Robert de Caix
Journaliste de profession, rédacteur au Journal
des Débats et rédacteur en chef de L’Asie
française (voir ci-dessous) pendant les premières années, Robert de Caix
(1869-1970) est une éminence grise du ministère français des Affaires
étrangères jusqu’en 1919 ; il théorise la domination française au Liban et
en Syrie au lendemain de la Première Guerre mondiale, avant de devenir
secrétaire général du haut-commissariat de Beyrouth (1919-1923),
haut-commissaire par intérim (1923), puis représentant de la France à la
commission de la Société des nations chargée des territoires sous mandat
(1923-1938).
Robert de Caix, «
La question kurdo-arménienne », L’Asie
française, avril 1914, pp. 151-157 :
« La Revue de Paris du 15 avril
a publié une étude très intéressante de M. Zarzecki , qui vient d’être
pendant longtemps consul de France à Van, sur la question kurdo -arménienne.
Comme l’indique ce titre, l’auteur estime qu’il ne faut pas s’occuper exclusivement
de l’élément arménien lorsque l’on se préoccupe de donner des réformes à l’Arménie
[terme utilisé abusivement pour désigner
tout ou partie de l’Anatolie orientale]. “Le seul fait, dit-il, de parler
constamment de la ‘question arménienne’, des ‘réformes arméniennes’, comme la
presse arménophile le fait à tout propos sans y adjoindre le mot ‘Kurde’ ,
blesse ceux-ci profondément dans leur amour-propre national et religieux, leur
fait croire que ces réformes ont pour unique but de les subordonner aux
Arméniens et développe dans l’âme kurde contre les Arméniens les ferments de haine qu’Abdul Hamid y avait déposés.”
[…] Et M. Zarzecki nous signale l’opposition
que les réformes rencontreront chez les privilégiés kurdes et les meneurs révolutionnaires
arméniens. Les uns et les autres sont, de manières différentes, bénéficiaires,
du désordre actuel. “L’application d’un plan de réformes, écrit M.
Zarzecki, se heurtera à deux grands obstacles : les beys kurdes et les chefs
des organisations révolutionnaires arméniennes.
Ces deux grands ennemis de l’instauration d’un régime d’ordre, de paix et de
concorde dans ces contrées agitées sont guidés par des intérêts purement
personnels. En effet, par l’application consciencieuse des réformes, le système
féodal serait petit à petit aboli et les beys et aghas kurdes ne pourraient
plus opprimer et exploiter les malheureux paysans vivant sous leur coupe. D’autre
part, ces mêmes réformes, en assurant à la
population arménienne la sécurité et la justice, enlèveraient aux chefs
révolutionnaires arméniens tout prétexte d’intervention ; ils perdraient ainsi
leur influence auprès d’elle et ne pourraient plus lui vendre des armes au
double de leur valeur ni lui extorquer de l’argent à tout propos et sous mille
prétextes. Or, comme les chefs révolutionnaires de cette contrée sont
pour la plupart des aventuriers, originaires généralement du Caucase,
incapables de vivre en dehors d’une agitation qui leur est profitable, ils
mettront tout en œuvre, aussi bien que les beys et aghas kurdes, pour faire
avorter les réformes.”
Il appartient donc aux
Puissances de sauver Arméniens et Kurdes d’eux-mêmes ou plutôt de ceux de leurs
compatriotes qui vivent de leurs maux […]
Comme on peut en juger maintenant, l’étude donnée à la Revue de Paris par un homme qui a vu présente un très grand intérêt.
Elle nous apporte des aperçus nouveaux sur la question arménienne. Elle la fait
de plus en plus sortir des déclamations humanitaires faciles qui opposent simplement
le peuple des agneaux arméniens aux hordes de loups kurdes. Les choses sont un peu
plus complexes. Mais cela ne veut pas dire que les Puissances doivent moins s’y
intéresser. Il s’agit avant tout de permettre le maintien de l’empire ottoman. Il
s’agit d’assurer une vie tolérable à plusieurs millions d’hommes et des
possibilités de durée et de développement à deux populations intéressantes.
