Nous avons vu récemment l’évolution du missionnaire américain James
Barton et entrevu son conflit avec Vahan Cardashian (1882-1934), à propos
d’« atrocités qui n’ont jamais eu lieu » (le prétendu
« massacre » d’Arméniens à Kars en novembre 1920, par exemple).
Revenons plus en détail sur ce conflit.
Né dans l’Empire ottoman, Cardashian émigre aux États-Unis, où il devient
avocat. Se présentant comme favorable à son pays d’origine pendant la guerre
italo-ottomane de 1911-1912 (« Land-Grabbing
War, Says Turks’ Friends », The
New York Times, 30 mai 1912, p. 5), il le trahit dès 1914 (dans une
lettre du 8 juillet 1918 à l’ambassadeur britannique à Washington, il explique
avoir annoncé à son prédécesseur, quarante-et-un jours à l’avance, que l’Empire
ottoman entrerait en guerre aux côtés de l’Allemagne), ce qui ne l’empêche pas,
le gouvernement d’İstanbul n’étant pas encore au courant, d’être le
représentant ottoman pour l’exposition internationale Panama-Pacifique, qui a
lieu durant l’année 1915 (Abigail Marwyn, Empress
of San Francisco, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 2014, p. 224).
Ensuite, il se lance dans l’activisme en faveur de la « cause
arménienne » — ce qui n’est pas dû à la mort de sa mère ou de sa sœur, prétendument lors
du déplacement forcé dans l’Empire ottoman, puisque sa
nécrologie parue dans le Brooklyn
Daily Eagle du 13 juin 1934 explique qu’elles sont encore vivantes à ce
moment-là. D’abord partisan du parti national-religieux Ramkavar, il rompt
brutalement avec lui en 1919, s’affilie à la Fédération révolutionnaire arménienne et crée l’American Committee for the Independence of Armenia (ACIA).
Or, dès avant sa rupture avec le Ramkavar et bien avant le retournement de
la principale institution missionnaire américaine (American Board of
Commissioners for Foreign Missions, ABCFM), Cardashian montre la plus profonde
ingratitude envers elle, et cela ne fait qu’empirer après la chute de la
République d’Arménie (1920), qui coïncide avec la défaite du candidate soutenu par le
président américain sortant, Woodrow Wilson (l’auteur de l’arbitrage Wilson,
mort-né, sur la frontière entre la Turquie et l’Arménie).
Gregory Aftandilian, Armenia,
Vision of a Republic. The Independence Lobby in Armenia, 1919-1927, Boston,
Charles River Books, 1981, p. 25 :
« Cardashian s’alarma […] de ce que certains missionnaires américains
avaient proposé de régler la question turque par une sorte de confédération. Le
14 octobre 1918, il écrivit à [Mihran] Sevalsy [principal dirigeant du Ramkavar
aux États-Unis] : “Il va sans dire qu’il n’est plus désirable pour nous de
compter sur le Dr. Barton et ses amis [les missionnaires de l’ABCFM]. S’ils
devaient décliner la suggestion contenue dans ma lettre, alors il faudra
immédiatement créer un Comité américain pour l’indépendance de l’Arménie.” Le
plan de confédération était également soutenu par [Henry] Morgenthau
[ambassadeur américain à İstanbul de 1913 à 1916] et par [Cleveland] Dodge. En octobre
[1918], Cardashian écrivit une lettre vigoureuse à Barton, déclarant qu’il
appréciait le travail des missionnaires et souhaitait coopérer avec eux, “mais
nous ne prêterons, à aucun moment, la moindre attention à quelque proposition
de que ce soit, aussi attractive qu’elle puisse être en apparence, ou même en
pratique, qui nous priverait de notre indépendance entière et inconditionnelle
et la récupération de chaque centimètre du sol arménien.” »
Vahan Cardashian, Wilson, Wrecker
of Armenia, [New York, American Committee for the Independence of Armenia],
1921, p. 9 :
« Il est évident que, du point de vue de l’intérêt des missionnaires, il
est essentiel que les Arméniens restent plutôt un peuple chrétien souffrant
sous la persécution ottomane au lieu de voir l’établissement d’un État arménien
indépendant et chrétien, lequel n’aurait plus besoin d’assistance [nous dirions
en 2020 : d’aide humanitaire] ou d’“évangélisation” [conversions au
protestantisme] de la part des missionnaires.
