dimanche 20 octobre 2024

L’affaire Gilles Veinstein : la liberté des historiens attaquée

 



 Gilles Veinstein, « Trois questions sur un massacre », L’Histoire, n° 187, avril 1995, pp. 40-41 :

« La réalité des massacres, et même leur ampleur ne sont mis en question par personne, y compris en Turquie. En fait, la controverse porte sur trois points principaux, de nature fort différente. En premier lieu, le chiffre d’un million et demi de victimes qui figure sur le monument commémoratif de Marseille, et qui est rituellement répété, est aujourd’hui rejeté par de nombreux historiens, proches ou non des thèses officielles turques. Loin d’être le plus minimaliste, le démographe américain Justin McCarthy, par exemple, estime que l’ensemble des Arméniens d’Anatolie ne dépassait pas un million et demi de personnes à la veille du conflit mondial, et que, compte tenu du chiffre des rescapés, environ 600 000 Arméniens auraient péri en Anatolie en 1915, soit près de la moitié de la communauté [4].

Deuxième point : il y eut aussi de très nombreuses victimes parmi les musulmans tout au long de la guerre, du fait des combats mais aussi des actions menées contre eux par des Arméniens, dans un contexte de rivalité ethnique et nationale [5]. S’il y a des victimes oubliées, ce sont bien celles-là, et les Turcs d’aujourd’hui sont en droit de dénoncer la partialité de l’opinion occidentale à cet égard. Est-ce parce qu’il ne s’agissait que de musulmans qu’on les néglige, ou bien parce qu’on estimerait implicitement que le succès final de leurs congénères les prive du statut de martyrs ? Quel regard porterions-nous donc sur les mêmes faits, si les choses avaient tourné autrement, si les Arméniens avaient finalement fondé, sur les décombres ottomans, un État durable en Anatolie ?

Mais le dernier point, crucial, du débat, par ses implications juridiques et politiques, est de savoir si les massacres perpétrés contre les Arméniens le furent sur ordre du gouvernement jeune-turc, si les transferts n’ont été qu’un leurre pour une entreprise systématique d’extermination, mise en œuvre selon des modalités diverses, mais décidée, planifiée, téléguidée au niveau gouvernemental, ou si les Jeunes-Turcs furent seulement coupables d’avoir imprudemment déclenché des déplacements qui finirent en hécatombes. Le seul fait de poser la question peut sembler absurde et scandaleux. Il est vrai que l’implication étatique est un préalable à la pleine application à la tragédie arménienne du terme de génocide, tel qu’il a été forgé en 1944 et défini par le procès de Nuremberg et la convention des Nations Unies de 1948.

Il faut pourtant admettre qu’on ne dispose pas jusqu’à présent de preuve de cette implication gouvernementale. Les documents produits par les Arméniens, des ordres de Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur, et d’autres hauts officiels ottomans ordonnant explicitement le massacre des hommes, des femmes, et des enfants arméniens, désignés comme “documents Andonian”, du nom de leur éditeur, n’étaient que des faux, comme la critique historique l’a prouvé par la suite [6]. […]

Au demeurant, quels que soient les indices qu’on estimera pouvoir en tirer en faveur d’une implication du gouvernement ottoman, il restera à expliquer comment dans le même temps les autorités d’Istanbul dénonçaient les exactions commises contre les Arméniens, en interdisaient le renouvellement, traînaient les coupables devant des cours martiales. On a ainsi connaissance de 1 397 cas de condamnations d’agents ottomans pour crimes contre les Arméniens, dont des condamnations à mort [9]. »

 

Pierre Chuvin, « Mauvais procès contre un historien », Libération, 6 janvier 1999 :

« Monsieur Gilles Veinstein, historien de la période classique de l’Empire ottoman (XVIe-XVIIIe siècles), vient d’être élu au Collège de France. Selon le rituel de cette institution, l’élection s’est déroulée en deux étapes séparées par plusieurs mois : décision sur un programme d’études présenté par le candidat, élection nominative du candidat. Malheureusement pour lui, M. Veinstein ne s’est pas contenté de publier des archives de cadis ottomans ou des synthèses, d’ailleurs remarquables, sur la grande époque de Soliman. Aussi son élection, après avoir entraîné un tir de barrage intense dans les couloirs d’une institution qui, malgré plus de six mois de pressions, n’a pas cédé, est-elle maintenant soumise par Libération au tribunal de l’opinion publique.

