mercredi 15 mai 2024

L’arménophilie fasciste de Lauro Mainardi

 



 

Georges Mamoulia, « L’histoire du groupe Caucase (1934-1939) », Cahiers du monde russe, 2007/1, pp. 56-57 :

« La création de l’Union arméno-géorgienne fut officiellement annoncée dans la seconde quinzaine de mai 1936, quelques semaines après la proclamation de l’empire d’Italie  [proclamation qui faisait elle-même suite à l’invasion de l’Éthiopie par les forces fascistes]. Tout comme [le nationaliste géorgien] Vačnadzé, Archak Djamalian, ancien ministre des transports de l’Arménie indépendante et un des leaders du parti Dachnaktsoutioun [Fédération révolutionnaire arménienne, FRA] qui avait participé de la part arménienne à la création de l’Union, avait des relations dans les cercles gouvernementaux italiens.

Des contacts non-officiels avec les cercles dirigeants italiens étaient établis depuis quelque temps déjà. Selon les archives italiennes, à l’automne 1935 Isahakian, le représentant de l’Union en Italie [autre dirigeant de la FRA], avait proposé à Rome la formation d’une légion arméno-géorgienne pour participer à la guerre en Éthiopie. Les auteurs de cette initiative escomptaient que l’intervention de Rome dans les affaires de l’Afrique du Nord aboutirait à un affrontement militaire avec la Turquie en Méditerranée orientale, comme en 1911.

[…]

Ainsi en août 1937, un des experts italiens pour le Caucase, Lauro Mainardi, soulignait dans l’hebdomadaire Fronte Unico [journal qui représentait l’aile la plus extrême du Parti national fasciste]  que seule la création d’un axe Tiflis-Erevan serait en mesure de saper l’influence de la Turquie et de l’Angleterre sur le Caucase. Soulignant que l’idéologie du parti arménien révolutionnaire Dachnaktsoutioun, à l’initiative duquel fut créée l’union, était proche du fascisme italien, l’auteur remarquait que les relations tendues entre les dachnaks et l’Église nationale arménienne qui se trouvait sous l’influence de l’Église épiscopale [c’est-à-dire anglicane] et des cercles conservateurs anglais [allusion probable au milliardaire Calouste Gulbenkian, sujet britannique, opposé à la FRA et au Hintchak], était la meilleure garantie contre l’influence britannique dans la région. »

 

Lauro Mainardi, Armenia (brochure), Rome, HIM (maison d’édition du Comité arménien d’Italie), mai 1939 (réimpression d’un article paru dans Fronte Unico) :

« La défense de la civilisation pour laquelle le fascisme lutte avec tant de courage et abnégation, impose l’impérieux devoir à tous de connaître quels sont les peuples qui ont contribué et qui contribuent encore à sa création et à son développement. Cette connaissance, mettant en évidence une chaîne des peuples qui du Nord de l’Europe s’allonge en Méditerranée, en Asie-Mineure et s’étend jusqu’au berceau des Aryens, démontre l’ineffaçable formation d’une civilisation appelée à diriger le sort du monde. Une partie particulièrement importante et supérieure de cette chaîne c’est la nation arménienne, le pont culturel entre l’Occident et l’Orient. — L’Arménie a héroïquement accompli cette mission historique, elle a été la propagatrice des idées de Rome, la moelle de la civilisation, parmi les peuples avec qui elle a été en rapports constants au cours des siècles. Comme un magnifique îlot de l’esprit aryen, le plateau arménien, au cours de longs et douloureux siècles, a été le rempart du christianisme et de l’esprit indo-européen, résistant courageusement aux assauts des barbares et adoucissant, avec l’éclatante lumière de sa civilisation, le courroux des orientaux arriérés. Attachés à la merveilleuse besogne de la défense et de l’expansion de l’héritage psychique de l’aryanisme, l’Arménie a saigné et affaibli ses organes politiques en perdant finalement sa liberté et sa souveraineté nationale. L’Aryanisme a contracté une dette de profonde reconnaissance à l’égard de l’Arménie ! […]

