Christopher Gunn, «
Getting Away with Murder: Soghomon Tehlirian, ASALA, and the Justice Commandos,
1921-1984 », dans Hakan Yavuz et Feroz Ahmad (dir.), War and Collapse: World War I and the Ottoman State, Salt Lake
City, University of Utah Press, 2016, pp. 910-911 :
« Ce témoignage [de Tehlirian
lors de son procès], cependant, pose un problème majeur qui est ignoré,
passé sous silence ou simplement omis dans l’essentiel de la littérature [par exemple Jean-Marie
Carzou (Zouloumian)[1]].
La preuve que tout le récit personnel qu'il a donné au tribunal de Berlin, sans
doute l'un des rapports de témoins oculaires les plus célèbres sur les
massacres d’Arméniens en 1915, a été complètement inventé. Contrairement à ce
qu’il a déclaré devant la cour d’assises [de
Berlin], Tehlirian n'était pas à Erzincan en 1915 et n'aurait pu y assister
à un massacre. En 1913, Tehlirian a quitté l'Anatolie orientale pour rejoindre
son père et son frère à Belgrade afin de poursuivre ses études d'ingénieur. Dès
que la Première Guerre mondiale a éclaté, Tehlirian a quitté Belgrade pour
Tbilissi [qui faisait alors partie de l’Empire
russe] pour rejoindre les régiments de volontaires arméniens qui ont envahi
l'Empire ottoman avec l'armée russe. Il ne revint à Erzincan qu'en juillet
1916, lorsque l'armée russe prit la ville aux Ottomans. Toutes les informations
de Tehlirian sur ce qui s'est passé à Erzincan sont venues de sources
secondaires. De plus, son père ne semble jamais avoir quitté Belgrade.
Ces précisions sur la trajectoire de Soghomon Tehlirian de l'Anatolie
orientale (pendant la guerre) jusqu’à Berlin en 1921, qui contredisent son
témoignage sous serment, ont été rendus publics dès 1960 dans l'Armenian Review [une nécrologie
hagiographique en quatre parties, rédigée par Sarkis Atamian, membre et
historien semi-officiel de la Fédération révolutionnaire arménienne] et ont
continué à percer dans le livre d'Avakian et dans la presse de la FRA. Même si
les détails manquaient dans les publications des années 1960, 1970 et du début
des années 1980, le livre complet de Jacques Derogy Opération Némésis, d'abord publié en français [chez Fayard] en 1986 puis en anglais en 1990, a confirmé ces précisions
sur le parcours de Tehlirian. Derogy affirme également que toute la stratégie
de défense, y compris la rétractation de déclarations antérieures faites à la
police de Berlin, les horribles détails sur la destruction de sa famille et
l'injonction qui aurait été faite à Tehlirian par fantôme de sa mère, a été organisée
et financée par la FRA [dans le cadre de l’opération Némésis, alors que
Tehlirian a prétendu avoir agi seul]. Ces preuves semblent très crédibles, étant
donné que Derogy avait eu accès aux archives de la FRA et en considérant, que,
selon toute vraisemblance, la FRA n'avait aucune raison d’altérer
intentionnellement les détails de la vie de Tehlirian d’une modifier qui
porteraient atteinte à son statut de légende. »
Sarkis Atamian, « Soghomon Tehlirian: A Portrait of Immortality — Part I », Armenian Review, automne 1960, p. 40 :
« Tehlirian, partit en 1913 pour la Serbie, rejoindre son père et ses frères, dans le but de rester brièvement là-bas, le temps de trouver l’université idoine, en Europe, pour poursuivre des études d’ingénieur. […] Là-dessus, éclata la Première Guerre mondiale.
[…] Tehlirian ne dit rien de ses intentions à son père… Il quitta purement et simplement leur domicile, voyagea à travers la Bulgarie et la Roumanie, puis atteignit le Caucase [pour s’engager dans un régiment de volontaires arméniens combattant sous commandement russe]. »
Khatchig Tölöyan, « Terrorism in modern Armenian political culture », Terrorism and Political Violence, IV-2,
1992, pp. 17-18 :
« [Tehlirian] écrit dans la revue
[créée en 1931 par Chahan Nathalie,
coresponsable de Némésis, chargé plus spécifiquement de l’assassinat de Talat
par Tehlirian, mais exclu de la FRA en 1929 parce qu’il voulait faire tuer des
hommes d’État français et britanniques], numéro du 11 janvier 1933 : “Ce dont nous
avons besoin, c’est d’action. Laissons les autres aller mendier l’aumône à
Genève et Lausanne.
