dimanche 10 mai 2020

L’ASALA et ses scissionnistes contre la France socialiste de François Mitterrand


François Mitterrand et le président turc Turgut Özal, en 1992.


Quelques mots de contexte, pour commencer. Après l’élection de François Mitterrand, en mai 1981, et la majorité absolue emportée par son parti, le mois suivant, le gouvernement socialiste croit d’abord opportun de négocier avec l’Armée secrète pour la libération de l’Arménie (ASALA) et particulièrement avec sa branche politique en France, dirigée par Jean-Marc « Ara » Toranian — appelée Libération arménienne jusqu’en avril 1982, puis Mouvement national arménien (MNA) pour l’ASALA jusqu’en janvier 1983 et enfin MNA tout court. Toutefois, l’attentat à la bombe de l’ASALA contre les bureaux parisiens du journal libanais Al-Watan Al-Arabi, en avril 1982, puis la série d’attentats antifrançais, toujours par l’ASALA, à partir de juillet de la même année, provoquent un retournement de politique, seule la répression s’avérant efficace face à des criminels qui ne comprennent que les rapports de force. Toutefois, dans un premier temps, l’ASALA tente justement le bras de fer, ce qui se traduit, entre autres, par les attentats de Paris (28 février 1983) et d’Orly (15 juillet de la même année), bras de fer qu’elle perd.
La branche politique de l’ASALA réagit violemment (en particulier dans son journal Hay Baykar), y compris après la scission de l’été 1983, entre l’ASALA et les dissidents de l’ASALA-Mouvement révolutionnaire, M. Toranian et ses amis choisissant les seconds en août de cette année. La violence verbale s’accroît encore en décembre 1985, quand le chef de l’ASALA-MR, et ancien numéro 2 de l’ASALA, Monte Melkonian, est arrêté par la police française (il est condamné un an plus tard à six ans de prison).

Astrig Cournalian, « Manifestation de soutien aux combattants arméniens », Hay Baykar, 29 septembre 1982, p. 4 :
 « Ara Toranian, avant que la manifestation ne commence, a pris la parole au nom du MNA pour l’ASALA.
Il rappela le processus irréversibles qui devait amener les Arméniens à la lutte armée. Il s’adressa aussi aux autorités socialistes françaises en leur rappelant toutes les promesses non tenues.
Depuis la promesse de droit d’asile aux membres du commando Yégha Kéchichian [auteurs d’une prise d’otages sanglantes au consulat turc de Paris, en septembre 1981], jusqu’à l’homologation de la radio ASK, tant de promesses en sont restées au stade des paroles. »

« Il était environ 15 h 30, lundi, lorsqu'une violente explosion a secoué le petit immeuble du 8, rue Boudreau, dans le neuvième arrondissement de Paris. Trois niveaux, dont un entresol sur rez-de-chaussée, que se partagent une société de personnel intérimaire, une maison de cravates, le siège parisien de la British Legion et les bureaux d'une agence de voyages spécialisée dans le tourisme en Turquie, la société Marmara. […]
Dans les bureaux de Marmara, au premier étage, Mme Renée Morin, vingt-six ans, célibataire, employée depuis dix-huit mois en qualité de secrétaire, est tuée sur le coup, par la chute du faux plafond de son bureau. Les vitres ont volé en éclats, blessant sans gravité quatre passants, mais la charge explosive, déposée sur le palier du premier, et dont le poids se situerait, selon les premières constatations des experts, entre 500 grammes et 1 kilo, a dégondé la porte blindée de l'agence de voyages, brisé plusieurs cloisons et plafonds et descellé la cage d'escalier, dont plusieurs volées de marches se sont effondrées. 
Lors de l'explosion, la colonne de gaz s'est rompue mais, par miracle, ni le feu ni une nouvelle explosion [ce qui aurait tué tout le monde dans l’immeuble] ne se sont déclarés. »

Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 88 :

« Le 15 juillet 1983, l'ASALA revendique l'attentat contre le comptoir de la Turkish Airlines à l'aéroport d'Orly, en France, faisant huit morts et cinquante-six blessés. Jamais dans son histoire la France n'a été aussi durement frappée par le terrorisme. Son président F. Mitterrand dénonce “la violence aveugle et folle”. »

