Georges Mamoulia, « L’histoire du groupe
Caucase (1934-1939) », Cahiers du
monde russe, 2007/1, pp. 56-57 :
« La création de l’Union arméno-géorgienne fut officiellement annoncée
dans la seconde quinzaine de mai 1936, quelques semaines après la proclamation
de l’empire d’Italie [proclamation qui faisait elle-même suite à l’invasion
de l’Éthiopie par les forces fascistes]. Tout comme [le nationaliste géorgien] Vačnadzé, Archak Djamalian, ancien
ministre des transports de l’Arménie indépendante et un des leaders du parti
Dachnaktsoutioun [Fédération
révolutionnaire arménienne, FRA] qui avait participé de la part arménienne
à la création de l’Union, avait des relations dans les cercles gouvernementaux
italiens.
Des contacts non-officiels avec les cercles dirigeants italiens étaient
établis depuis quelque temps déjà. Selon les archives italiennes, à l’automne
1935 Isahakian, le représentant de l’Union en Italie [autre dirigeant de la FRA], avait proposé à Rome la formation d’une
légion arméno-géorgienne pour participer à la guerre en Éthiopie. Les auteurs
de cette initiative escomptaient que l’intervention de Rome dans les affaires
de l’Afrique du Nord aboutirait à un affrontement militaire avec la Turquie en
Méditerranée orientale, comme
en 1911.
[…]
Ainsi en août 1937, un des experts italiens pour le Caucase, Lauro
Mainardi, soulignait dans l’hebdomadaire Fronte
Unico [journal qui représentait l’aile la plus extrême du Parti national
fasciste] que seule la création d’un
axe Tiflis-Erevan serait en mesure de saper l’influence de la Turquie et de l’Angleterre
sur le Caucase. Soulignant que l’idéologie
du parti arménien révolutionnaire Dachnaktsoutioun, à l’initiative duquel fut
créée l’union, était proche du fascisme italien, l’auteur remarquait que
les relations
tendues entre les dachnaks et l’Église nationale arménienne qui se trouvait
sous l’influence de l’Église épiscopale [c’est-à-dire
anglicane] et des cercles conservateurs anglais [allusion probable au milliardaire Calouste Gulbenkian, sujet
britannique, opposé à la FRA et au Hintchak], était la meilleure garantie
contre l’influence britannique dans la région. »
Lauro Mainardi, Armenia (brochure), Rome, HIM (maison d’édition
du Comité arménien d’Italie), mai 1939 (réimpression d’un article paru dans
Fronte Unico) :
« La défense de la civilisation pour laquelle le fascisme lutte avec tant
de courage et abnégation, impose l’impérieux devoir à tous de connaître quels
sont les peuples qui ont contribué et qui contribuent encore à sa création et à
son développement. Cette connaissance, mettant en évidence une chaîne des
peuples qui du Nord de l’Europe s’allonge en Méditerranée, en Asie-Mineure et s’étend
jusqu’au berceau des Aryens, démontre l’ineffaçable formation d’une
civilisation appelée à diriger le sort du monde. Une partie particulièrement
importante et supérieure de cette chaîne c’est la nation arménienne, le pont
culturel entre l’Occident et l’Orient. — L’Arménie
a héroïquement accompli cette mission historique, elle a été la propagatrice
des idées de Rome, la moelle de la civilisation, parmi les peuples avec qui
elle a été en rapports constants au cours des siècles. Comme un magnifique îlot de l’esprit aryen, le plateau arménien, au
cours de longs et douloureux siècles, a été le rempart du christianisme et de l’esprit
indo-européen, résistant courageusement aux assauts des barbares et
adoucissant, avec l’éclatante lumière de sa civilisation, le courroux des
orientaux arriérés. Attachés à la merveilleuse besogne de la défense et de l’expansion
de l’héritage psychique de l’aryanisme, l’Arménie a saigné et affaibli ses
organes politiques en perdant finalement sa liberté et sa souveraineté
nationale. L’Aryanisme a contracté une dette de profonde reconnaissance à l’égard
de l’Arménie ! […]
Les projets sataniques de l’anéantissement de ce peuple, mis à exécution,
avec une sauvagerie et une cruauté inouïes dans un passé bien proche, restèrent
malgré des pertes immenses, sans résultats. La contribution de ce peuple à la
civilisation est si grande, si précieuse que ce peuple vit réellement avec
cette force psychique impérissable. Les Arméniens ne sont pas désarmés, et ne
le seront jamais. L’Arménie ne reconnaît pas le désespoir. Sa prestigieuse
histoire de trente siècles, ses apôtres, ses héros, ses martyrs lui donnent le
droit à une vie personnelle ; l’amour inextinguible de sa patrie malheureuse le
rend digne de respect. »
Stefano Riccioni, «
Armenian Art and Culture from the Pages of the Historia Imperii Mediterranei »,
Venezia Arti, n° 27, décembre 2018, pp.