Nous avons besoin d'une seule foi, et nous devons mettre cette foi dans notre
bras.” »
Christopher Gunn, Secret
Armies and Revolutionary Federations: The Rise and Fall of Armenian Political
Violence, 1973-1993, thèse de doctorat, Florida State University, 2014,
pp. 89-92 :
« Pour un homme comme Gourgen Yanikian, le chemin vers l'adulation
dont il rêvait apparaissait donc clairement. En fait, Yanikian a non seulement
lu le livre de [Lindy] Avakian sur Tehlirian [ouvrage hagiographique et frénétiquement antiturc, mais qui a au moins
le mérite de dire que Tehlirian n’était pas à Erzincan en 1915, ce qui démontre
qu’il a menti lors de son procès], mais il avait contacté l'auteur pour
saluer la qualité du contenu en 1967, l'avait rencontré au moins une fois en
1968 et possédait un exemplaire dédicacé du livre. Le lien entre l'histoire de
Tehlirian et les meurtres commis par Yanikian a été porté à l'attention du FBI
par le bureau du procureur du district de Santa Barbara, qui avait reçu une
copie du livre par l'avocat défendant Yanikian. Les efforts du FBI pour
interroger Avakian se sont toutefois révélés infructueux : l’auteur a
refusé de coopérer à l’enquête ; mais il a placé Yanikian dans la même
catégorie que les membres de Némésis dans un éditorial d’une page entière qu’il
a écrit juste avant le début du procès de Yanikian.
Fait intéressant, Yanikian lui-même a été évasif, lors de son interrogatoire,
lors de son procès, sur sa connaissance qu’il avait du cas Tehlirian, mais dans
un entretien accordé trois ans après le double attentat [et donc deux ans après la
confirmation, en appel, de sa condamnation à perpétuité], Yanikian a admis qu’il connaissait
l'opération Némésis en détail, et semblait même avoir cru qu'il serait acquitté
lui aussi : “Jamais, jamais je n'ai soupçonné que je recevrais une peine
maximale pour cet acte. Après au moins deux attentats similaires, dans le passé,
les assassins d'autres dirigeants des Turcs ottomans, responsables du massacre
des Arméniens, ont été déclarés ‘non coupables’ par les tribunaux européens et
finalement libérés.”
Comme Tehlirian, le récit biographique de Yanikian a été établi uniquement grâce
à son propre témoignage, présenté en juin 1973 devant la cour d’assises et les
deux se ressemblent beaucoup. Yanikian a affirmé qu'il était tourmenté par les
souvenirs d'une enfance du début du XXe siècle en Anatolie orientale
et qu'il était obsédé, depuis des décennies, par l’idée de se venger. Né à
quelques kilomètres de Tehlirian à Erzurum en 1895, sa famille a à peine
échappé aux massacres d'Abdul Hamid II en fuyant à Kars. Huit ans plus tard, il
aurait vu son frère de vingt ans assassiné par deux soldats turcs lors d'un
voyage de retour à Erzurum pour récupérer des dossiers de famille et de l'or ;
un voyage fait uniquement par lui-même, sa mère et son frère aîné. Dès que la Première
Guerre mondiale éclata, Yanikian interrompit ses études universitaires à Moscou
et partit rejoindre les irréguliers arméniens combattant contre l'Empire
ottoman. Yanikian a affirmé avoir personnellement été témoin de milliers de
victimes des atrocités turques, y compris certains membres de sa propre
famille, au cours de son service auprès de l’unité de volontaires arméniens
commandée par le général Dro.
Enfin, il a prétendu avoir vu en apparition son frère assassiné, neuf mois
avant de commettre son double homicide, et avoir juré au fantôme de son frère
de se venger de sa mort. Le spectre lui serait revenu quelques instants après
avoir assassiné le Baydar et Demir. Semblable à la défense de Tehlirian, la
stratégie employée par ses avocats visait à montrer que les scènes horribles
dont Yanikian avait été témoin dans son enfance avaient causé un “traumatisme
durable”, qui, combiné à la douleur causée par le refus continu de la Turquie
des atrocités, et sa colère contre le rôle de la Turquie dans le commerce de
l'opium et de la drogue [confusion
volontaire, de la part de Yanikian, entre la production d’opium médical et
celle d’opium destiné à devenir de l’héroïne], l'a laissé mentalement
déficient. L'ensemble de cette stratégie de défense a été soigneusement
construit pour que Yanikian puisse se présenter comme une autre victime, devenu
héros de guerre, devenu Vengeur arménien, comme Soghomon Tehlirian, et récolter
les récompenses éventuelles de la diaspora, et les similitudes ont même été
abordées lors du procès de Yanikian.