Comme M. Zarzecki nous ne séparerons pas les Kurdes des Arméniens. Nous espérons
que les premiers se cultiveront et que les seconds sauront écouter ceux d’entre
eux qui préconisent une politique d’ordre et éliminer les agités qui les
compromettent à tous égards. C’est pour les Kurdes aussi bien que pour les
Arméniens que nous désirons voir introduire des réformes dans les vilayets de l’Arménie
orientale. Telle est la vue que nous avons toujours eue lorsque le Comité de l’Asie
Française a fondé sa section arménienne. Aussi enregistrons-nous avec plaisir l’avertissement de M. Zarzecki disant qu’il
ne faut pas parler simplement de réformes arméniennes. »
Lettre de Robert de Caix au général Julien
Dufieux, commandant la division d’Adana, 25 novembre 1920, Centre des archives
diplomatiques de Nantes, 1SL/1V/137 :
« Ceci veut dire qu’il ne peut pas être question de songer à une autonomie quelconque au profit des Arméniens. Vous rendriez notre situation impossible si vous laissiez espérer la moindre espérance d’une pareille solution aux Arméniens dans vos conversations avec eux. Ils me paraissent dépasser les autres Orientaux dans l’art de biaiser, dans le sens qui leur convient, les paroles qu’on leur a dites. Je n’ai jamais eu, pour ma part, jusqu’ici, une conversation avec un Arménien, même des hommes vivant en Europe comme TCHOBANIAN et NUBAR Pacha sans les avoir vu fausser, avec une mauvaise foi si parfaite que je me demande si elle n’est pas ingénue, le sens de mes paroles. C’est ainsi qu’il avait été formellement entendu à Aley avec M. Tchobanian et avec le Catholicos qu’il n’était pas question d’une autonomie arménienne, de forces arméniennes en Cilicie [la Légion arménienne ayant été dissoute à l’été 1920], et encore moins du débarquement du général Andranik. C’est seulement à la condition de ne rien soutenir de tout cela que M. Tchobanian a été autorisé par le général [Henri Gouraud, haut-commissaire à Beyrouth] à se rendre en Cilicie. Or, je vois qu’il vous a parlé de tout cela, dans l’espoir de vous embarquer, et sans doute le haut-commissariat avec vous. »
Hubert Lyautey
Général puis
maréchal à partir de 1921, membre de l’Académie française et mentor du général
Gouraud (cité ci-dessus), Hubert Lyautey (1854-1931) est résident général au Maroc de 1912
à 1925 et organisateur de l’exposition coloniale de 1931.
À M. Georges Leygues,
président du Conseil, 21 décembre 1920, Pierre Lyautey (éd.), Lyautey l’Africain. Textes et lettres du
maréchal Lyautey, Paris : Plon, volume IV, 1919-1925, 1957, p. 109 :
« Ce qu’il y a à en conclure [des
renseignements recueillis auprès de la famille royale marocaine et des grands
notables, économiques aussi bien que religieux], c’est qu’ici, au Maroc, la
révision du traité de Sèvres, la reconstitution au moins partielle de l’Empire
turc, l’entente avec Kémal, lieutenant du sultan de Stamboul, sur l’initiative
et sous l’égide de la France, seraient accueillies avec un véritable
soulagement, étaient même escomptées dès la nouvelle des événements grecs.
Il ne m’appartient pas d’intervenir dans quoi que ce soit de la politique
générale et, me limitant strictement à la mission qui m’est confiée, je me
garderai bien de toute incursion dans un domaine qui n’est pas de mon ressort.
En restant scrupuleusement dans les obligations de la charge que j’occupe, j’ai
le devoir de mettre le gouvernement au courant et de dire qu’au point de vue
exclusif du Maroc, la France retirerait un bénéfice formidable d’une entente
avec la Turquie, donnant à celle-ci les plus larges satisfactions. »
À M. Briand, ministre des
Affaires étrangères, 25 novembre 1921, ibid., p. 112 :
« Je ne saurais vous dire assez, en effet, quelle répercussion favorable avait eu ici [au Maroc] la nouvelle de cet accord [l’accord d’Ankara,
signé avec le gouvernement kémaliste, prévoyant l’évacuation d’Adana et honni
comme tel par les nationalistes arméniens].
Elle s’est répandu rapidement par tout le Maroc, comme je l’ai constaté
dans ma dernière tournée auprès des notables de toutes régions et apporte un
facteur et apporte un facteur des plus favorables pour le progrès de la
pacification et par suite pour l’allègement ultérieur de notre effort
militaire.
Le sultan ainsi que son entourage l’a apprécié si hautement qu’il m’a
demandé de lui en parler dans mon allocution du Mouloud, pour avoir ainsi l’occasion
d’y répondre, comme vous le verrez par des documents que je vous rapporte
par la valise.
