mercredi 15 avril 2020

L’ingratitude de Vahan Cardashian envers les missionnaires américains




Nous avons vu récemment l’évolution du missionnaire américain James Barton et entrevu son conflit avec Vahan Cardashian (1882-1934), à propos d’« atrocités qui n’ont jamais eu lieu » (le prétendu « massacre » d’Arméniens à Kars en novembre 1920, par exemple). Revenons plus en détail sur ce conflit.
Né dans l’Empire ottoman, Cardashian émigre aux États-Unis, où il devient avocat. Se présentant comme favorable à son pays d’origine pendant la guerre italo-ottomane de 1911-1912 (« Land-Grabbing War, Says Turks’ Friends », The New York Times, 30 mai 1912, p. 5), il le trahit dès 1914 (dans une lettre du 8 juillet 1918 à l’ambassadeur britannique à Washington, il explique avoir annoncé à son prédécesseur, quarante-et-un jours à l’avance, que l’Empire ottoman entrerait en guerre aux côtés de l’Allemagne), ce qui ne l’empêche pas, le gouvernement d’İstanbul n’étant pas encore au courant, d’être le représentant ottoman pour l’exposition internationale Panama-Pacifique, qui a lieu durant l’année 1915 (Abigail Marwyn, Empress of San Francisco, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 2014, p. 224). Ensuite, il se lance dans l’activisme en faveur de la « cause arménienne » — ce qui n’est pas dû à la mort de sa mère ou de sa sœur, prétendument lors du déplacement forcé dans l’Empire ottoman, puisque sa nécrologie parue dans le Brooklyn Daily Eagle du 13 juin 1934 explique qu’elles sont encore vivantes à ce moment-là. D’abord partisan du parti national-religieux Ramkavar, il rompt brutalement avec lui en 1919, s’affilie à la Fédération révolutionnaire arménienne et crée l’American Committee for the Independence of Armenia (ACIA).
Or, dès avant sa rupture avec le Ramkavar et bien avant le retournement de la principale institution missionnaire américaine (American Board of Commissioners for Foreign Missions, ABCFM), Cardashian montre la plus profonde ingratitude envers elle, et cela ne fait qu’empirer après la chute de la République d’Arménie (1920), qui coïncide avec la défaite du candidate soutenu par le président américain sortant, Woodrow Wilson (l’auteur de l’arbitrage Wilson, mort-né, sur la frontière entre la Turquie et l’Arménie).

Gregory Aftandilian, Armenia, Vision of a Republic. The Independence Lobby in Armenia, 1919-1927, Boston, Charles River Books, 1981, p. 25 :
« Cardashian s’alarma […] de ce que certains missionnaires américains avaient proposé de régler la question turque par une sorte de confédération. Le 14 octobre 1918, il écrivit à [Mihran] Sevalsy [principal dirigeant du Ramkavar aux États-Unis] : “Il va sans dire qu’il n’est plus désirable pour nous de compter sur le Dr. Barton et ses amis [les missionnaires de l’ABCFM]. S’ils devaient décliner la suggestion contenue dans ma lettre, alors il faudra immédiatement créer un Comité américain pour l’indépendance de l’Arménie.” Le plan de confédération était également soutenu par [Henry] Morgenthau [ambassadeur américain à İstanbul de 1913 à 1916] et par [Cleveland] Dodge. En octobre [1918], Cardashian écrivit une lettre vigoureuse à Barton, déclarant qu’il appréciait le travail des missionnaires et souhaitait coopérer avec eux, “mais nous ne prêterons, à aucun moment, la moindre attention à quelque proposition de que ce soit, aussi attractive qu’elle puisse être en apparence, ou même en pratique, qui nous priverait de notre indépendance entière et inconditionnelle et la récupération de chaque centimètre du sol arménien.” »