[…]
Presque tous les aspects de
l’autobiographie de Yanikian ont été soit réfutés, soit du moins remis en
question par l’enquête du FBI. Il n’y a aucune preuve qu'il soit né Erzurum, ou
même qu’il ait visité Kars, et, en fait, sur tous les documents officiels, et oralement
à diverses reprises, il a affirmé être né à Tabriz, en Iran, avoir séjourné à
Moscou pendant toute la durée de la guerre. L'histoire de son frère est
également incohérente [avec les documents
transmis au FBI par l’Iran et l’Union soviétique]. […]
Malgré son apparente obsession de se venger de la Turquie et de ses représentants,
notamment qu’il a affirmé au FBI (ce qui est faux) qu’il aurait écrit sept
livres et des articles, qu’il aurait donné des conférences pendant des années
sur le “meurtre de deux millions d’Arméniens” et sur la confiscation de 6
milliards de dollars de “biens arméniens” par la Turquie, il n’y a absolument
aucune preuve que Yanikian se fût intéressé, même de loin, à la question
arménienne avant 1965 [c’est-à-dire avant
d’avoir lu le livre de Lindy Avakian sur Tehlirian]. »
Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, 1972-1998,
Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 28 :
« Après avoir avalisé le travail en commission, le congrès [tenu en décembre 1972 par la Fédération
révolutionnaire arménienne, le parti de Tehlirian] déclare qu’il faut
“renforcer la lutte pour la libération des terres arméniennes de Turquie en ayant
recours à tous les moyens”. Les mots sont lâchés : “tous les moyens”, ce
qui signifie l’usage de la force armée. Le Conseil militaire [de la FRA] procède à la réorganisation
de ses structures et crée les Commandos des justiciers du génocide arménien
(CJGA). L’origine du sigle est d’une simplicité déconcertante et confirme l’appartenance
de cette entreprise terroriste à la FRA. Pour des raisons de sécurité, la FRA,
disposant d’un vaste réseau d’affiliation légal, ne peut pas associer son nom
aux opérations terroristes. Elle utilise le nom de l’organisation dachnak [dachnak : qui relève de la FRA, qui lui appartient] des
Justiciers du génocide arménien, immortalisée par l’opération Némésis, chargée d’exécuter les hauts
responsable du génocide entre 1921 et 1923 [cette
chronologie omet intentionnellement les assassinats d’Arméniens loyalistes,
tous commis en 1920, et de deux anciens responsables azerbaïdjanais, la même
année ; pour une raison inconnue, elle va jusqu’en 1923, or la seule
tentative d’attentat par la FRA, cette année-là, visait İsmet
İnönü, lequel n’a eu aucune responsabilité dans le
déplacement forcé de 1915-1916]. »
Jean-Pierre Richardot, Arméniens, quoi qu’il en coûte, Paris,
Fayard, 1982, pp. 187-188 :
« [Max Hraïr] Kilndjian est
jugé en France [pour tentative d’assassinat
sur la personne de l’ambassadeur de Turquie à Berne] parce que, citoyen
français, il ne peut être extradé. À travers le procès de cette homme assez terne
(qui semble bien souvent réciter une leçon apprise par cœur), tout le problème
arménien se trouve à nouveau posé. Le monde entier [sic] est à l’écoute et l’on peut d’emblée se poser la question :
ce procès n’a-t-il pas été “voulu” ? Max Kilndjian n’a-t-il pas servi d’“appât”
afin d’obtenir un débat de classe internationale, en vue de rouvrir ce “dossier
arménien” que tout un chacun, on l’a vu, n’a que trop tendance à refermer ?
Une telle supposition vient à l’esprit quand on voit la manière dont Max
Kilndjian s’est comporté à Berne.