Je crois utile de vous donner sans délai cette information qui, en
considération des intérêts spéciaux de la France dans l’Afrique du nord ne peut
pas être négligeable à l’occasion des débats que pourrait soulever cet accord. »
Le président Mustapha Kémal au maréchal Lyautey,
25 décembre 1921, ibid., p. 113 :
« Sur ma prière, Mme Berthe Georges-Gaulis a bien voulu ajouter une nouvelle preuve d’amitié à tant d’autres, en se chargeant de vous faire parvenir ces quelques lignes. Je profite donc de cette occasion pour vous exprimer ma profonde reconnaissance pour la sympathie que vous avez bien voulu nous témoigner dans notre lutte pour l’Indépendance. La France n’a pas déçu les espoirs que nous avions en elle, et par la voix de ses chefs les plus autorisés, elle a su nous réconforter par d’affectueuses paroles aux moments difficiles que nous avons vécus. Parmi ceux qui, dans une claire vision des intérêts supérieurs de la France et de la situation particulière qu’elle occupe en Méditerranée, se sont déclarés pour le maintien de la politique traditionnelle de la France au Proche-Orient, Votre Excellence figure au premier rang, et, nul doute, Votre haute intervention a fait pencher la balance dans ce sens. Nous sommes heureux de voir que les efforts déployés, de part et d’autres, ont porté leurs fruits sous la forme de la conclusion de l’Accord d’Angora, et nous fondons de grands espoirs sur cet instrument, qui ne manquera pas d’exercer le plus heureux effet sur les liens d’amitié séculaires entre les deux peuples, qui viennent d’être rétablis dans un si large esprit de cordialité. »
Le Comité de l’Asie française et le Comité Dupleix
Le Comité de l’Asie française est fondé en 1901, sous la présidence du
sénateur Eugène Étienne (1844-1921, centre gauche), « le pape
du parti colonial ». Centré sur l’Extrême-Orient à l’origine, il commence
à s’intéresser au Proche-Orient à partir de 1909. Plus généraliste et plus
marqué à droite, le Comité Dupleix est créé dès 1894.
Henri Froidevaux, « Le
projet de traité avec la Turquie et la France », L’Asie française, mai 1920, pp. 144-145 :
« Tel est, en particulier, le cas pour les avantages consentis à la Grèce
par les alliés. On sait déjà quels ils sont ; il convient cependant d’y revenir
pour en signaler le très réel danger. Autant il est naturel de donner à la Grèce des îles de la mer de l’Archipel
dont la population est indiscutablement grecque, autant il est peu juste de
leur consentir les annexions continentales que stipule le traité. Voici la Turquie
d’Europe à l’Ouest des lignes de Tchataldja ; comment peut-on en légitimer l’attribution
au royaume de Grèce ? Sur le principe des nationalités ? Nullement, car le pays
n’est pas grec, ou, du moins, il ne l’est qu’en minorité, et même les statistiques les plus truquées ne parviendront
jamais à empêcher qu’en 1920 les campagnes de la région d’Andrinople ne soient
beaucoup plus turques qu’autre chose. Serait-ce donc sur la très faible participation
des Grecs à la guerre que vont s’appuyer les rédacteurs du traité ? Bien peu
défendable est leur thèse, et je croirais volontiers que l’habileté de M.
Venizelos constitue en réalité le seul fait qui ait déterminé les alliés à attribuer
à la Grèce, dans la Turquie d’Europe, une si belle part.