Qu’a donc fait M. Veinstein ? Il est intervenu pour appeler à un examen dans son contexte historique de la tragédie qui a frappé les Arméniens de l’Empire ottoman au printemps 1915. Il est intervenu à ce sujet une fois et une seule, mais ce fut apparemment beaucoup trop, et assez pour que ses détracteurs parlent au pluriel “des écrits” de M. Veinstein, comme s’il n’avait fait que cela. En avril 1995, sur deux pages de la revue l’Histoire, dans un dossier consacré tout entier aux événements de 1915, il a en effet accepté de présenter le point de vue d’un “ottomanisant”, sachant que son article serait suivi d’une contribution d’Yves Ternon réaffirmant avec énergie qu’il y a bien eu, en 1915, crime de génocide sur le peuple arménien, commis sur ordre du Comité Union et Progrès alors au pouvoir à Istanbul.

Cela suffit-il à faire de M. Veinstein le négateur du génocide arménien ? La cause ne devrait pas avoir à être plaidée : il suffit de lire sa contribution pour voir qu’elle contient ni négation du drame ni remise en cause de son ampleur. Or, il est l’objet d’une violente campagne de dénigrement, fondée fort peu sur ce qu’il a dit et surtout sur les intentions qu’on lui prête : ne le voilà-t-il pas suspecté d’être « arrosé de subventions » par le gouvernement turc, par madame Coquio [enseignante de littérature, qui ne fréquente pas les archives et ne connaît rien à l’histoire ottomane], qui a toutefois l’honnêteté d’avertir qu’“aucune pièce n’atteste que les turcologues français jouissent de ces faveurs” ? Accusé d’avoir dirigé un livre sur les Ottomans et la Mort où il n’est pas question du sort des Arméniens ? On me pardonnera de penser qu’il aurait été totalement déplacé de traiter d’événements dont le détail est insoutenable à côté des rituels funéraires des sultans et de la “mort”-extase des mystiques. »

 

Olivier Roy, « Le savoir, le droit et le sacré », Esprit, février 1999, p. 224 :

« Pour moi, cette campagne n’a de fonctionnalité que symbolique : elle marque un interdit, un espace du sacré. La vérité qu’elle défend n’est pas une vérité historique (car celle-ci a les moyens de se dire et de se défendre), c’est une vérité de foi. On ne punit ni une fraude, ni un mensonge, mais une transgression. Et c’est cela qui est dangereux, pour deux raisons : on remplace l’intelligence par la foi et on l’impose par un effet de “terreur”. Oh, il ne s’agit pas de violence physique, mais de celle qui permet d’ériger un tabou, ce à quoi on ne touche pas. Car il y a de la violence dans cette campagne (dont ne voit d’ailleurs que l’aspect public et écrit : mais il y a les coups de téléphone, les affirmations qui ne peuvent être démenties ou commentées parce que jamais publiées, etc.) »

 

Pierre Vidal-Naquet, « Sur le négationnisme imaginaire de Gilles Veinstein », Le Monde, 3 février 1999 :

« Or tout a été fait [par les nationalistes arméniens], après la définition de la chaire d’histoire turque et ottomane au Collège de France, pour disqualifier celui que l’on savait être le candidat. En vain a-t-on espéré que, une fois l’élection acquise, l’Institut désavouerait le Collège. Voici maintenant qu’on fait appel au pouvoir politique pour annuler une décision universitaire. Tout cela à coups d’injures et de calomnies.

La loi Gayssot, que j’ai toujours condamnée, avait au moins le mérite de combattre des négationnistes authentiques. Qu’elle ait eu des effets pervers a été démontré par l’affaire Garaudy. Un livre aussi nul que celui de ce vieux stalinien n’aurait eu, sans la loi Gayssot, aucun écho. On assiste aujourd’hui à un autre effet pervers, mais il s’agit, cette fois, d’un négationnisme imaginaire. »

 

Pierre Vidal-Naquet, « Réponse à Yves Ternon », Le Monde, 3 décembre 1999 :

« La solidarité communautaire, le poids de la mémoire n'autorisent pas l'emploi d'arguments qui, à la limite, détruisent la cause qu’ils prétendent servir. »

 

« Arméniens », Le Monde, 5 décembre 1999 :