[…]
C’est l’élément missionnaire qui a été le principal conseiller du président Wilson, qui a guidé sa politique arménienne. […] Ils prônent maintenant l’abandon
de la République arménienne et de ses deux millions d’habitants arméniens pour
vouloir créer un État de fortune formé des quatre provinces [Erzurum, Trabzon,
Bitlis, Van] de l’Arménie turque [Anatolie orientale] où se trouvent moins de
cinquante mille Arméniens aujourd’hui, et où pas plus d’un million ne pourrait
être rassemblé. Avec un tel accord, les Arméniens seraient, bien entendu, tenus
par les Turcs et les missionnaires ; il serait facile de répandre l’œuvre prosélyte
parmi eux, ils resteraient pauvres, et plus ou moins dépendants, pour leur vie
même, des organisations américaines d’assistance. »
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Cardashian
reproche ici aux missionnaires de l’ABCFM, et surtout à leurs amis de l’Armenia-America
Society (structure plus politique) de prôner un « foyer national »
arménien, un territoire autonome, au demeurant fort mal défini. C’est déjà plus
que ce qui pourrait être obtenu, dans le contexte de février 1921, où
Cardashian écrit. Or, sa contre-proposition est encore moins réaliste, puisqu’elle
suppose que les États-Unis entrent en conflit avec la Russie soviétique et la
Turquie kémaliste, tout en menant une politique contraire à celle de la France et
de l’Italie envers les Turcs (alors que l’amertume française est profonde
depuis l’échec du traité de Versailles au Sénat des États-Unis, en 1920). Pour donner une idée de l’ampleur de son ingratitude s’agissant de l’aide qui serait qualifiée aujourd’hui d’humanitaire, les collectes effectuées entre 1915 et 1930 représentent cent seize millions de dollars de l’époque (Mark Malkasian, « The Disintegration of the Armenian Cause in the United States, 1918-1927 », International Journal of Middle East Studies, XVI-3, août 1984, p. 350), soit plus d’un milliard de dollars actuels.
Vahan Cardashian, « The Turkish Question and America », The Annals of the American Academy of
Political and Social Science, CVIII, juillet 1923, p. 146 :
« Un autre intérêt des Américains en Turquie tient aux missionnaires. Ils y
sont entrés voici quelque 92 ans. Ils ont beaucoup œuvré pour l’éducation, encore
que ce fût presque entièrement parmi les chrétiens. Ils ont aussi fait beaucoup
de mal. Ils ont provoqué un schisme dans les Églises locales, ces Églises qui
portent le fardeau d’être des témoins séculaires du Christ. »
ð
Ici,
plus nettement que dans les citations précédentes, éclate la dimension
proprement religieuse du conflit, tantôt larvé, tantôt ouvert, entre une bonne
partie des nationalistes arméniens et les missionnaires, chaque partie tentant d’utiliser
l’autre.
Voilà qui incite à réfléchir sur la pertinence de l’argument « nous
sommes chrétiens », surtout en considérant que le parti rejoint par
Cardashian en 1919, la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), continue d’entretenir
pieusement son souvenir, sans le commencement du moindre esprit critique. L’Armenian
National Committee of America, héritier déclaré de l’ACIA de Cardashian et bras
politique de la FRA aux États-Unis, remet ainsi chaque année un
prix Vahan-Cardashian.
Au-delà même du cas américain, il est frappant de remarquer l’ingratitude
envers ceux qui ont fait un bout de chemin avec les nationalistes arméniens,
mais sans tomber dans l’antiturquisme délirant et le sabotage systématique de
leurs propres intérêts nationaux. C’est ainsi que François Mitterrand, loin de
s’attirer une quelconque gratitude de la FRA française pour avoir qualifié, en
janvier 1984, de « génocide » les évènements de 1915-1916, s’est vu
vertement reprocher… le verdict condamnant à sept ans de prison (peine
extrêmement clémente) les terroristes de l’Armée secrète arménienne pour la
libération de l’Arménie (ASALA) auteurs, en 1981, d’une prise d’otages
meurtrière au consulat de Turquie à Paris (cf. la « une » de France-Arménie, février 1984). Au lieu de le faire fléchir, cette ingratitude a contribué au retournement de la politique française, en 1984-1985.
Pas plus
tard que l’an dernier, Emmanuel Macron, bien qu’il ait signé un décret de
commémoration du prétendu « génocide arménien », sur la base d’une
loi inconstitutionnelle (et visée depuis par une
question prioritaire de constitutionnalité), s’est vu reprocher… de faire appliquer
à quelques mairies la législation en vigueur. Par électoralisme, ces mairies
avaient signé des accords parfaitement illégaux avec des communes de la
République autoproclamée du Haut-Karabakh, terre azerbaïdjanaise arrachée par
une guerre d’agression (1991-1994) et non restituée depuis, malgré plusieurs
résolutions de l’ONU.
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