Qu’est toutefois cette concession à côté de celle que les alliés ont consentie
aux Grecs en Anatolie ? Sous une forme détournée, et plus ou moins dissimulée, les
puissances de l’Entente donnent au royaume de Grèce, Smyrne et sa banlieue, ou
plutôt une très grosse banlieue dont les termes très vagues du Résumé officiel
(“un territoire adjoint”) (1) ne permettent pas de se faire une idée exacte ; attendons,
pour la déterminer, la publication de la carte jointe au Traité. Mais n’attendons
pas jusqu’alors pour constater qu’en Asie comme en Europe, les acquisitions
helléniques motivent de très sérieuses réserves. En Asie Mineure, en effet, une
très étroite bande côtière est seule grecque, avec deux ou trois presqu’îles
dont la plus importante est celle de Vourlou. Peut-être la ville même de Smyrne
est-elle grecque en grande partie, mais toute la campagne située en arrière est
turque… Que devient, dès lors, en Anatolie, ce fameux principe des
nationalités, devant lequel on nous invite, d’autre part, à nous incliner ? »
Henri Froidevaux, « Au
lendemain de la signature du traité de Sèvres », L’Asie française, juillet-août 1920, p. 213 :
« Que va devenir cette Arménie, sur laquelle personne ne veut accepter
le mandat et qui, telle que l’a conçue le traité de paix, semble vraiment
incapable de vivre une vie propre ? […] Dans tous les cas, une chose est
certaine : on doit s’attendre, et dans un avenir relativement proche, à de
sérieuses modifications de la géographie politique dans les parties nord-orientales de l’ancien
Empire turc. »
Henri Froideveaux, « Vers la
révision du traité de Sèvres », L’Asie
française, décembre 1920, p. 394 :
« Qui reste-t-il donc, à l’heure actuelle, pour préconiser le maintien
du traité de Sèvres ? Le roi Constantin? Celui-ci déclare en effet, dans le message
qu’il vient d’adresser à son peuple à l’occasion de son retour, devoir “poursuivre
à l’extérieur l’achèvement de la reconstruction nationale en s’appuyant sur son
héroïque armée”, et devoir “suivre dans sa politique étrangère l’orientation ,séculaire
depuis la renaissance nationale et même avant la fondation du royaume, cette
politique qui répond aux sentiments et aux intérêts de la nation”, mais les
Alliés doivent-ils se soucier de l’avis de Constantin ? —- Restent donc
les Anglais. Que ceux-ci méditent deux des principales clauses de l’accord
conclu entre la Russie des soviets et les nationalistes turcs! Les voici : “La Russie
et la Turquie joindront leurs efforts et leurs ressources pour libérer du joug
étranger des pays musulmans tels que l’Inde, l’Algérie, l’Égypte, le Maroc et
Tunis, et pour garantir leur indépendance, — la Russie reconnaît l’indépendance
de tous les États mahométans et garantit leur intégrité territoriale”. Est-ce
pour obtenir ce beau résultat que l’Angleterre persiste à tenir pour intangible
la paix du 10 août 1920, qu’elle gêne moralement la France, fidèle à ses
alliances, dans ses initiatives vis-à-vis des nationalistes turcs ? Ne vaut-il pas mieux renoncer à soutenir
les Grecs, qui ne témoignent aux Alliés que du mépris ? Révoquer les
mandats, obtenus naguère par M. Venizelos, en vertu desquels les troupes helléniques
occupent certaines positions importantes en Thrace orientale et en Asie mineure
? Réviser franchement un traité qui, en réalité, ne peut satisfaire personne, ou
à peu près personne, sinon nos ennemis d’hier, et de toujours ?... Avant même l’élaboration
définitive du traité de Sèvres, les Italiens ont été convaincus qu’il n’était
pas viable : nous en avons été persuadés également de très bonne heure. Les
Anglais ne sauraient, quant à eux, fermer les yeux à la leçon la plus
éloquente, à celle des faits, c’est-à-dire à celle qui présente le plus de
poids à leurs yeux. Si, par grand hasard, ils se refusent à le faire, s’ils
nient l’évidence même, reprenons une fois encore, très amicalement, mais très
franchement, notre liberté d’action et agissons vis-à-vis des Turcs comme le
commande impérieusement l’intérêt bien entendu de la France. »
« Une manifestation en
faveur de la Turquie », Échos de l’Islam, 1er février 1921, p. 2 :
« Le
Comité Dupleix, au sein duquel nous comprenons un grand nombre d’amis, vient de
faire afficher sur les murs de Paris des milliers d’affiches dont nous sommes
heureux de reproduire le texte ci-dessous.
Pour avoir la
paix en Orient
LE TRAITÉ DE SÈVRES
NE DOIT PAS ÊTRE RATIFIÉ
Le traité de
Sèvres installe en Orient une guerre interminable et il dépouille la France.
Le traité de
Sèvres installe la guerre en Orient parce qu’il traite les Turcs avec une
sévérité excessive, qui contraste avec la mansuétude et les égards que l’on a
prodigués aux Allemands.
Pourquoi traiter
plus mal la Turquie que l’Allemagne, la grande coupable de la guerre ?
Le traité de
Sèvres dépouille la France. Il est la négation de mille ans de notre histoire.