119-122 :
« Il existe une lacune dans l’historiographie italienne concernant l’art
arménien. Il n’y a ni étude spécifique, ni même une courte mention, de l’Historia
Imperii Mediterranei (appelée ci-après HIM), une collection dirigée par Lauro
Mainardi et publiée à Rome entre 1939 et 19411. Ces essais sont en effet pour
la plupart inconnus de la critique, bien qu’ils soient importants pour l’histoire
culturelle italienne. Pour comprendre les raisons de ce silence, il faut
revenir quelques pas en arrière dans l’histoire de l’Italie.
En 1915, le Comitato Armeno d’Italia (Comité arménien d’Italie) est fondé à
Milan par d’anciens étudiants du collège Mourat-Raphaël de Venise qui vivaient
à Milan et Turin, et certains commerçants arméniens qui travaillaient dans la
région de Milan (Manoukian 2014). Il s’agit de la première mouture de l’actuelle
Unione Armeni d’Italia (Union des Arméniens d’Italie), fondée dans le but de
protéger le droit des Arméniens résidant et travaillant en Italie. Le
gouvernement italien a officiellement reconnu le Comitato dans une lettre
écrite par Achille Grandi, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, en
date du 5 décembre 1927 (Manoukian 2014, pp. 73-5) [ce qui signifie que les gouvernements démocratiques des années 1915-1922
ne s’étaient guère intéressés]. En 1938, en raison du rapprochement avec le
Parti national fasciste, une entreprise d’édition italo-arménienne fut lancée
pour rendre la culture arménienne plus visible en Italie. Lauro Mainardi, cadre du Parti national fasciste, directeur de l’Archivio
storico dei movimenti separatisti, irrédentisti e révisionisti (Archives
historiques des mouvements séparatistes, irrédentistes et révisionnistes), a
promu cette entreprise. Il était chargé de rechercher et de créer des alliances
avec les minorités caucasiennes toujours intéressées à réoccuper les
territoires tombés aux mains du régime soviétique (pp. 73-6). Mainardi, en
accord avec le Comitato, a proposé de faire connaître les problèmes de l’Arménie
et du Caucase au grand public, afin de “dissiper certains malentendus du peuple
arménien, propagés par des personnes malveillantes, afin que les Arméniens,
mieux connus et plus appréciés par ce travail de propagande, puissent être
acceptés et reçus avec une bienveillance croissante par l’opinion publique
italienne” (lettre citée par Manoukian 2014, p. 77). […]
Selon ses propres mots : “L’Arménie est une nation purement aryenne qui,
entourée par des peuples différentes races, a combattu pour défendre la
civilisation et l’aryanisme.” L’Arménie
est également considérée comme “la seule nation capable de propager la romanité
à l’Est”. Surtout, selon Mainardi, la perspective de l’Arménie était
similaire à celle de l’Italie : elle attendait la victoire du fascisme, car le
triomphe complet du fascisme représentait la seule opportunité de résoudre sa
triste situation. En effet, tout comme l’Italie, l’Arménie a été “trompée par
les promesses des empires hégémoniques [anglais et français]” et, “tout comme l’Italie
après la Première Guerre mondiale, elle a été trahie”. Puis, Mainardi se
réfère au traité
de Sèvres (1920), qui reconnaissait l’indépendance de l’Arménie [en confiant la responsabilité de la
délimitation des frontières au président américain Woodrow
Wilson, lequel a officiellement notifié son arbitrage le 6 décembre 1920,
soit après que l’Arménie eut renoncé
au traité de Sèvres, et en prétendant fixer des frontières qui eussent donné à
ce pays une majorité musulmane]. Toutefois, à cause de la guerre d’indépendance
turque, le
traité de Lausanne a remplacé le traité de Sèvres.
