mauvais traitement
appliqué par le Gouvernement sont, ainsi que les constatations et les études
des Américains l’ont prouvé, des choses contraires à la vérité. Le fait que Yowell a voulu rafraîchir les
fausses nouvelles précédemment publiées contre le Gouvernement d'Anatolie et
les efforts qu'il a entrepris pour provoquer l'opinion publique occidentale en
les publiant, ont provoqué l'indignation de tous les Américains qui se trouvent
ici et qui connaissent la vérité.
D'autre part, Miss Billings, représentant[e] du Comité de Secours américain
en Proche-Orient [Near East Relief] depuis de longs mois, et que j'ai eu à
maintes reprises l'occasion d'approcher à Angora, d'où elle rayonne à travers
toute l'Anatolie, adressait la 11 mai [1922] la dépêche suivante à l'amiral
Bristol, haut commissaire des États-Unis à Constantinople :
“À Son Excellence l'amiral Bristol.
Je viens d'apprendre qu'à Constantinople certains bruits circulent au sujet
de nouvelles atrocités commises à Kharpout, je suis en correspondance continue
avec les Américains qui se trouvent à Kharpout et j'ai parlé avec des personnalités
éminentes récemment arrivées de la localité en question. Je suis convaincue que toutes ces rumeurs ne sont pas vraies.
Florence Billings.”
Quelques jours plus tard, M. [Horace C.] Jaquith, directeur du Comité de
Secours américain en Proche Orient, arrivait lui-même à Angora et faisait les
déclarations officielles suivantes :
“Le but de mon arrivée à Angora est d'assurer la collaboration la plus
convenable et la plus amicale du Gouvernement nationaliste avec le Comité
américain qui travaille depuis longtemps en Anatolie.
Quant aux publications de Mr. Yowell et de ses collègues, je suis
sérieusement touché soit par cet incident, soit par suite de cas similaires.
Car de pareils cas produisent des malentendus inutiles entre nous et le
Gouvernement anatolien.
Au temps où Mr. Yowell se trouvait en Anatolie comme mon employé, il
pouvait être considéré comme dépendant de moi. Mais une fois que son contrat
fut annulé à cause de son expulsion de l'Anatolie, ses inventions appartiennent
à sa personne.” »
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