« La leçon inaugurale de Gilles Veinstein au Collège de France a été troublée, vendredi 3 décembre, par des militants du Comité du 24 avril 1915, “regroupement des associations arméniennes de France” pour la “commémoration du génocide”. Dans un tract distribué à l’entrée du Collège, ceux-ci ont reproché au spécialiste de l’histoire de l’Empire ottoman de persister “à cultiver le doute en prétendant qu’on ne dispose pas de preuve suffisante de la décision gouvernementale de l’extermination du peuple arménien”. Le mathématicien et historien [sic] de l’Arménie Claude Mutafian [qui considère comme une source sérieuse l’agent fasciste Paul du Véou, obsédé par les théories du « complot judéo-maçonnique » derrière le Comité Union et progrès et le kémalisme] a tenté de lire à la tribune une déclaration contestant la validité de l’élection de M. Veinstein (voir “Le Monde des livres”, dans Le Monde du 3 décembre). »

 

Site (fermé depuis) du Comité de défense de la cause arménienne (affilié à la Fédération révolutionnaire arménienne, parti national-socialiste), mai 2000 :

« En 1998, Gilles Veinstein est élu au Collège de France à la Chaire de Turcologie […]

Ce dernier est venu donner un cours à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence le 12 mai 2000. Le CDCA était là pour l’accueillir !

A l’initiative du Comité de Défense de la Cause Arménienne Marseille Provence et du Nor Seround (Nouvelle Génération Arménienne), un cours de Gilles Veinstein a été perturbé par une trentaine de personnes. Gilles Veinstein qui refuse de reconnaître le Génocide du peuple arménien de 1915 et qui minimise les chiffres des victimes devait donner un cours à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (M.M.S.H.) le 12 mai dernier. Quelques minutes après le début du cours, 2 membres du CDCA Marseille Provence se sont levés pour distribuer un document de 5 pages expliquant "l’affaire Veinstein". Le service de sécurité de l’Université a tenté de maîtriser énergiquement et d’exclure ces 2 personnes, mais c’était sans compter sur les autres arméniens présents. Un brouhaha a suivi où Gilles Veinstein a été apostrophé. Il a préféré quitter la salle ne souhaitant pas s’expliquer sur sa position. Une rapide entrevue avec les responsables de la MMSH présents a débouché sur l’annulation du cours de Gilles Veinstein ainsi que son départ de l’enceinte universitaire. »

 

« L’actualité à Marseille — Veinsein persiste mais en vain », Haïastan, juin 2000, p. 10 :

« Vendredi 12 mai 2000, la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence accueillait M. Gilles Veinstein, professeur [d’histoire ottomane] au Collège de France, pour un cours sur “Sultanat et califat dans l’Empire ottoman” [aucun rapport avec la question de 1915, donc]. Dans l’assistance, sont présents des historiens, chercheurs et étudiants, mais aussi, pour son tiers des Arméniens.

Le CDCA Marseille, la FRA Nor Seround [organisation de jeunesse de la FRA] sont présents, dispatchés discrètement dans la salle et sont fermes et unanimes : M. Gilles Veinstein ne fera pas son cours. Il est inconcevable [sic !] de laisser un homme faire à travers un cours la propagande politique d’un empire signataire de l’extermination du peuple arménien en 1915.

Ce négationniste du génocide arménien refusait par ses écrits [sic : un seul article] parus dans la revue L’Histoire d’avril 1995 l’emploi du terme “génocide”. Il reste perplexe quant à l’exactitude du chiffre des victimes arméniennes, revendique la reconnaissance des “victimes oubliées” (les victimes turques) [notons au passage le mépris exprimé par les guillemets] et discute “l’implication du gouvernement turc de l’époque”. Par conséquent, il remet en cause la crédibilité des nombreuses preuves apportées, entre autre [sic : faute d’orthographe maintenue ici]  le télégramme de Talat Pacha qui stipule l’extermination totale du peuple arménien au sein de l’Empire ottoman.

[…]

À la question “Monsieur Veinstein, quel est votre prix ?”, accompagnée d’une pluie de pièces de cinq centimes, l’orateur se cacha dans une autre pièce. »

 

Norman Stone (professeur d’histoire à l’université d’Oxford, puis à l’université Bilkent), « Armenia and Turkey », Times Literary Supplement, 15 octobre 2004 : 

« Le très court essai de Veinstein dans L’Histoire d’avril 1995 est un résumé admirablement impartial du débat et de son objet. »

 

Philippe-Jean Catinchi, « Gilles Veinstein, historien, spécialiste de l’Empire ottoman », Le Monde, 12 février 2013 :