[…]
D’autre part —
les événements récents le démontrent —, ce traité de Sèvres fut une erreur et
il est impossible à appliquer.
Le bon moyen de
faire la paix en Orient, c’est d’examiner les revendications turques et de
soutenir celles qui sont légitimes. »
Maurice Honoré (voix officieuse des milieux
coloniaux), « La
France en Orient. L’accord franco-turc », La Nouvelle Revue, 15 décembre 1921, p. 328 (article réimprimé par le
Comité Dupleix) :
« Enfin, on [les nationalistes
arméniens et leurs soutiens anglo-saxons] nous reproche de vouer au
massacre, par notre départ, les chrétiens de Cilicie mais c’est le texte de Sèvres
lui-même, dicté par l’Angleterre, qui rend la Cilicie aux Turcs. L’accord d’Angora
garantit les droits des chrétiens, et des délégués français veillent à l’exécution
de cette clause ; la France a le souci de son honneur et du salut des
populations qui ont eu foi en elle. Si du sang chrétien coulait, les plus
grands coupables seraient ceux qui ont exaspéré l’Islam en traquant le
nationalisme turc, en laissant la Grèce débarquer à Smyrne, s’avancer en Asie Mineure,
et commettre d’innombrables cruautés ; le navire de guerre anglais qui
vient d’arriver devant Mersine aurait plus efficacement protégé les chrétiens
en empêchant les Grecs, en mai et juin,
de brûler vifs les femmes et les enfants turcs d’Yalova et d’Ismidt,
préalablement arrosés de pétrole. »
Maurice Honoré, « Vers la fin
du conflit oriental ? », La Nouvelle
Revue, 15 juillet 1922, pp. 111-112 et 117 (article également réimprimé par
le Comité Dupleix) :
« Les sujets grecs de la Turquie vivaient tranquilles sous l’autorité du sultan, qui les laissait gouverner par le patriarcat œcuménique peuple de commerçants et de gens d’affaires, ils s’enrichissaient librement et ne demandaient rien de plus. Un rêve de folle grandeur est soudain venu les griser la Grande Idée, “Megali Hellas”, s’est emparée d’eux, sous l’inspiration de M. Venizelos, dont les statistiques classent comme terre “irredenta” tout pays, toute ville où se trouvent des habitants grecs, et qui veut accroître l’État hellène jusqu’à l’hypertrophie mortelle.
Pour la réalisation de ce rêve extravagant, l’armée grecque a été mise au
service de la politique britannique ; celle-ci a non seulement fourni des
armements, mais facilité des violations de neutralité, toléré des atrocités,
des stupres sans nombre ; si l’on ose démentir, nous préciserons. Après
des alternatives de succès et de revers, cette armée maniée de Londres a subi
un grave échec sur la Sakharia, l’été dernier, alors que son objectif proclamé
était la prise d’Angora. […]
On a fait beaucoup de bruit au sujet d’atrocités que les Turcs auraient
commises, et le gouvernement anglais a proposé une enquête sur ce point ;
la France a fort sagement demandé que l’enquête fût symétrique et portât aussi sur
les faits analogues imputés aux Grecs. On a reproché aux Turcs, notamment, les
exécutions de la région du Pont ; il faut savoir que, les Grecs de cette
région, sujets ottomans, ayant à l’instigation d’Athènes tenté de fonder un
Etat indépendant, les principaux coupables furent pendus ; sir Roger Casement,
pendu, et ses complices, fusillés, n’en avaient pas fait davantage en Irlande,
en 1916. […]
Malgré cela, le 20 avril dernier, à l’insu des Turcs, les Italiens
évacuèrent la région, qui fut aussitôt occupée par les Grecs cela n’était
possible que si ceux-ci avaient été avisés plusieurs jours à l’avance les Grecs marquèrent leur arrivée par des
incendies. »
Saint-Brice
De son vrai nom
Louis de Saint-Victor de Saint-Blancard (1878-1952), le journaliste Saint-Brice
était responsable de la politique étrangère au quotidien à fort tirage Le Journal, tout en étant l’un des
principaux rédacteurs de la Correspondance
d’Orient (bulletin des milieux coloniaux intéressés au Proche- et
Moyen-Orient) et un contributeur occasionnel de la Revue universelle.