Voilà un homme qui se rend en Suisse pour participer à une action contre un
diplomate turc. Or, il loue une voiture pour son réseau, les “Justiciers du
génocide”, sous son propre nom, sa véritable identité, comme si l’un des
principaux soucis des gens qui le mènent était de laisser une trace, une piste
derrière lui. Bref, comme s’ils cherchaient à déclencher un procès et à
transformer un tribunal en caisse de résonance. »
ð Trois remarques pour compléter les observations de ce journalistes, aussi complaisant envers le terrorisme arménien (du moins celui d’avant l’été 1982) que bien introduit dans les milieux qui le soutiennent :
a) la FRA a publié, en 1981, pour les soixante ans de l’attentat et du procès Tehlirian, une traduction française du compte-rendu sténographique dudit procès (ou plus précisément de la version publiée par Johannes Lepsius, qui n’est pas un modèle d’exactitude) ;
b) l’attentat commis par Max Hraïr Kilndjian a eu
lieu en janvier 1980, et le procès a failli se tenir en 1981 (de fait, il a eu
lieu en janvier 1982) ;
c) cela dit, Tehlirian n’est pas l’unique modèle, car
pour faire admettre à la cour d’assises d’Aix-en-Provence que le charbon est
blanc, que M. H. Kilndjian n’était pas auteur mais seulement complice de la
tentative (ratée) d’assassinat, une
foule déchaînée a été rassemblée pour menacer les juges et jurés (une
méthode qui rappelle davantage les menaces de mort adressées par écrit aux
magistrats militaires britanniques, lors du procès d’un autre terroriste de
Némésis, Misak
Torlakian, également en 1921).
Michael M. Gunter, «
Contemporary Armenian Terrorism », Terrorism:
An International Journal, VIII-3, 1986, p. 215 :
« Par exemple, un journal dachnak a récemment affirmé que le procès de
deux terroristes arméniens qui avaient tué Galip Balkar, l’ambassadeur de
Turquie en Yougoslavie [que ses amis du
ministère turc des Affaires étrangères voulaient ensuite pousser vers le poste
d’ambassadeur à Washington, voire de secrétaire général dudit ministère],
se mettait “à ressembler au procès Tehlirian”, en ce sens que les accusés
justifiaient leurs actions par leurs demandes de nature politique contre la
Turquie (9) [commencer, peut-être, mais
non point finir : les deux accusés furent condamnés à vingt ans de prison].
___________
(9) “The Belgrade 2 Trial:
Becoming Like Tehlirian Trial”, The
Armenian Weekly, 24 décembre 1983, p. 1. »
« Aujourd'hui, les Nor Serountagans de Lyon, dont la section porte le nom du Héros Soghomon Tehlirian, ont souhaité lui rendre hommage pour le centenaire de l'exécution de Talaat Pasha, principal instigateur du génocide des arméniens.
Le matin même, FRA Badanis France - ՀՅԴ Ֆրանսայի Պատանեկան Միութիւններ de Lyon ont chanté "Kini Lits" et ont trinqué à la santé de notre héros National.
La jeunesse arménienne de Lyon est prête à prendre la relève de tous nos héros en se battant pour la justice et les réparations du Génocide des arméniens. »
Lire aussi, sur Tehlirian et l’opération Némésis :
Misak
Torlakian : du terrorisme de Némésis au renseignement du Troisième Reich
Le
dachnak Hratch Papazian : de l'opération "Némésis" aux intrigues
hitlériennes
Le
terrorisme interarménien pendant l’entre-deux-guerres
Sur Johannes
Lepsius, témoin de la défense au procès Tehlirian :
Johannes
Lepsius dans l’imaginaire nazi
Sur les
évènements de 1915-1916 :
La
nature contre-insurrectionnelle du déplacement forcé d’Arméniens ottomans en
1915
Les
massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens
(1914-1918)
Turcs,
Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français
Sur le terrorisme
arménien depuis les années 1970 :
Franck
« Mourad » Papazian et l’apologie du terrorisme arménien
Monte
Melkonian : assassin d’enfant, criminel de guerre, héros national arménien
Les
Arméniens turcs et l’émergence de l’accusation de « génocide »
L’ASALA
et ses scissionnistes contre la France socialiste de François Mitterrand
Patrick
Devedjian (1944-2020) : un soutien constant pour le terrorisme antifrançais et
antiturc
L’approbation
du terrorisme par les polygraphes de la cause arménienne
La
justification insidieuse ou explicite de l’attentat d’Orly dans la presse
arménienne de France
Quand
Jean-Marc « Ara » Toranian menaçait d’attentats la France de la première
cohabitation (1986)
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