« On n’imaginait pas qu’une œuvre si solide pâtisse d’un discrédit médiatique. C’est cependant ce qu’il advint lorsque Veinstein fut pressenti pour le Collège de France. Exhumant l’article d’un dossier consacré trois ans auparavant au "massacre des Arméniens" dans la revue L’Histoire (avril 1995), d’aucuns s’indignèrent que, sans nier le crime de masse de 1915, le savant refuse de le qualifier de "génocide", jugeant que la préméditation et la planification des massacres par l’autorité ottomane ne sont pas irréfutablement établies. Sans doute Veinstein paya-t-il là son soutien à l’historien Bernard Lewis, qui avait, en 1993, évoqué dans Le Monde une "version arménienne" de cette tragédie…

Quoi qu’il en soit, le moment de la consécration fut terni par cet affrontement polémique – même si nombre d’historiens, tant orientalistes (Robert Mantran, Louis Bazin, Maxime Rodinson) que pourfendeurs du négationnisme (Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet), soutinrent publiquement le nouvel élu, qui resta blessé par le score étriqué de sa cooptation (18 oui, 15 non et 2 blancs).

Au Collège comme à l’EHESS, Veinstein manifeste la même volonté d’éclairer la complexité des héritages et des événements contemporains. Mais rien n’y fait. La blessure de 1998 ne se referme pas et le laisse, assurent ses proches, physiquement affecté. »

 

Remarquons ici que des universitaires non juifs, tels que Robert Mantran, Louis Bazin, Paul Dumont, Marc Ferro, Xavier de Planhol, Odile Moreau, etc., qui ont défendu des thèses similaires à celles de Gilles Veinstein (et, dans le cas, notamment, de Xavier de Planhol et a fortiori Marc Ferro, sur un ton bien plus ferme) n’ont jamais eu à subir la même hystérie haineuse que Gilles Veinstein et Bernard Lewis, ou plus tard que Pierre Nora, lesquels se trouvent, eux, être juifs. De la même manière, Robert Badinter a subi, en plus d’attaques explicitement antisémites, un déferlement de haine qui n’a jamais atteint un tel degré pour d’autres adversaires (non juifs) des projets de censure légale sur la question de 1915, par exemple Josselin de Rohan (bien plus véhément, pourtant…), Françoise Chandernagor, Guy Carcassonne, Michel Diefenbacher, Gwendal Rouillard, Bariza Khiari, Gaëtan Gorce, Jean-Jacques Hyest, etc.

 

Lire aussi, sur le terrorisme intellectuel de la FRA et d’autres nationalistes arméniens :

L’affaire Bernard Lewis (1993-1995)

Le terrorisme arménien (physique et intellectuel) envers des historiens, des magistrats, des parlementaires et de simples militants associatifs

Le terroriste d’extrême droite Franck « Mourad » Papazian s’en prend à TF1 ; deux de ses lecteurs appellent au meurtre ; un seul commentaire est effacé

Un nostalgique de l’ASALA menace de mort des journalistes français

Les violences commises par des manifestants arméniens à Paris et Los Angeles (juillet 2020)

 

Sur les indignations sélectives des nationalistes arméniens et de leurs perroquets :

Les massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens (1914-1918)

Le « négationnisme » d’Yves Ternon et Pierre Tévanian

Turcs, Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français

1917-1918 : la troisième vague de massacres de musulmans anatoliens par les nationalistes arméniens

Nationalisme arménien et nationalisme assyrien : insurrections et massacres de civils musulmans

 

Sur les Arméniens ottomans durant la Première Guerre mondiale :

1914-1915 : la mobilisation du nationalisme arménien au service de l’expansionnisme russe

La nature contre-insurrectionnelle du déplacement forcé d’Arméniens ottomans en 1915

Talat Pacha et les Arméniens

Le grand vizir Sait Halim Pacha et les Arméniens

Hamit (Kapancı) Bey et les Arméniens

Le rôle des Arméniens loyalistes dans l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale

Le loyalisme constant de Manuk Azaryan envers les Turcs

Artin Boşgezenyan : un Jeune-Turc à la Chambre des députés ottomane

Florilège des manipulations de sources dont s’est rendu coupable Taner Akçam

 

Sur l’historiographie nationaliste arménienne en France :

Le soutien d’Arthur Beylerian à la thèse du « complot judéo-maçonnico-dönme » derrière le Comité Union et progrès

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

L’antijudéomaçonnisme de Jean Naslian, référence du nationalisme arménien contemporain

L’approbation du terrorisme par les polygraphes de la cause arménienne

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