Les projets sataniques de l’anéantissement de ce peuple, mis à exécution, avec une sauvagerie et une cruauté inouïes dans un passé bien proche, restèrent malgré des pertes immenses, sans résultats. La contribution de ce peuple à la civilisation est si grande, si précieuse que ce peuple vit réellement avec cette force psychique impérissable. Les Arméniens ne sont pas désarmés, et ne le seront jamais. L’Arménie ne reconnaît pas le désespoir. Sa prestigieuse histoire de trente siècles, ses apôtres, ses héros, ses martyrs lui donnent le droit à une vie personnelle ; l’amour inextinguible de sa patrie malheureuse le rend digne de respect. »

 




Stefano Riccioni, « Armenian Art and Culture from the Pages of the Historia Imperii Mediterranei », Venezia Arti, n° 27, décembre 2018, pp. 119-122 :

« Il existe une lacune dans l’historiographie italienne concernant l’art arménien. Il n’y a ni étude spécifique, ni même une courte mention, de l’Historia Imperii Mediterranei (appelée ci-après HIM), une collection dirigée par Lauro Mainardi et publiée à Rome entre 1939 et 19411. Ces essais sont en effet pour la plupart inconnus de la critique, bien qu’ils soient importants pour l’histoire culturelle italienne. Pour comprendre les raisons de ce silence, il faut revenir quelques pas en arrière dans l’histoire de l’Italie.

En 1915, le Comitato Armeno d’Italia (Comité arménien d’Italie) est fondé à Milan par d’anciens étudiants du collège Mourat-Raphaël de Venise qui vivaient à Milan et Turin, et certains commerçants arméniens qui travaillaient dans la région de Milan (Manoukian 2014). Il s’agit de la première mouture de l’actuelle Unione Armeni d’Italia (Union des Arméniens d’Italie), fondée dans le but de protéger le droit des Arméniens résidant et travaillant en Italie. Le gouvernement italien a officiellement reconnu le Comitato dans une lettre écrite par Achille Grandi, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, en date du 5 décembre 1927 (Manoukian 2014, pp. 73-5) [ce qui signifie que les gouvernements démocratiques des années 1915-1922 ne s’étaient guère intéressés]. En 1938, en raison du rapprochement avec le Parti national fasciste, une entreprise d’édition italo-arménienne fut lancée pour rendre la culture arménienne plus visible en Italie. Lauro Mainardi, cadre du Parti national fasciste, directeur de l’Archivio storico dei movimenti separatisti, irrédentisti e révisionisti (Archives historiques des mouvements séparatistes, irrédentistes et révisionnistes), a promu cette entreprise. Il était chargé de rechercher et de créer des alliances avec les minorités caucasiennes toujours intéressées à réoccuper les territoires tombés aux mains du régime soviétique (pp. 73-6). Mainardi, en accord avec le Comitato, a proposé de faire connaître les problèmes de l’Arménie et du Caucase au grand public, afin de “dissiper certains malentendus du peuple arménien, propagés par des personnes malveillantes, afin que les Arméniens, mieux connus et plus appréciés par ce travail de propagande, puissent être acceptés et reçus avec une bienveillance croissante par l’opinion publique italienne” (lettre citée par Manoukian 2014, p. 77). […]

Selon ses propres mots : “L’Arménie est une nation purement aryenne qui, entourée par des peuples différentes races, a combattu pour défendre la civilisation et l’aryanisme.” L’Arménie est également considérée comme “la seule nation capable de propager la romanité à l’Est”. Surtout, selon Mainardi, la perspective de l’Arménie était similaire à celle de l’Italie : elle attendait la victoire du fascisme, car le triomphe complet du fascisme représentait la seule opportunité de résoudre sa triste situation. En effet, tout comme l’Italie, l’Arménie a été “trompée par les promesses des empires hégémoniques [anglais et français]” et, “tout comme l’Italie après la Première Guerre mondiale, elle a été trahie”. Puis, Mainardi se réfère au traité de Sèvres (1920), qui reconnaissait l’indépendance de l’Arménie [en confiant la responsabilité de la délimitation des frontières au président américain Woodrow Wilson, lequel a officiellement notifié son arbitrage le 6 décembre 1920, soit après que l’Arménie eut renoncé au traité de Sèvres, et en prétendant fixer des frontières qui eussent donné à ce pays une majorité musulmane]. Toutefois, à cause de la guerre d’indépendance turque, le traité de Lausanne a remplacé le traité de Sèvres.