« Éditorial », Hay Baykar, 21 septembre 1984, p. 2 :
« Après deux ans d’une situation arménienne dominée par la confusion dans les rangs des révolutionnaires et la répression, la rentrée 1984 s’annonce sous le signe des éclaircissements. Le choc d'Orly, la scission dans l'ASALA et le reflux de la lutte armée [euphémisme pour désigner le terrorisme] avaient donné aux forces impérialistes l’occasion d’une offensive frontale contre le combat national arménien.
Celle-ci s’est notamment traduite en France par une série de coups d’arrêts portés à la communauté, à son aile militante et à sa cause.
En effet, depuis 12 mois, il y a eu :
Les arrestations arbitraires, les mesures d’exception contre de jeunes arméniens [appartenant à l’ASALA] après l’attentat d’Orly.
Il y a eu les traitements spéciaux infligés dans les locaux de police aux Arméniens interpellés [pure calomnie].
Il y a eu l’inculpation injustifiée [pour recel de malfaiteur] du porte-parole du MNA [Jean-Marc « Ara » Toranian, condamné en première instance puis relaxé en appel], la condamnation à 7 ans de réclusion contre les 4 [terroristes preneurs d’otages] de l’opération Van et les matraques des CRS qui ont volé bas sur la tête des Arméniens venus apporter leur soutien aux combattants [et tenter de menacer la cour d’assises de Paris, en janvier 1984, sur le modèle de ce qui avait été fait à Aix-en-Provence, en janvier 1982].
Il y a eu les attentats anti-arméniens [en fait commis par l’ASALA, ce que le procès Melkonian de 1986 a établi, sans qu’Hay Baykar n’ait jugé bon de préciser], la désinvolture des pouvoirs publics aussi bien en ce qui concerne la protection de la communauté que la surveillance des milieux nationalistes turcs.
Il y a eu les interrogatoires illégaux d’Arméniens soupçonnés de liens avec la lutte [terroriste], les tentatives de remises en cause d’acquis tels que le droit d'asile accordé au commando Yéghia Kéchichian.
Et puis surtout, il y a eu les déclarations d’Étienne Manac’h, l’émissaire de M. Mitterrand en Turquie, qui, sur le sol où furent massacrés plus de 2 millions [sic !] des nôtres, s’est rallié sans honte au mensonge turc sur le génocide.
Enfin avec l'incarcération sur des fondements sombres et douteux de Lévon Minassian [braqueur de banque finalement condamné à perpétuité par contumace, en 1989], l'un des meneurs arméniens les plus actifs, la boucle a été bouclée.
Tous ces coups ont constitué la trame concrète, visible, palpable, du complot anti-arménien, impulsé par le fascisme turc et appliqué par ses alliés de l’OTAN. »

« Éditorial — Parce que Ankara ordonne », Hay Baykar, 20 décembre 1985, p. 3 :
« Pourquoi ? C’est la première question, immédiate, spontanée, qui s’est posée à tous les observateurs de la politique arménienne, dès l’annonce de l’arrestation de Monté Melkonian, Benjamin Kéchichian et Zépur Kaspar. […]
Pourquoi ce zèle soudain, alors que de 75 à 81, sous la droite, aucune perquisition ni interpellation n’avaient été engagées malgré les multiples opérations dirigées contre les représentations turques ? […]
Il y a deux explications : tout d’abord une provocation policière, organisée par des éléments de droite, afin de mettre le pouvoir en difficulté vis-à-vis des Arméniens, à trois mois des élections [législatives]. Ou bien, un cadeau des socialistes à la Turquie, s’inscrivant dans le cadre de leur rapprochement et des échanges de bons procédés bilatéraux. La première hypothèse ne résiste pas à l’examen. Pierre Joxe maîtrise mieux son ministère que tous ses prédécesseurs de droite et de gauche réunis. Par ailleurs, on voit mal comment un service de police aurait pu prendre de son propre chef une initiative de cette importance. Et puis enfin, l’affaire Melkonian n’est pas isolée. Elle intervient après l’affaire Basmadjian, l’affaire Avanessian, l’affaire Minassian [finalement condamné à perpétuité par contumace, comme il a été vu plus haut], le laxisme anti-turc [sic !] et la répression anti-arménienne qui s’est traduite par les très lourdes condamnations de Créteil [pour détention illégale d’armes et d’explosifs, en décembre 1984], le maintien en détention des 4 de Van [condamés en janvier 1984 pour la prise d’otages sanglante au consulat turc de Paris], les assignations à résidence, les contrôles judiciaires aberrants, les interpellations illégales [faux]. Tous ces faits constituent-ils autant de bavures policières ? Non, ils vont tous à ce point dans le même sens qu’ils constituent une suite logique parfaite exprimant une seule et même volonté politique : liquider l’aile militante de la communauté arménienne. »

« Éditorial — La dérive anti-arménienne du pouvoir », Hay Baykar, 25 janvier 1986, p. 3 :
« Socialiste ou réactionnaire ? C’est la question qu’on finit par se poser au regard du dérapage dangereux de la politique “arménienne” du gouvernement français. Rapprochement progressif avec la dictature turque, acharnement policier anti-arménien, arrestations tous azimuts : cela devient le lot quotidien de cette politique du bâton qui place de plus en plus la communauté au banc des accusés. Il ne se passe plus en effet un mois sans qu’on assiste à des déclarations marquées en faveur de l’État turc. Plus un mois non plus sans que la police française, la DST, ne procède à des arrestations et à des perquisitions chez des Arméniens. Derniers faits en date : les déclarations de Roland Dumas publiées dans le quotidien turc Cumhuriyet, le 13 janvier. Le ministre des Relations extérieures y exprime à nouveau son attachement à l’amitié séculaire unissant la France et la Turquie, les intérêts communs des deux États, la volonté du gouvernement socialiste de faire échec au “terrorisme arménien” et la relativisation politique de la reconnaissance du génocide arménien à une simple question d’histoire, sur laquelle la lumière reste à faire. »



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