Vahan Cardashian, Wilson, Wrecker of Armenia, [New York, American Committee for the Independence of Armenia], 1921, p. 9 :
« Il est évident que, du point de vue de l’intérêt des missionnaires, il est essentiel que les Arméniens restent plutôt un peuple chrétien souffrant sous la persécution ottomane au lieu de voir l’établissement d’un État arménien indépendant et chrétien, lequel n’aurait plus besoin d’assistance [nous dirions en 2020 : d’aide humanitaire] ou d’“évangélisation” [conversions au protestantisme] de la part des missionnaires.
[…]
C’est l’élément missionnaire qui a été le principal conseiller du président Wilson, qui a guidé sa politique arménienne. […] Ils prônent maintenant l’abandon de la République arménienne et de ses deux millions d’habitants arméniens pour vouloir créer un État de fortune formé des quatre provinces [Erzurum, Trabzon, Bitlis, Van] de l’Arménie turque [Anatolie orientale] où se trouvent moins de cinquante mille Arméniens aujourd’hui, et où pas plus d’un million ne pourrait être rassemblé. Avec un tel accord, les Arméniens seraient, bien entendu, tenus par les Turcs et les missionnaires ; il serait facile de répandre l’œuvre prosélyte parmi eux, ils resteraient pauvres, et plus ou moins dépendants, pour leur vie même, des organisations américaines d’assistance. »
ð  Cardashian reproche ici aux missionnaires de l’ABCFM, et surtout à leurs amis de l’Armenia-America Society (structure plus politique) de prôner un « foyer national » arménien, un territoire autonome, au demeurant fort mal défini. C’est déjà plus que ce qui pourrait être obtenu, dans le contexte de février 1921, où Cardashian écrit. Or, sa contre-proposition est encore moins réaliste, puisqu’elle suppose que les États-Unis entrent en conflit avec la Russie soviétique et la Turquie kémaliste, tout en menant une politique contraire à celle de la France et de l’Italie envers les Turcs (alors que l’amertume française est profonde depuis l’échec du traité de Versailles au Sénat des États-Unis, en 1920). Pour donner une idée de l’ampleur de son ingratitude s’agissant de l’aide qui serait qualifiée aujourd’hui d’humanitaire, les collectes effectuées entre 1915 et 1930 représentent cent seize millions de dollars de l’époque (Mark Malkasian, « The Disintegration of the Armenian Cause in the United States, 1918-1927 », International Journal of Middle East Studies, XVI-3, août 1984, p. 350), soit plus d’un milliard de dollars actuels.

Vahan Cardashian, « The Turkish Question and America », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, CVIII, juillet 1923, p. 146 :
« Un autre intérêt des Américains en Turquie tient aux missionnaires. Ils y sont entrés voici quelque 92 ans. Ils ont beaucoup œuvré pour l’éducation, encore que ce fût presque entièrement parmi les chrétiens. Ils ont aussi fait beaucoup de mal. Ils ont provoqué un schisme dans les Églises locales, ces Églises qui portent le fardeau d’être des témoins séculaires du Christ. »
ð  Ici, plus nettement que dans les citations précédentes, éclate la dimension proprement religieuse du conflit, tantôt larvé, tantôt ouvert, entre une bonne partie des nationalistes arméniens et les missionnaires, chaque partie tentant d’utiliser l’autre.

Voilà qui incite à réfléchir sur la pertinence de l’argument « nous sommes chrétiens », surtout en considérant que le parti rejoint par Cardashian en 1919, la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), continue d’entretenir pieusement son souvenir, sans le commencement du moindre esprit critique. L’Armenian National Committee of America, héritier déclaré de l’ACIA de Cardashian et bras politique de la FRA aux États-Unis, remet ainsi chaque année un prix Vahan-Cardashian.
Au-delà même du cas américain, il est frappant de remarquer l’ingratitude envers ceux qui ont fait un bout de chemin avec les nationalistes arméniens, mais sans tomber dans l’antiturquisme délirant et le sabotage systématique de leurs propres intérêts nationaux. C’est ainsi que François Mitterrand, loin de s’attirer une quelconque gratitude de la FRA française pour avoir qualifié, en janvier 1984, de « génocide » les évènements de 1915-1916, s’est vu vertement reprocher… le verdict condamnant à sept ans de prison (peine extrêmement clémente) les terroristes de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA) auteurs, en 1981, d’une prise d’otages meurtrière au consulat de Turquie à Paris (cf. la « une » de France-Arménie, février 1984). Au lieu de le faire fléchir, cette ingratitude a contribué au retournement de la politique française, en 1984-1985.

Pas plus tard que l’an dernier, Emmanuel Macron, bien qu’il ait signé un décret de commémoration du prétendu « génocide arménien », sur la base d’une loi inconstitutionnelle (et visée depuis par une question prioritaire de constitutionnalité), s’est vu reprocher… de faire appliquer à quelques mairies la législation en vigueur. Par électoralisme, ces mairies avaient signé des accords parfaitement illégaux avec des communes de la République autoproclamée du Haut-Karabakh, terre azerbaïdjanaise arrachée par une guerre d’agression (1991-1994) et non restituée depuis, malgré plusieurs résolutions de l’ONU.

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