Saint-Brice, « L’éternelle
Turquie », Correspondance d’Orient,
30 octobre 1919, pp. 241-247 :
« On ne viole pas impunément les principes les plus élémentaires de la
logique. Josué avait arrêté la marche du soleil pendant quelques heures. Les
Alliés ont eu la prétention de suspendre le cours des événements pendant des semaines
et des mois, de cristalliser la situation au point de rupture, à la minute même
de l’armistice. Ils ont fait fi de tous les enseignements du passé. Les hommes
qui ont soulevé le monde aux cris du droit des peuples et des nationalités se
sont flattés de malaxer les nations à leur fantaisie, d’interpréter les
nouveaux dogmes au seul gré de leurs caprices. N’ont-ils point poussé la
fatuité jusqu’à imaginer que le l’eu des passions allumé par eux se
disciplinerait au rythme de leur impuissance? La force souveraine qui préside
aux destinées de l’univers, appelez-la Destin ou Providence, prend une cruelle
revanche. Au souffle des réalités, les idéologies chimériques s’écroulent comme
des châteaux de caries et l’irrésistible puissance des faits déjoue les calculs
sournois. […]
La France, elle, ne
devait pas hésiter, semble-t-il. Pour elle, la leçon du passé parlait nettement
on faveur du maintien de l’intégrité ottomane et de la reprise des liens noués
par François Ier et Louis XIV. Malheureusement, les hommes chargés de nos
intérêts étaient foncièrement anti-traditionnalistes. Les fautes qui nous
coûtèrent jadis l’Egypte allaient se renouveler. […]
Et pourtant, il faudra bien se décider à regarder les réalités en face. Il
y a actuellement en Asie Mineure une armée que Mustapha Kemal prétend porter à 300 000
hommes. Une soixantaine de mille Kurdes sont à l’instruction. Vingt mille
gendarmes poursuivent activement Je recrutement. Les restes de la guerre
fournissent un abondant matériel. Les Turcs sont des soldats et ils ont appris
la guerre. Qui se chargera de briser leur nouvel effort ? Où sont les énergies
combattives? Où sont les armées ? Je mets au défi un seul des gouvernements
européens de lever actuellement un corps pour recommencer à détruire la
Turquie.
Alors faudra-t-il se décider
à laisser vivre la Turquie ? Ce n’est pas certes nous qui y objecterions, à condition que l’on prenne quelques
précautions indispensables et surtout que l’on ne mette pas de l’huile à côté
du feu. Le grand danger à l’heure actuelle n’est pas que les puissances
reviennent à l’idée de rayer de la carte, d’un trait de plume, les quinze millions
d’Ottomans. Le péril est que les Augures croient possible de maintenir à la
fois la Turquie et les occupations déjà réalisées en Asie Mineure. Nous n’hésitons
pas à déclarer que ce projet serait insensé. Une Turquie, même réduite, ne peut pas vivre sans Smyrne. Placer côte
à côte des Italiens, des Grecs et des Turcs, c’est provoquer comme à plaisir le
renouvellement des fantaisies balkaniques qui ont troublé le monde un siècle
durant. C’est sacrifier délibérément la seule chance peut-être qu’il y ait d’établir
un peu de calme en Orient. La conférence aura-t-elle l’énergie d’inviter les
Italiens à renoncer à Adalia et les Grecs à évacuer Smyrne? Nous l’en défions
bien. La question d’Orient ne relève déjà plus de la diplomatie. »
Saint-Brice, « Les clauses
essentielles du traité turc », Le
Journal, 10 mai 1920, p. 1 :
« Après l’expérience du traité de Versailles, on ne doit pas attendre
qu’il soit trop tard pour refaire le traité turc. »
Saint-Brice, « La révision de la
liquidation orientale », Correspondance
d’Orient, 30 juin 1920, p. 531 :
« Comme l’a très justement fait remarquer M. Bernus, correspondant
parisien du Journal de Genève, il
serait absurde de reconnaître dans un cas particulier la nécessité de ménager
les susceptibilités ottomanes et de provoquer de gaîté de cœur un conflit
général en maintenant un projet de règlement absolument inacceptable.
Allons-nous par exemple ouvrir la conquête de l’Arménie [Anatolie orientale] alors que nous venons de reconnaître l’inefficacité
et les dangers de la manière violente [par
un armistice avec les kémalistes] en Cilicie [région d’Adana] ? »
Saint-Brice, « La vraie question d’Orient,
c’est la question des Détroits », Le
Journal, 17 septembre 1922, p. 1 :
« La sagesse commande donc de ramener la Turquie en Europe et de discipliner
par le frein de la civilisation les forces qui viennent de s’affirmer. La chose
est parfaitement possible. Les chefs du
mouvement d’Angora ont une conception très nette des possibilités politiques.