Entre 1938 et 1940, le Comitato finance la publication d’un certain nombre d’essais d’importance et de qualité différentes. De fait, le sigle de l’éditeur, HIM, a deux significations possibles : c’est le nom du Comitato formulé en arménien ; en latin, il fait allusion à l’histoire de l’empire méditerranéen.

L’objectif de Mainardi, en accord avec la communauté arménienne, était de démontrer à quel point les Arméniens étaient amicaux et semblables aux Italiens. La collection “visait à promouvoir la connaissance des peuples de la Méditerranée orientale et à étudier leurs relations avec l’Italie ancienne et moderne, afin de renouveler les liens anciens, de renforcer les liens actuels et d’en créer de nouveaux”, comme indiqué au dos de chaque livret.

Les accords entre Mainardi et les Arméniens prévoyaient que chaque publication devait être envoyée de Rome à toutes les adresses indiquées par le Comitato. Mainardi sélectionnait et envoyait les publications aux autorités politiques et culturelles, dont le Pape, le Roi, le Duce mais aussi Galeazzo Ciano [ministre des Affaires étrangères] (Manoukian 2014, p. 87).

Cette stratégie s’est avérée très utile après le début de la guerre. Le 29 août 1939, peu avant l’invasion de la Pologne par les Allemands, le président Arzumanian et le secrétaire Sarian, au nom du Comitato, écrivirent à Mainardi. Ils ont demandé que “les citoyens arméniens d’autres pays (comme la France, la Turquie, etc.) soient reconnus avant tout en tant qu’Arméniens (dont la loyauté spirituelle à la cause du fascisme ne peut être mise en doute)” (p. 93).

Ainsi, Mainardi est devenu un lien essentiel avec l’autorité et le pouvoir de Rome afin qu’il étendît sa protection au peuple arménien. En 1940, lorsque l’Italie déclara la guerre à la France, de nombreux Arméniens résidant en Italie et possédant un passeport français furent classés comme ennemis, soumis à des restrictions commerciales et même emprisonnés. Seule l’intervention du Comitato et sa politique adoptée pour montrer l’amitié entre l’Italie et l’Arménie ont réussi à faire révoquer les mesures et à persuader Mussolini de promulguer un décret qui libérait les Arméniens des restrictions (pp. 95-100). »

 

Lire aussi, sur l’Italie fasciste :

L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi

La précocité du rapprochement entre la Fédération révolutionnaire arménienne et l’Italie fasciste (1922-1928)

Aram Turabian : raciste, antisémite, fasciste et référence du nationalisme arménien en 2020

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

L’arménophilie vichyste d’André Faillet — en osmose avec l’arménophilie mussolinienne et collaborationniste

 

Sur l’arménophilie nazie :

Paul Rohrbach : militant arménophile, référence du nationalisme arménien, théoricien de l’extermination des Hereros et inspirateur d’Hitler

L’arménophilie d’Alfred Rosenberg, inspirateur et ministre d’Hitler

L’arménophilie nazie de Johann von Leers

L’arménophilie du nazi norvégien Vidkun Quisling

Dissolution du groupuscule néonazi « Les zouaves », fervent soutien du nationalisme arménien

La place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien

Alain Soral de nouveau mis en examen : rappels sur Jean Varoujan Sirapian et le soralisme

 

Sur la FRA :

La collaboration de la Fédération révolutionnaire arménienne avec le Troisième Reich

Le racisme aryaniste, substrat idéologique du nationalisme arménien

Les massacres de Juifs par les dachnaks en Azerbaïdjan (1918-1919)

La Fédération révolutionnaire arménienne du Liban fait faire le salut fasciste à ses plus jeunes militants

La Fédération révolutionnaire arménienne rend encore hommage à son ex-dirigeant Garéguine Nejdeh (nazi)

 

Et par contraste :

La turcophilie de Pierre Loti vue par l’antifasciste Victor Snell

Le soutien public d’Henri Rollin (officier de renseignement) aux conclusions de Pierre Loti

La gauche française et la question turco-arménienne dans les années 1920

L’arménophile Jean Longuet et les Turcs

La nature du régime instauré par Kemal Atatürk (cible traditionnelle des nationalistes arméniens)

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