Entre 1938 et 1940, le Comitato finance la publication d’un certain nombre
d’essais d’importance et de qualité différentes. De fait, le sigle de l’éditeur,
HIM, a deux significations possibles : c’est le nom du Comitato formulé en
arménien ; en latin, il fait allusion à l’histoire de l’empire méditerranéen.
L’objectif de Mainardi, en accord avec la communauté arménienne, était de
démontrer à quel point les Arméniens étaient amicaux et semblables aux
Italiens. La collection “visait à promouvoir la connaissance des peuples de la
Méditerranée orientale et à étudier leurs relations avec l’Italie ancienne et
moderne, afin de renouveler les liens anciens, de renforcer les liens actuels
et d’en créer de nouveaux”, comme indiqué au dos de chaque livret.
Les accords entre Mainardi et les Arméniens prévoyaient que chaque
publication devait être envoyée de Rome à toutes les adresses indiquées par le
Comitato. Mainardi sélectionnait et envoyait les publications aux autorités
politiques et culturelles, dont le Pape, le Roi, le Duce mais aussi Galeazzo
Ciano [ministre des Affaires étrangères]
(Manoukian 2014, p. 87).
Cette stratégie s’est avérée très utile après le début de la guerre. Le 29
août 1939, peu avant l’invasion de la Pologne par les Allemands, le président
Arzumanian et le secrétaire Sarian, au nom du Comitato, écrivirent à Mainardi.
Ils ont demandé que “les citoyens arméniens d’autres pays (comme la France, la
Turquie, etc.) soient reconnus avant tout en
tant qu’Arméniens (dont la loyauté spirituelle à la cause du fascisme ne
peut être mise en doute)” (p. 93).
Ainsi, Mainardi est devenu un lien essentiel avec l’autorité et le pouvoir
de Rome afin qu’il étendît sa protection au peuple arménien. En 1940, lorsque l’Italie
déclara la guerre à la France, de nombreux Arméniens résidant en Italie et
possédant un passeport français furent classés comme ennemis, soumis à des
restrictions commerciales et même emprisonnés. Seule l’intervention du Comitato
et sa politique adoptée pour montrer l’amitié entre l’Italie et l’Arménie ont
réussi à faire révoquer les mesures et à persuader Mussolini de promulguer un
décret qui libérait les Arméniens des restrictions (pp. 95-100). »
Lire aussi, sur l’Italie fasciste :
L’arménophilie
fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi
Aram
Turabian : raciste, antisémite, fasciste et référence du nationalisme arménien
en 2020
Sur l’arménophilie nazie :
L’arménophilie
d’Alfred Rosenberg, inspirateur et ministre d’Hitler
L’arménophilie
nazie de Johann von Leers
L’arménophilie
du nazi norvégien Vidkun Quisling
Dissolution
du groupuscule néonazi « Les zouaves », fervent soutien du nationalisme
arménien
La
place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien
Alain
Soral de nouveau mis en examen : rappels sur Jean Varoujan Sirapian et le
soralisme
Sur la FRA :
La
collaboration de la Fédération révolutionnaire arménienne avec le Troisième
Reich
Le
racisme aryaniste, substrat idéologique du nationalisme arménien
Les
massacres de Juifs par les dachnaks en Azerbaïdjan (1918-1919)
Et par contraste :
La
turcophilie de Pierre Loti vue par l’antifasciste Victor Snell
Le
soutien public d’Henri Rollin (officier de renseignement) aux conclusions de
Pierre Loti
La
gauche française et la question turco-arménienne dans les années 1920
L’arménophile
Jean Longuet et les Turcs
La
nature du régime instauré par Kemal Atatürk (cible traditionnelle des
nationalistes arméniens)
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