Leur programme n’a rien de déraisonnable. Il prévoit simplement les mesures
indispensables pour assurer l’indépendance réelle de Constantinople, capitale ottomane.
Indépendance du côté de la terre, par une
zone de couverture suffisante, d’autant aisée à réaliser que la Thrace a une
population en grande majorité turque. Indépendance du côté de la mer, par une
véritable liberté des Détroits, c’est-à-dire une liberté réservée exclusivement
aux honnêtes gens. »
Saint-Brice, « Tout craque », Correspondance d’Orient, 15 septembre
1922, p. 514 :
« Non content d’avoir exalté les, Grecs dans son discours du 5 août,
le chef du gouvernement anglais a adressé à Paris, le 19, une note qui laissait
entrevoir l’intention bien arrêtée de remettre en question l’évacuation de
Smyrne. En même temps, on refusait à Londres de recevoir le ‘ministre de l’Intérieur
du gouvernement d’Angora, Fethy bey, venu en mission de conciliation. Les Turcs
ont compris et ont essayé de profiter des derniers beaux jours pour montrer aux
Anglais qu’il faut encore compter avec eux.
La, démonstration a été facile. Une offensive vigoureuse a enfoncé le front
grec aux points les plus sensibles. En trois jours, du 26 au 29 août, les
Kémalistes ont enlevé Afioum-Kara-Hissar, la plaque tournante de tout le
système de communication du front grec. En deux semaines ils ont atteint
Smyrne.
La preuve est faite de l’impossibilité pour les Grecs de garder une tête de
pont en Asie Mineure. La plus grande partie de l’opinion britannique l’a
compris. Si M. Lloyd George se décide à entendre raison, le règlement oriental
pourra en être avancé plus que par tous les échanges de notes qui cherchaient à
saboter la Conférence de Venise plus qu’à en hâter la réunion. La France et l’Italie
sont décidées depuis longtemps à accepter les conditions indispensables du
rétablissement de la paix en Orient. Que l’on se hâte à Londres d’écarter les
conseillers néfastes qui ont soulevé contre l’Angleterre toutes les forces de l’Islam
et sont en train de refaire en Asie un bloc de soixante millions de Turcs. La Grande-Bretagne
devrait être la première à voir ce péril, si M. Lloyd George avait assez de
clairvoyance et de bonne foi. »
Saint-Brice, « La lutte
pour Constantinople », La Revue
universelle, 15 octobre 1922, p. 226 :
« Le canon est brutal, mais franc. Quinze jours d’opérations militaires
en Orient ont dissipé les équivoques accumulées par trois années de jongleries
diplomatiques. L’effondrement du camouflage de la mégalomanie grecque a
découvert les convoitises d’hégémonie britannique. Derrière l’exploitation des
aspirations nationales et des rivalités religieuses est apparu l’éternel
conflit de domination qui résume la question d’Orient : la lutte pour Constantinople,
clef des Détroits, trait d’union entre l’Orient et l’Occident. »
Lire aussi, sur les positions et sources françaises :
L’hostilité
de l’opinion française (presse, Parlement) au traité de Sèvres (Grande Arménie
incluse)
Turcs,
Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français
La
gauche française et la question turco-arménienne dans les années 1920
La
vision communiste du conflit turco-arménien (avant le tournant turcophobe
imposé par Staline)
Nationalisme
arménien et nationalisme assyrien : insurrections et massacres de civils
musulmans
Le
soutien public d’Henri Rollin (officier de renseignement) aux conclusions de
Pierre Loti
L’évolution
d’Émile Wetterlé sur la question arménienne et les Turcs
Maurice
Barrès : de l’antisémite arménophile au philosémite turcophile
La
crise arménienne de 1895 vue par la presse française
1895
: quand un terroriste arménien voulait assassiner le consul de France à Sivas
Sur la question de Cilicie :
La
conduite exécrable des légionnaires arméniens en 1918-1919
23
avril 1920 : la justice française condamne l’ex-archevêque Moucheg Séropian
pour terrorisme
Sur la question gréco-arménienne :
L’amiral
Charles Dumesnil et Raymond Poincaré sur les causes de l’incendie d’İzmir («
Smyrne »)
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